À travers l’Inde en automobile/48

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JUNAGHAD, 20 DÉCEMBRE.


D’une des fenêtres de la villa que le Nabab met à la disposition de ses hôtes, j’aperçois à travers un treillis de fleurs grimpantes Junaghad, le vieux fort, la ville des jolies légendes, dominée par la masse rugueuse du Girnar, la montagne qui efface les péchés et rassasie les désirs.

La brume du matin enveloppe encore les sommets les plus élevés, consacrés à Kali, la mère sanglante ; à Durga, la déesse pacifique ; à Goraknai, ce demi-dieu mystérieux sorti des flots ; mais le soleil fait déjà resplendir les toitures, les murs blancs des temples situés à mi-côte.

Il est grand temps de commencer l’ascension des monts sacrés et de nous mêler à la foule des pèlerins qui guettent l’ouverture des portes de la cité menant au bienheureux pèlerinage.

Au sortir de la ville, nous suivons un pittoresque chemin qui se déroule en lacets poussiéreux, sous les manguiers, les bois de crategus, aux feuilles rougeoyantes et fanées. Peu à peu, la vallée se rétrécit, la colline déborde, les blocs ronds et plats de rocs gigantesques surplombent la route.

Ils semblent retenus, comme par miracle, sur les lianes des escarpements, l’on est tenté de ne pas bouger, de respirer à peine afin de ne point rompre l’équilibre qui les maintient grandioses et menaçants au-dessus de nos têtes.

La roche gravée des édits du roi Boudhiste Asoka, par lesquels il enjoint à ses sujets la construction de caravansérails, la charité, la justice, l’humanité, précède le Damodar Kund, grand temple dédié à Krisna, élevé pour commémorer le fait de force physique attribué à ce jeune dieu, lorsqu’à l’âge de huit mois sa mère, pour l’immobiliser pendant qu’elle lavait, l’attacha à une roue de moulin-mortier, il tira avec une telle énergie sur cette étrange lisière placée entre deux arbres qu’il les déracina.

Un pont jeté sur un torrent qui sautille et murmure au fond d’un ravin, conduit au sanctuaire, dont les coupoles se reflètent dans l’eau verte et glacée d’un lac, formé par l’évasement du courant.

Des Brahmes y accomplissent leurs devoirs religieux quotidiens : ils entrent dans l’eau, s’aspergent des deux mains, debout sur un pied, l’index et le pouce joints, ils se touchent le front, s’assoient, se tiennent l’orteil, tendent les paumes des mains ouvertes vers le soleil sacré.

Le temps est doux, le soleil légèrement voilé ; des lézards, des écureuils gambadent entre les pierres disjointes des piles funéraires qui sont disséminées à l’entour du lac. Sur la rive opposée des gens de haute caste célèbrent « Shrad », l’anniversaire mortuaire d’un de leurs parents. Le prêtre, ratatiné à l’ombre d’un banian, habillé d’une étoffe rouge, attise un feu de ficus sur lequel, dans un vase de terre, neuf, bouillent le riz et la mélasse que les assistants roulent en boulettes, pour offrir aux âmes des défunts, en les jetant dans l’eau.


Porteurs de Doolies au Gernar

Sur la route, un incessant mouvement de voitures, de cabriolets, de piétons augmente à mesure que la matinée avance. Au pied de la chaîne, les uns se font hisser dans des « doolies », et les moins fortunés, s’aidant de chants rudes et sauvages, accomplissent pédestrement le parcours. Des escaliers en pierre, bien entretenus, coupent à travers la jungle de caneliers, qui enveloppe la base des six pics consacrés aux divinités Indoues et Jaïns et s’élèvent à 200 mètres d’altitude au-dessus des plaines stériles du Kattiawar.

Les porteurs noirs, dégoûtants, ont en main des bâtons fourchus sur lesquels ils reposent la barre des doolies en changeant d’épaule ; un faux pas, un geste mal calculé, nous précipiterait dans le vide béant pour y être dévorés par les oiseaux voraces qui tourbillonnent en sombres essaims dans la vallée. Les pentes de rocs ardoisés menacent la nue comme de gigantesques falaises ; des blocs, énormes s’avancent en voûtes, en encorbellements ajourés, striés, découpés par les pluies. À un coude du sentier, une passe de rochers barre la vue, cachant l’horizon et ne laissant apercevoir qu’un coin de ciel bleu qui paraît s’encadrer dans cette grandiose porte naturelle.

