À travers l’Inde en automobile/56

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GOA, 4 FÉVRIER.


Marmagoa et Panjim, où réside le gouverneur portugais, ont supplanté la vieille Goa d’Alburquerque et de saint François Xavier. Cette dernière, située sur un îlot, battu de grandes vagues, est séparée de la terre ferme par le cours fangeux de la Mandeva, qu’on descend en bateau, pour visiter l’ancienne capitale des possessions portugaises. Après un court trajet de Marmagoa à l’embarcadère, nous prenons place dans une pirogue faite de deux troncs de cocotiers évidés qu’un noir dirige à la perche. Un prêtre catholique, qui lit attentivement un crasseux bréviaire, une femme métis et ses enfants, des marchands dont les bras embrassent de lourdes cassettes, un pêcheur portant une nasse pleine d’anguilles, se tassent, comme ils peuvent, dans la fragile embarcation. Le cours de cette rivière est sinistre. Ses eaux grises et noirâtres réfléchissent lugubrement les berges vaseuses, couvertes de plantes aquatiques et de végétation vénéneuse ; une atmosphère fétide se dégage de la boue, échauffée par un soleil brûlant ; des reptiles visqueux, des salamandres, des crapauds se traînent entre les troncs à demi embourbés des figuiers, des myriades d’insectes pullulent dans l’air et sur les rives silencieuses. Si Dante avait connu ce paysage, il en eut fait le séjour de la bassesse d’âme et de l’ignominie. Au-delà de ses bords empestés, la campagne paraît fertile ; des cabanes d’herbes sèches se dissimulent dans les bouquets de cactus géants, des chèvres paissent attachées à des piquets ; quelques indigènes courbés sur le sol fertilisent la terre en y répandant le limon de la rivière qu’ils puisent à pleines mains.

Arrivés à l’embouchure de la Mandeva, nous accostons un steamer qui doit transporter à Panjim les voyageurs de quelques canots impuissants à tenir la mer. Le petit vapeur ne compte plus une place de libre, Un séminaire, au grand complet, va rendre ses devoirs à l’archevêque de Goa et occupe l’unique cabine, ainsi qu’une grande partie du pont. Les jeunes abbés conversent en portugais avec une grande volubilité ; ils rient aux éclats, font des gestes vifs et emportés ; quelques-uns jonglent adroitement avec leurs missels ; dépouillés de leur soutane, on les prendrait pour une bande d’enfants de chœur indociles. Ils appartiennent tous à la caste dominante de l’ile : les métis goanais, bien différents des Eurésiens britanniques. Leur origine indigène, exclusivement musulmane, les élève, en principe, au-dessus des descendants de basses castes indoues, et les peuples méridionaux ayant avec les nations d’Orient des affinités plus considérables que les Saxons, la fusion des deux sangs produit des personnalités moins disparates que ne le sont les métis de l’Inde anglaise. Les deux atavismes ne se livrent pas de combats chez les Goanais. Certaines tendances portugaises se sont parfaitement accommodées des sentiments, des usages locaux ; cette race, plus faible, a subi l’ascendance des vaincus dans une mesure relativement considérable. L’on retrouve dans le métis portugais l’exquise urbanité, le soin méticuleux de ses vêtements, le souci de sa beauté, l’allure conquérante, les rodomontades des nations du Midi, admirablement alliées à la fierté, à la présomption, à la courtoisie musulmane. Ainsi, le fanatisme de la race mahométane renaît dans l’ardeur de la foi catholique des populations goavanaises, et le clergé métis y jouit d’une haute réputation de dévouement et de ferveur.

Nous débarquons au milieu d’un bois de cocotiers qu’à marée haute la vague envahit ; les troncs droits et lisses sont encore frais de ce perpétuel baiser des flots, le sable brille entre les racines, pailletées d’humidité, des tapis d’algues rougeâtres, des liserons bleus et roses purifient le regard attristé des scènes bourbeuses de la rivière. Un grand bâtiment se dresse derrière les bouquets de palmes vertes et luisantes ; le portail de bois est surmonté d’une Vierge dont la face souriante regarde la mer, gravée dans la pierre, s’enroulent à ses pieds, l’invocation des litanies : « Auxillium Chritianorum ora pro nobis. » Un marteau en fer forgé appelle un indigène indolent, qui nous introduit à l’intérieur du couvent. Le bruit de nos pas résonne sourdement sous les voûtes, des échos prolongés redisent nos paroles, la moisissure et l’oubli peuplent ces asiles de la prière et du renoncement. Des souffles nous effleurent, les boiseries craquent rongées par les insectes, le vent de l’océan entre en sifflant à travers les baies de fenêtres ruinées et le spectre des moines qui vécurent et moururent dans ces murs, loin de leur patrie, hante encore cette retraite, sous la forme d’un prêtre indigène dont la silhouette, vêtue de bure brune, se promène à pas lents dans un corridor. Gardien solitaire du couvent, il nous reçoit cordialement et nous offre son hospitalité, préférable à celle des auberges de Panjim. Deux cellules toujours prêtes attendent les visiteurs éventuels ; elles sont restées dans l’état où les trouva le départ des religieux européens qui abandonnèrent le monastère. Un dallage inégal couvre le sol, encadré de murailles dénudées, rugueuses, froides et austères. Un lit de sangle, une table, une carpette d’aloès meublent la pièce. Une fenêtre, étroite comme une meurtrière, découpée dans l’épaisseur de la maçonnerie a vue sur l’océan. Une main, maintenant réduite en poussière, a écrit sur l’appui, ces mots : « Le frère Condran, né à Cette (Languedoc), a invoqué ici le seigneur qu’il lui fasse miséricorde ».

Ce frère, en contemplant les vagues tranquilles qui viennent mourir en bordée d’écume sur la grève chaude, songeait-il à sa ville de France que la Méditerranée baigne, ou bien au milieu de l’orage, sous la menace des flots destructeurs, dont il entendait le grondement, implorait-il Celui qui marcha sur les eaux ? Je cherche vainement une seconde inscription, il n’y en a pas ; et dans les rêves que je fais, couchée sur ce lit de camp, je revois ces quelques mots : « né à Cette (Languedoc)… »

Un son inusité aux Indes, le tintement des cloches, m’éveille à Goa. Le prêtre du Couvent va dire la messe au tombeau de Saint-François-Xavier. L’église attenante au monastère est imposante, sans prétentions architecturales. À l’intérieur, d’innombrables petites chapelles dédiées à des saints, à des vierges, à des martyrs, s’enfoncent des deux côtés de la nef dans l’ombre des murailles. Des bois dorés, des statues habillées à la mode espagnole, les garnissent ; sur les autels reposent, dans des cercueils de verre, des reliques de prieurs et d’abbés. Quelques uns sont conservés en entier, un évêque porte sa mitre et son anneau, sa croix pectorale. Le monument de Saint-François-Xavier se trouve dans la première chapelle, il est en marbre noir, orné d’une figure en bois, de l’apôtre ressuscitant, porté par des anges. Devant son mausolée, une pierre funéraire sculptée d’un écusson, recouvre les cendres d’Alburquerque. Côte-à-côte sommeillent les deux conquérants ; des sabres croisés glorifient le héros qui établit la domination portugaise aux Indes et une figure représentant la charité pleure sur la tombe du saint qui triompha « parce que les doux posséderont la terre. »