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À travers l’Inde en automobile/37

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PESHAWER.


Aux environs de Peshawer, l’excursion de la « Kyber Pass » est classique. Ce défilé rocheux, long de 50 kilomètres, mène des Indes au cœur de l’Asie centrale à travers des territoires autonomes et le domaine du puissant Émir de l’Afghanistan. Ce chemin de caravane, si resserré qu’au sortir de l’Inde britannique deux chameaux n’y peuvent passer de front, serait la route possible de l’invasion russe. Attentivement jalouse de ses intérêts, l’Angleterre ne perd pas de vue cette éventualité contre laquelle elle se prémunit par un grand déploiement de forces européennes dans toutes les villes frontières, l’occupation des forts avancés dans la direction de Kaboul, enfin par de discrètes, mais décisives preuves d’affection données au Souverain Afghan. Une mission part ces jours-ci pour le Kaboul : nous avons eu le plaisir de rencontrer plusieurs de ses membres à Simla et ils avouent que ce n’est pas sans une certaine appréhension qu’ils vont affronter l’humeur capricieuse de ce musulman fanatique qui s’intitule « roi », auquel un Allemand, ex-ingénieur de Krupp, a organisé dans sa capitale de Kaboul, une artillerie des plus complètes et des plus perfectionnées. Placé comme un tampon entre l’avidité de deux races, l’Émir voit sans enthousiasme, les progrès de l’une et de l’autre, il refuse toute concession de voies ferrées à l’Angleterre, mais surtout à la Russie. Une curieuse prophétie jouit d’une popularité extrême parmi les Afghans et les Pathams. « Deux peuples viendront, dit le livre des « mullahs », l’un du Sud, l’autre du Nord, le pays tombera ; mais donne le sang de tes veines et ta soumission à celui qui montera vers toi des terres chaudes, odorantes du parfum des jasmins ». Aussi, en temps de guerre, l’Angleterre pourrait peut-être compter sur l’alliance de l’Émir, si le dicton hindoustani, belle image de la perfidie de ces races de frontière, ne l’avertissait « qu’il vaut mieux se confier à un serpent qu’à une femme, à une femme qu’à un Brahme, à un Brahme qu’à un Patham ».

Autrefois, des mesures de police très rigoureuses rendaient l’accès de la « Kyber » difficile aux étrangers n’étant point sujets britanniques ; actuellement, cette sévérité s’est, je crois, beaucoup adoucie, du moins nous n’en avons pas souffert. Au matin, nous quittons Peshawer, en automobile, emmenant avec nous le major R… K…, « le lord de la Kyber », commandant du fort de Jamrood, où il nous offre à déjeuner. La plaine de la rivière Kaboul s’arrondit en cercle, entre les remparts de Peshawer, les chaînes hymaléennes et les espaces pierreux qui chevauchent en ondulations dures et arides jusqu’au pied des premières arêtes de l’Indou-Kouch.

Des ruisselets artificiels apportent la fraîcheur et la fécondité au sol noir et plantureux qui déploie un tapis de moissons variées : l’orge, le seigle, les fourrés lancéolés de cannes à sucre, protégés des maraudeurs par des haies de cactus veinés et blessants.

Un large sentier de sable, plus doux au pas indolent des chameaux que le macadam, borde la route ; de beaux tamaris croissent dans la campagne, leurs robustes troncs se détachent sur la nudité des montagnes lointaines comme des colonnes de verdure frémissante.

Jamrood, ancienne citadelle Sik, affecte la forme d’un navire de guerre. Les officiers, au nombre de cinq, y mènent une vie légèrement monotone, malgré la proximité de Peshawer ; ceux qui ne sont pas de service peuvent aller jouer au polo, au tennis, mais ils doivent, avant le coucher du soleil, être rentrés dans le fort autour duquel grouille une population de bergers et de marchands afridis.

Dans la salle du « Mess », sommairement construite en bois, badigeonnée à la chaux, les murs étalent une profusion de dessins au crayon, au fusain, à l’huile, indiquant l’état d’esprit, et la capacité artistique des auteurs. Les uns ont copié un « cipaye », une caravane, des types grotesques ou connus de la garnison, d’autres ont imaginé des allégories oubliées, des caricatures de politiciens disparus, la plus soigneusement retouchée représente l’Empereur de Russie, Alexandre III, galopant à travers les montagnes et reçu à Jamrod par un soldat barbu, coiffé d’un turban, qui le transperce de sa lance et en le clouant à un arbre.

La « Kyber Pass » commence à Jamrood pour se terminer à Landikota. La route est bonne, de sol ferme, mais très escarpée, elle sinue entre des murailles de rochers schisteux gris et rougeâtres creusés de trous béants, où les indigènes se retirent l’hiver. Un officier, armé d’un énorme revolver, mesure de prudence, nous accompagne. Un silence morne, effrayant, que ne trouble même pas le cri des oiseaux de proie, plane sur les bas-fonds broussailleux, le chaos des collines argileuses que nous dominons. La pente s’accentue. Philippe avance péniblement, et le chauffeur demande de l’eau pour rafraîchir le moteur. Le lieutenant C… requiert par certains cris spéciaux les piquets de sentinelles qui gardent les sommets de la « Pass » ; ils dévalent lestement les talus desséchés, le fusil en bandoulière ; ils saluent, regardent avec stupéfaction la machine et disparaissent. Quelques instants après, nous les retrouvons entourés de femmes, d’enfants rieurs qui nous apportent de l’eau limpide dans des vases de terre poreuse et légère. En approchant de Landikota, nous passons sous des blocs carrés de terre jaune, perdus dans les nuages : des fortins, d’où la garnison indigène surveille les alentours. Dans ce décor grandiose, de bien douloureuses tragédies se jouent parfois et les pierres y sont encore humides du sang de cet infortuné Fletcher, le directeur des arsenaux de Kaboul. Il rentrait en Allemagne après sept ans de service chez l’Émir, comblé de présents et de libéralités de toutes sortes. Une nuit retentit un coup de feu lointain dans la plaine Afghane. Le lendemain, des chameliers apportèrent à Landikota un cadavre encore chaud ; celui de Fletcher, assassiné par le chef de son escorte. Les morts seuls ne révèlent pas de secrets, et l’Émir, tout penaud, contristé en apparence, s’est débarrassé ainsi de l’unique Européen qui connût les défenses de son État.

Son corps repose dans le cimetière anglais de Peshawer ; sur sa tombe à peine fermée, au printemps prochain, s’épanouira la mauve parure des violettes, qu’un Afridi taciturne viendra peut-être arracher furtivement, au clair de lune, pour insulter encore une fois à sa victime.