À travers l’Inde en automobile/54

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BOMBAY, 4 JANVIER.


À Bombay, l’on a une distraction particulière, celle de voir disparaître le corps humain par des procédés différents : la peste, le choléra sévissent constamment dans les bazars, et la mortalité indigène contribue à entretenir un spectacle quotidien, émouvant parfois, aux bûchers indous de Queen’s Road et aux « Tours du Silence », le cimetière Parsi, accroché au flanc d’une colline qui allonge dans la mer la pointe extrême de la presqu’île de Bombay, c’est un parc, embaumé de gardénias et de roses, dont les allées sablées conduisent aux blocs de maçonnerie carrés et blancs, où pourrit la chair de ce qui fut l’humanité Parsi. Les vautours, par milliers, montent une garde hideuse, aux rangs pressés et voraces, sur la crête des murs. Parfois, d’un vol lourd, appesanti par son sinistre fardeau, l’un d’eux s’élève du centre de ces sinistres cubes, et les yeux agrandis, effarés par la vision brutale de cette fin de la chair, le suivent avec angoisse. L’on ne peut visiter l’intérieur des tours, mais un guide Parsi nous en explique l’arrangement, très simple : une plateforme circulaire en marbre, divisée en trois zones, hommes, femmes, enfants ; les petits les premiers, les plus près du trou du milieu, où, lorsque les oiseaux auront dévoré tout ce qui reste de la fragilité humaine, s’entasseront les os frêles, les squelettes rongés, la poussière des êtres.

Parfois, le cri rauque des paons orgueilleux, le pépitement des perruches se mêlent au lugubre appel des oiseaux de proie, le murmure des flots tranquilles domine le croassement des corbeaux, les senteurs de la riche et puissante nature orientale embaument ce charnier et la brutalité de la mort atténuée par la caresse de la nature ne laisse plus dans l’âme qu’une ineffaçable impression de grandeur macabre, un sentiment d’étonnement infini pour ce rite, par lequel les Parsis disposent du corps, ce don de Dieu, que nous dévêtons au seuil de l’inconnu, ne conservant que l’âme intangible que les vautours ne dévorent pas.

Les Parsis, caste dominante à Bombay, sont des émigrants de l’Iran, chassés de leur pays par le prosélytisme musulman et établis sur toute la côte de Gujarat et de Malabar. Boutiquiers dans les moelles, les Parsis sont exclusivement commerçants, et certains ont amassé dans cette profession des fortunes de plusieurs centaines de millions. Ils adorent le soleil, suivent la religion de Zoarastre et les préceptes du Zend Avesta.

Le matin, ils se lèvent avant l’astre divin pour le saluer de prières ferventes, et le soir, à son déclin, ils se tournent pieusement vers le couchant, en lui envoyant une dernière salutation. Au bord de la plage, on les voit tous les jours, à la fin de l’après-midi, contemplant longuement leur dieu qui s’abîme dans les flots. La mer chaude et parfumée, qui enserre Bombay, monte dans les jardins et baigne presque la voie ferrée, est l’unique, la vraie poésie de la ville. Elle a capricieusement mordu la presqu’île, creusant des baies, des anses dans la côte, faisant ressortir des promontoires et de longues traînées rocheuses. L’imagination humaine a suivi son fantasque dessin en construisant des bungalows le long de ces sinuosités, et en plantant de fleurs, d’arbres, de buissons variés et odorants les enclos qui les entourent. On garde de Bombay le souvenir d’un décor de feuillages et de couleurs. La vie y est fastidieuse, monotone ; le contact des Européens a enlevé tout caractère aux bazars indigènes et la curiosité n’a plus de ce côté-là aucun aliment.

Il reste pour tromper l’ennui, l’arrivée et le départ des mails[1], et quelques promenades en auto aux environs de la ville. C’est encore la mer qui procure la plus agréable distraction : la traversée de la rade jusqu’aux caves d’Eléphanta. Au sein d’une colline boisée, envahie par la jungle, s’ouvre ces fameuses grottes, célèbres dans l’antiquité indoue par les victimes humaines qu’on y immolait à Kali la féroce. Sculptée dans le roc, d’une grandeur plus que naturelle, la Trimurti effare par ses proportions colossales. Les faces de Brahma au milieu, Shiva à gauche, Vichnou à droite, réunies en une seule tête, vont du sol à la voûte en un bloc de granit gigantesque et serein. Des géants armés de massues, des griffons ailés, la gueule fendue, menaçante, gardent l’entrée des caves.

Aucune trace de la dévotion qui amenait ici des milliers de pèlerins ne subsiste ; les indigènes visitent rarement ce sépulcre des dieux, qu’explorent seuls les touristes désœuvrés.

Du sommet de l’îlot l’on surplombe l’immense Océan, Bombay qui apparaît dans le lointain blanche, fleurie, la route des steamers venant d’Europe et celle de la côte vers Poona et le Dekkan que bientôt nous suivrons.


  1. La malle d’Europe.