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À travers l’Inde en automobile/14

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MOORSHIDABAD, 24 MAI.


Le prince Muna, à la requête de Bougha, son tyran, a résolu de nous faire assister à une grande représentation théâtrale. Des courriers dépêchés en hâte à Calcutta doivent ramener certaines célébrités indigènes, pendant que les ouvriers s’occupent à monter la scène dans une des immenses pièces du palais. Les décors sont d’une naïveté enfantine et leurs dessins rappellent certaines caricatures, toutes de traits ; les indigènes n’ayant aucune idée des proportions et des plans.

La représentation commence à dix heures du soir pour se terminer à quatre heures du matin. C’est une réjouissance générale. Tous les familiers du Nabab, ses fils, ses serviteurs, les gens de Moorshidabad se pressent et s’entassent dans la salle. Nous avons pris place au premier rang avec le Muna Saheb et ses frères, qui ont revêtu, pour la circonstance, des habits éblouissants et des joyaux superbes. Bougha s’est faufilé dans les coulisses, sa voix fraîche et caressante presse les acteurs, donne des ordres et ajoute à la confusion qui règne derrière la scène. Un parasol de drap d’or, emblème de la souveraineté, s’agite au-dessus de la tête des princes, de nombreux éventails, dont la hampe repose sur le sol, incessamment balancés par des coolies en turban écarlate, rafraîchissent l’air brûlant.

Des serviteurs se trouvent assis à nos pieds et nous présentent de temps à autre des sorbets et du « pan », feuilles de bétel remplies de chaux et de clous de girofle.

Lorsque les princes aperçoivent dans l’assemblée quelqu’un auquel ils veuillent témoigner leur bienveillance, ils lui envoient par un « boy » un de ces petits paquets de « pan », c’est un va et vient continuel qui ne trouble aucunement les artistes. La pièce représentée s’appelle « Laïli et Manjou », une sorte de Paul et Virginie indou, qui compte parmi les œuvres littéraires les plus appréciées de l’Indoustan. Tous les rôles de femme sont tenus par de jeunes garçons remarquablement grimés.

Les situations, les attitudes, sont celles de la vie courante ; ils jouent avec un réalisme étonnant et, dans certains actes, des amateurs prennent part à la représentation, remplissant les fonctions qui leur échoient habituellement en dehors du théâtre.

Un chœur de pêcheurs, invoquant par un chant sacré Bhagirat, le père des eaux est entièrement composé de bateliers, dont les voix sonores s’élèvent chaque soir sur la rivière Baghirati dans la même prière ; le fakir, qui représente Manjou séparée de Laïli, parcourant le monde à sa recherche, n’est autre qu’un pieux solitaire, auquel l’appât de quelques roupies a fait quitter son ermitage ; chacun de ces acteurs apporte à la scène ses habitudes personnelles, ses gestes, ses jeux de physionomie ; si cela manque un peu d’unité, l’impression du réel, du vécu n’en est pas moins saisissante.

Le théâtre, chez les indigènes, n’est plus de la fiction, mais de la vie.

Le genre de la pièce n’a que deux variantes : la féerie ou la comédie religieuse, entremêlée de couplets, de simulacres de ballets ; le goût populaire préfère celle-ci à tout autre.

Pendant un entracte, les musiciens favoris des princes font leur apparition. Coiffés de turbans musulmans, ils ont l’air guerrier et promènent sur les spectateurs un fier regard, ils saluent très bas et s’accroupissent dans le rayon de lumière douteuse d’une lampe juive. L’accompagnateur, un grand diable robuste, débale un curieux instrument en bois représentant un paon, la queue déployée, qu’il tient comme un violoncelle. À ses côtés, un joueur de « tumboora » promène ses doigts nerveux sur une mandoline taillée dans l’écorce d’un fruit énorme, semblable aux grenades. La table, en racine de bambou, se continue par une canne de même bois fendue dans la moitié et qui dépasse de plusieurs coudées la tête de l’artiste. Un autre indigène s’absorbe dans la résonance monotone que produisent ses doigts rouges de henné, en frappant un tambour fermé aux extrémités par des peaux de chèvres. Le chanteur mime et comédien à la fois se place légèrement en avant de ses compagnons ; c’est lui l’attraction principale, le numéro sensationnel de la soirée. Un accompagnement violent, agité, tout de trilles, de gruppettos, d’arpèges, soutient sa voix nasillarde qui expose en une longue série de couplets la supériorité de la musique vocale sur l’instrument. Il chante à pleins poumons, soulignant les passages décisifs de jolis gestes narquois et distingués. Il en appelle aux princes et leur demande d’ordonner aux mandolinistes de jouer à leur tour pour mesurer l’excellence de leur profession. Des étoffes de soie brochées, vertes, pailles ou cerises, les enveloppent, des galons d’argent ou de cuivre brillent à leurs turbans, égayés de bouquets de soucis et de jasmins. Leurs vêtements sont un mélange unique de couleur, d’or et de crasse. Le rythme vigoureux des marches musulmanes succède aux ritournelles lentes et criardes dominées par un leit motive obtenu en touchant d’un seul doigt une corde spéciale. Les princes écoutent, en prenant des poses abandonnées, mais pleines de grâce, leurs pensées sont mélancoliques, leurs yeux se fixent parfois sur les portraits des aïeux qui ont combattu et régné au son de ces mêmes airs, et ils se demandent pourquoi l’Allah de leurs pères les a désertés.

Ils inclinent la tête en signe d’approbation, accordant un sourire et un « salam » aux artistes lorsqu’ils se retirent dignement, laissant le comédien maître absolu de la scène. Celui ci, avec toute la liberté d’un bouffon, interpelle les princes et leur expose le thème de la pantomime coupée de chants, à laquelle il va se livrer pour leur agrément. Joies, peines, amours, description de ses biens, de sa famille, voyages, il narre tout, par le geste et la mélodie, d’une façon saisissante de réalisme : Un soir d’orage, en temps de mousson, il se hâte au bord de la « Bhagerati » pour regagner Moorshidabad, le moindre bruit l’émotionne, et l’appel lugubre du chacal lui cause un indicible émoi, des éclairs luisent dans ses yeux, des fleuves coulent, dans l’ample mouvement de son bras, son corps frétille, s’allonge comme celui de la bête de proie. Sa respiration est haletante, la sueur ruisselle sur son visage, finalement il tombe à nos pieds, secoué d’un tremblement violent, anéanti, pâmé de frayeur.