À travers l’Inde en automobile/55

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VERS GOA, 2 FÉVRIER.


Lors de notre départ de Bombay la saison s’avançait, maintenant l’hiver vient rapidement, dépouillant les bois de teck de leurs panaches blancs, ombrant d’or et de pourpre les canelliers et les poiriers du Japon. Les feuilles jonchent la route solitaire que traverse parfois une antilope apeurée. Les villages s’espacent, deviennent plus rares, plus pauvres, à mesure que nous approchons des frontières de l’Inde Portugaise. La jungle est silencieuse ; les grands fauves en ont été exterminés et les êtres inoffensifs qui s’y cachent, n’osent affronter ni la vue, ni le bruit d’une automobile.

Parfois, dans une coupée de sandals et de rhododendrons, nous apercevons des coolis nus occupés à abattre quelques arpents de forêts, ils suspendent un instant leur travail, inquiets, anxieux, suivant d’un œil dilaté par la terreur, l’apparition fantastique qui disparaît dans un tourbillon roux de feuilles mortes. Un torrent, dont les flots verdâtres disparaissent sous les branches des arbustes pleureurs, se brise sur des galets polis et le chauffeur prétend avoir distingué parmi la blancheur écumeuse des remous, des fagots, des pièces de bois équarries, grossièrement liées ensemble, indication d’un camp de flotteurs que nous espérons atteindre avant la nuit, pour nous renseigner quant à la distance du prochain hameau et nous informer de l’état de la route. Nous sommes passés devant une hutte en planches, ornée d’un grand écriteau déplorablement barbouillé de lettres gigantesques « British last Post of Custom’s Office » (dernier poste de douanes britanniques), mais rien, si ce n’est la disparition des bornes kilométriques et des poteaux télégraphiques, n’indique que nous foulons le sol portugais. Le soleil s’est couché brusquement dans une explosion de flammes : l’horizon s’obscurcit, les cartes deviennent inutiles depuis que nous sommes sortis de l’Inde anglaise. Toute civilisation cesse et il ne faut compter que sur notre propre habileté pour nous procurer gîte et repas.

Après avoir monté une pente rapide et rocailleuse, nous arrivons au sommet d’une petite colline, sur un vaste plateau couvert d’arbustes odoriférants. Un indigène vêtu militairement d’un ceinturon de cuir, d’un pantalon de drap bleu et d’un casque solaire, monte une garde inutile dans ce désert, assis sur un bloc de granit rouge. Il caresse doucement de la main une crosse d’espingole qui date sans doute du temps d’Albuquerque ; il la brandit majestueusement à nos yeux surpris en nous faisant signe d’arrêter. Enfin, nous allons savoir où nous sommes, et surtout où nous allons. Le bon homme toussote, crache par terre pour s’éclaircir la voix et en une langue inconnue nous fait par trois fois une sommation magistrale, à laquelle nous ne répondons que par un accès de rire débridé. Il nous observe sans férocité, mais avant de recommencer son triple appel à notre entendement, il arme son fusil et nous met en joue.

Mon frère, d’une paire de taloches, l’envoie rouler parmi les buissons, tandis que l’arme confisquée demeure comme un trophée aux mains du chauffeur. La malheureuse sentinelle se relève péniblement, sa maigre carcasse osseuse frissonne de terreur, ses dents claquent comme des castagnettes, il se traîne à nos genoux, suppliant, désespéré, nous adjurant de lui rendre son fusil, il s’humilie, il rampe, de gros sanglots tremblent dans sa voix et des larmes jaillissent de ses yeux, mornes, comme ceux d’un chien battu. La douleur du pauvre homme paraît si sincère, que nous nous laissons toucher. Il s’agit de savoir en quelle langue nous allons l’interroger ? L’Anglais, il n’y faut pas songer, reste l’Urdu et l’Hindoustani ? mais en vain, il ne comprend rien ; l’angoisse qui se lit encore sur sa physionomie décomposée, achève de paralyser ses facultés, il ne saisit même pas la signification des gestes, il reste ahuri, abasourdi, plus mort que vif. Peu à peu il paraît reprendre confiance et se dirige en courant vers une cabane que nous n’avions pas aperçue ; il revient muni d’un petit livre qu’il me tend timidement. La couverture en maroquin écorné, atteste une usure quotidienne, les premières pages manquent, mais en le feuilletant, je reconnais vite un livre de prières catholiques en portugais. Le dernier feuillet déclare que le livre a été imprimé chez José-Maria Diaz, à Pangim. Enfin, voilà une indication, un nom propre, celui d’un bourg important, sans doute, où nous trouverons peut-être des sodas et des lits.