La route se resserre et semble devoir se terminer, en tombant dans un gouffre mugissant, insondable ; puis, au contraire, nos yeux surpris se reposent avec plaisir sur une tonnelle de lianes sauvages dont les tiges enlaçantes couvrent d’un dôme de verdure un petit plateau. Un ficus aux belles branches pleureuses abrite de l’ardeur du soleil un « jogui » nu, gris de cendres et de boue, frotté de vermillon, qui s’immobilise dans la fixe contemplation d’un petit feu, sur lequel rougissent des pinces et de longues aiguilles qu’il s’enfonce dans les chairs moyennant une roupie. Notre guide le salue humblement du titre de « Maharaj » (frère), il lui demande son « Nath » (ordre d’ascètes), sa caste. Le saint veut bien répondre. Pour nous parler, il s’habille ; il détache les cordes de jute qui retiennent sa longue chevelure et les tresses de fil grossier mêlées à ses mèches d’ébène lui tombent jusqu’aux genoux comme un manteau.

C’est un shivite qui fait du dieu Shiva le maître du monde, il nous invite à explorer sa demeure, une cavité dans le roc où l’on a peine à se tenir debout. Des peaux de daim, de léopards lui servent de couche, des colliers étranges en perles de bois, en coquillages, en fleurs séchées, en pâte de santal, sont accrochés aux parois pêle mêle avec des hardes incolores, des oignons et un bol pour recevoir les aumônes. Dans un coin mystérieux d’ombre, une torche de résine brûle devant une idole qui paraît toute rouge, mais dont il nous prie de ne pas approcher. Nous le laissons debout sur les marches de son domaine, dans une attitude de commandement et d’extase.

Les cris de foi et de dévotion, des pèlerins qui reviennent sanctifiés, nous annoncent l’approche des premiers temples ; c’est un défilé constant d’hommes, de femmes, d’enfants, habillés de soie verte, jaune, de mousselines blanche et rose, coiffés de turbans cerise, violet, et vert, qui se succèdent le long des flancs grisâtres de la montagne, en s’interpellant et en chantant.

Quelques vieillards, de vieilles femmes nous croisent, la plupart à pied, ayant ramassé des fagots de bois mort, des faisceaux de longues herbes. Ils sont rajeunis part cette visite aux lieux saints. De distance en distance, des refuges aux allures de temples minuscules, contiennent des cruches de cuivre pleines d’eau potable, destinée à rafraîchir les dévots éreintés.


Ascètes du Girnar. Pèlerins des basses castes. Moine Jaïn.

Dans chaque anfractuosité du rocher, vivent des ermites, des solitaires ; ils nous poursuivent de leurs supplications. L’un d’eux agite une sonnette, l’autre tape un tambour jusqu’à ce que, lassés par leur importunité, nous leurs jetions, au passage, quelque obole. Tous les cultes voisinent à Girnar. À côté des dieux orthodoxes, les jaïns hérétiques viennent adorer Heminath et Adinath, les plus célèbres Tirtankars, Shiva y a des sanctuaires et Krisna des autels ; on y vénère la force meurtrière de Kali et la clémente bonté de l’Amba Mata, la mère des dieux.

Celui qui a respiré l’air vif du Girnar, salué d’un regard ému ces pics éclairés de rayons lumineux, possède la paix et l’impeccabilité pour le reste de ses jours périssables.

Nous dépassons un couple de « mehter » (égoutiers), une des castes les plus méprisées. Ils montent péniblement les escaliers, leurs ressources ne leur permettant pas le luxe du doolie. La femme serre contre sa poitrine un informe paquet de haillons : un enfant, qu’elle dépose sur une pierre sculptée en relief de petits pieds. C’est un endroit saint, à la vertu curative.

Jadis, une femme du Marwar, venant implorer la déesse, mit au monde un enfant dans cette effroyable solitude ; elle mourait de faim, et nul secours ne pouvant lui parvenir, elle s’adressa à la divinité qu’elle adorait. Répondant à sa suprême prière, Durga fit jaillir de la montagne des flots de lait et de miel dont le Brahme, notre compagnon, me montre les traces en me désignant les vagues lignes blanches qui zèbrent les parois lisses. Au sommet du premier pic, les buissons bas fleurissent de végétation parfumée les terrasses des temples Jaïns.

De triples enceintes de pierre entourent le chœur où se cachent les statues ; de larges cours s’étendent entre les murs et servent de caravansérails aux fidèles.

Il y règne cet étonnant mélange de réserve et de familiarité, ce contraste de la richesse des habits et de la simplicité primitive des habitudes quotidiennes qui sont les caractéristiques de la vie indigène. L’on y voit des marchands dont les femmes se parent d’une valeur de plusieurs laks de roupies de bijoux, se nourrir d’une poignée de riz, manger avec les doigts, tout comme le pèlerin pauvre qui fait sa cuisine derrière un pan de muraille ruinée ; ces recluses dont on chercherait vainement à surprendre les traits, ne répugnent pas à camper pendant plusieurs jours en public, ces hautes castes que le contact d’un Sudra souille, couchent par terre au seuil des temples, sans se préoccuper des coolies qui s’étendent dans les coins.

