À travers l’Inde en automobile/38

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PESHAWER.


À l’occasion de l’anniversaire de naissance du roi Édouard VII, un grand « durbar »[1] doit avoir lieu ce matin. Le « chef commissionner » va recevoir tous les chefs tributaires de la région, pour qu’ils lui renouvellent l’assurance d’une loyauté que la crainte seule alimente et les serments d’une fidélité que ces « Khans » considèrent, simplement, comme de bonne politique.

Une tente immense a été dressée dans l’un de ces jardins musulmans de Peshawer, transformés, par le goût britannique, en un parc délicieux, dont les bosquets d’arbres feuillus, les allées ombreuses s’harmonisent merveilleusement avec les champs de roses et de violettes, dernier vestige du caprice des souverains déchus.

C’est un ruissellement de roses.

Des roses épanouies, des boutons entr’ouverts, des fleurs solitaires odorantes, baignées de soleil, des bouquets sur une mince tige que le poids de tant de beauté fait plier, des roses rouges, des roses pourpre, des roses éclatantes comme des rubis, des roses pâles, des roses foncées, des roses de velours grenat et surtout des roses violettes, tristes et parfumées comme des âmes douloureuses.

Seul, un poète ou un amoureux a pu composer ce parterre délicieux. Malheureusement, l’histoire ne dit pas le nom de celui qui voulut glorifier ainsi la fleur suave des poésies persanes et elle n’a pas consacré la mémoire de la femme, pour laquelle l’amour fit éclore cette floraison fastueuse et délicate, destinée à enivrer ses rares heures de liberté.

Quelques invités musulmans, séduits par la roseraie, restent obstinément assis sur leurs talons, tournés vers la profusion embaumante des roses ; l’un d’eux, d’un geste brusque, arrache une fleur qu’il place coquettement à son turban, au moment où l’on vient les prier d’entrer au « durbar ».

L’assemblée, bien que réduite, est imposante.

Le colonel D… et son état-major, en uniforme de gala, prennent place sur une estrade au fond de la tente ; en face de lui, les Khans des différentes tribus s’asseoient par ordre de préséance nobiliaire ; de chaque côté de l’estrade officielle se tiennent les officiers, la garnison, tous les membres de la société européenne de Peshawer et des environs. Après l’étiquette d’ouverture du Durbar, les chefs indigènes se lèvent et vont rendre hommage à la « Puissance suprême ».

Ils s’approchent, du colonel D…, portent la main au front et présentent dans un mouchoir, les plus modestes dans du papier, une roupie, que le « Chief commissionner » touche du bout des doigts : c’est la reconnaissance du tribut financier. Les officiers indous et musulmans des corps Siks, Dogras, appelés par leurs supérieurs anglais respectifs, tendent leur sabre : c’est le tribut militaire, le gage de leur loyauté.

Les uns empressés, obséquieux, saluent très bas, d’autres sont intimidés, les plus nombreux, méprisants, indifférents ; tous marchent superbement.

Parmi les Khans, il y a des vieillards aux yeux faux, à la longue barbe rousse de henné ; ils sont vêtus pauvrement et ne portent comme ornement qu’un couteau passé dans la ceinture. Des jeunes gens, plus modernes, arborent des bottines vernies, des vestes européennes et de longues redingotes de cuir fauve, fourrées de chèvre grise et soutachées de dessins en argent ou en soie.

Pendant le « speech » du colonel qui les traite rudement d’assassins, de filous, de sauvages, quelques-uns ricanent ; j’observe un vieux chef Sakahil, petit, maigre, ratatiné dans un fauteuil, dont les yeux, moitié clos, lancent des éclairs. Lorsque la voix froide du représentant britannique énumère les réformes qu’il faudra faire et les châtiments que le gouvernement infligera aux récalcitrants, il sourit. Le mépris de la mort donne à ces races, une supériorité incontestable sur les chrétiens, dont la « haine, dit le proverbe Patham, a, dans leur cœur, plus de racines qu’un manguier. »


  1. Réception des chefs indigènes par le Gouverneur.