L’indigène étudie anxieusement nos physionomies, il secoue la tête avec tristesse, il s’exclame, montrant tantôt la route par laquelle nous sommes arrivés, tantôt la vallée profonde et silencieuse à nos pieds, il m’a repris le missel et, lentement, son doigt crasseux souligne certains mots dans le texte, les assemblant évidemment pour en faire une phrase destinée à nous expliquer sa conduite. À ce moment, un secours linguistique inattendu se présente à nous sous les traits d’un métis bedonnant, la face bouffie et graisseuse, qui chemine à petits pas sur le dos d’un âne rétif. Il n’attend pas que nous réclamions ses services ; avec l’obséquiosité naturelle à sa race, il s’avance et, dans un anglais pompeux, fleuri, plein de circonlocutions, il nous prie de lui expliquer notre présence en territoire portugais sans passe-ports et sans certificat médical attestant que nous n’apportons ni la peste, ni le choléra. Nous ne devons pas ignorer, dit-il, que les voyageurs venant de l’Inde britannique restent en quarantaine à Collem, la première ville que nous allons trouver dans une cinquantaine de milles. Lui, ce Sancho Pança, grotesque représentant de l’autorité portugaise, aurait la prétention de nous détenir ici jusqu’à l’arrivée d’un médecin qu’il irait chercher au trot de sa monture épuisée… Collem, 50 milles ! c’est tout ce que nous voulions savoir. Nous voilà partis, malgré le flux de commentaires effarés du clerc et les gestes menaçants du soldat (car c’est un soldat), qui tient étroitement embrassé son inoffensif mousquet… La route descend en lacets étroits, aux angles si brusques que plusieurs fois il faut reculer la machine à la main pour ne pas nous exposer par le moindre mouvement mal calculé à être précipités dans le torrent qui bouillonne à quelques centaines de mètres en dessous de nous, dans la vallée. Nous marchons sur un véritable lit de pierres ; il en est d’énormes formant de petits îlots, autour desquels les pluies torrentielles des moussons annuelles ont enlevé la terre, creusant des ornières, des trous remplis de quartiers de rocs aigus ; les ressorts bondissent, les freins sont serrés à bloc, les phares s’éteignent et le chauffeur, une des lanternes à la main, marche devant la machine indiquant à mon frère les passages praticables entre les éboulis de rochers. Les hauts talus qui dominent le chemin emplissent la nuit de l’arôme résineux des cèdres et du bruissement des feuilles de bouleaux dont les troncs serrés luisent au clair de lune comme de l’argent neuf. Une file de bûcherons attardés glisse le long du ravin, mais c’est en vain que nous tenterions de les arrêter, ils fuient rapides et muets effleurant à peine le sol de leurs pieds nus. Un brouillard dense monte lentement du fond de la vallée, son floconnement s’enroule autour des arbres et prête des formes distordues à toutes choses. Subitement, la lueur vacillante de la lanterne disparaît, un cri d’horreur retentit, dominant le bruit sourd d’une chute de corps humain entraîné par les gravats. Pendant que, terrifiés, indécis, nous cherchons vainement à percer la fragile muraille de brume des rayons d’une lampe électrique portative, une brise plus violente s’élève, la lune voilée de nuages gris se dégage ; nous commençons à distinguer vaguement une crevasse béante qui coupe la route sur un espace de cent mètres. Dans le fond de cette profonde tranchée git le chauffeur, angoissé, gémissant, mais conservant intact l’usage de ses membres meurtris. Un verre de whisky le réconforte et il est bientôt sur pied, supputant avec nous les chances qui nous restent de trouver un abri cette nuit. Il ne faut pas songer à rétrograder : une déclivité de 13 %, hérissée de blocs de granit comme un lit de torrent, a pu être descendue, mais, malgré notre hardiesse et la docilité vaillante de la machine, Siadous affirme que nous ne remonterions pas. Le campement sur place serait primitif ; nous n’aurions guère qu’une couche de feuilles desséchées pour étendre nos literies et pas même une hutte de branches pour nous abriter. Il faut trouver une façon de traverser cette lézarde de la route : contourner le morceau, enlevé probablement par une répercussion du tremblement de terre Hymalaïen, paraît être la seule solution praticable. Un sentier étroit dont la poussière garde l’empreinte de roues, se faufile dans la jungle et semble indiquer que les rares charrettes venant d’on ne sait où suivent cette voie en attendant une réparation encore lointaine.

Le chauffeur, armé d’une longue baguette, explore en le mesurant ce passage entre les troncs grêles dont les branches fusent de toutes parts, obstruant le ruban de terre battue. Décidément, pour nous permettre de traverser le taillis et pour revenir sur la route, il va falloir déraciner des arbustes et abattre deux arbres. N’est pas bûcheron qui veut, surtout lorsqu’on ne possède aucun des outils nécessaires. En dix mois de voyage et d’aventures automobile, nous ne nous sommes jamais trouvés acculés à une difficulté aussi insurmontable que celle de l’heure présente. Un découragement intense étreint le cœur et paralyse l’imagination. Il n’y a rien à tenter, rien à faire, qu’à attendre le jour, peut-être une intervention secourable, improbable, du reste, si nous n’allons la quérir nous-mêmes.

Nos provisions sont épuisées et une soif affolante nous tord la gorge. Je ne sais quelles hallucinations désespérantes dansent dans l’air saturé des parfums de la jungle, nous tressaillons au moindre bruit de bois mort tombant et une biche effarée, qui débouche d’un fourré, nous cause une véritable terreur. La pauvre bête éperdue, détale à toutes jambes vers la partie éventrée de la route, elle plonge dans le trou noir et reparaît aussitôt au loin, continuant sa course rapide. Machinalement, nos yeux l’ont suivie et la même idée nous frappe simultanément ; d’un commun accord, nous nous approchons de la saignée de terrain. Elle se creuse en forme d’entonnoir, les pentes des côtés s’inclinent insensiblement, mais dans le fond un lit de terre meuble rend le passage impossible à une automobile, il ne s’agit que d’y rouler des pierres et des morceaux de rochers pour que le sol raffermi puisse supporter sans fléchir la charge des roues.

Cet arrangement terminé, lentement les freins lâchés, la machine descend, puis remonte, entraînée par son propre élan et aidée des vigoureux coups d’épaule du chauffeur. De nouveau, s’allonge à perte de vue, dans la clarté blanche, une ligne droite d’ornières profondes.