Les prêtres nous font descendre dans la crypte d’un des sanctuaires. Elle est si basse et si étroite qu’une seule personne à la fois y peut à peine pénétrer. Deux ou trois marches glissantes et humides conduisent à ce trou obscur, éclairé par une veilleuse d’huile de cocotier qui brûle au pied d’un tirtankar disproportionné, en or massif, dont les membres précieux transpirent, au dire d’une légende fort accréditée en Kattiawar.

Jadis, les lèvres du dieu distillaient « l’Amritphal », l’ambroisie, le nectar des dieux, mais nous avons beau scruter du regard les ténèbres, tâter le corps de la statue, nos doigts ne rencontrent que le métal froid et parfaitement sec. Seulement, entre les phalanges de la main abandonnée aux baisers pieux des pèlerins nombreux, se produit une certaine moiteur : dernier effet de la puissance de Neminath, depuis l’invasion anglaise, ajoute sentencieusement un vieux moine jain.

Cet ascète est très différent des « Jogui » de confession brahmaniale ; vêtu d’une sorte de toge blanche, la tête complètement rasée, imberbe, il marche à petits pas, balayant avec un fouet de crins jaunâtres la place où ses pieds vont se poser, afin de ne pas enlever la vie par inadvertance au moindre insecte. Il vit dans un monastère qu’il a quitté pour voir, avant de mourir, les lieux consacrés aux Tirtankars ; il voyage avec une nombreuse caravane de son ordre ; tous ses frères, habillés comme lui, ont les mêmes manières douces et policées, craintives ; ils semblent hésiter à froisser leur prochain par un regard ou une parole inconsidérément brusque. Ils logent dans la première enceinte, le plus près des saintes images, ne prennent qu’un repas, avant le coucher du soleil et ne boivent que l’eau bouillie par une personne de basse caste, qui supporte ainsi le poids du péché de destruction des germes vivants. Leur règle très sévère leur interdit de converser avec des Européens et ils se refusent obstinément à satisfaire plus amplement notre curiosité.

Il n’en est pas de même d’un groupe de pèlerins que nous trouvons assis devant le portail de l’Amba Mata, sanctuaire situé à l’extrémité d’un troisième pic et adossé au vide, une dizaine de familles brahmes y sont venues ce matin déposer leurs vœux de bonheur pour un jeune ménage qui a, suivant la coutume, gravi la montagne, les époux liés l’un à l’autre par le sarri de noce de la mariée.

Ces pauvres bambins sont épuisés de fatigue, la fillette, âgée tout au plus de cinq ans, s’est endormie sur les genoux de son mari, dont la menotte brunie s’efforce d’écarter de son visage les mouches et les insectes. Les femmes me laissent admirer leurs jupes de soies teintes, violettes et vertes, les bandes de broderies, les pièces de drap d’or soutaché de leurs voiles, les larges bracelets d’ivoire rougis au vermillon, cerclés d’argent ou de cuivre, les colliers en grains d’or, les clous de nez en perles, les boucles d’oreilles de rubis qui les parent. L’une d’elles me fait visiter le sanctuaire. Des tambours, des flûtes gisent abandonnés dans un coin, le pavé est inégal, les murs dénudés.

Au fond de la salle, une sorte de poupée en carton, habillée de rouge, la figure couverte d’une étoffe avec deux trous simulant les yeux, et la bouche de laquelle s’échappe une langue de laine écarlate, représente la déesse.

Les prêtres, moyennant une aumône, laissent les voyageurs libres de circuler à leur aise autour de l’image.

À partir de l’Ambu Mata, des escaliers suivent la crête de la montagne ; ils s’infléchissent, se relèvent, s’encastrent fidèlement dans les dentelures du roc. Une aiguille de granit, terminée par le trident de Vichnou qu’un « jogui » y a planté est le point culminant de la chaîne. Sa base se divise en une voûte composée de deux tronçons entre lesquels un corps humain a peine à se faufiler. L’ascète qui vit sur ce sommet magnifique l’appelle le « Pas du Péché », et nous engage gravement à essayer de le traverser ; si nous réussissons, nous échapperons aux futures réincarnations. Sinon, nous serons condamnés à renaître pendant des milliers d’années. Debout, le bras levé, les traits émaciés, le regard sublime, sa tête effleurant presque le firmament, ayant à ses pieds les vallées immenses, l’image de cet ermite domine tous mes souvenirs du Girnar, il m’apparaît comme le génie de la religion indoue dont l’influence a consacré aux dieux les plus beaux sites de cette sauvage nature.