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À travers la jungle politique et littéraire, 2e série/6

La bibliothèque libre.
Librairie Valois (2e sériep. 107-143).


Marcel Sembat


Ce fut au cours d’une de mes réunions de propagande (voici des années, hélas !) que j’eus l’occasion de lier connaissance avec Marcel Sembat. Nous avions décidé, à quelques-uns, une grande démonstration à propos du départ des conscrits pour la caserne (car tout se passait alors comme de nos jours ; les cadets ne font que répéter les gestes des aînés). Nous cherchions les orateurs capables de « faire le plein » à la salle Saint-Isaure, classique à Montmartre. Liard-Courtois me dit :

— Va voir Sembat. Il marchera sûrement. Puis nous nous occuperons de Clovis Hugues.

Avec Sembat, ce fut très simple. Je lui écrivis. Il accepta, par retour du courrier, de prendre la parole. Mais, avec le poète-député (il représentait le dix-neuvième arrondissement), ce fut une autre histoire.

Nous allâmes le trouver, à quelques-uns, dans une brasserie du boulevard Rochechouart où il avait accoutumé de déguster son pernod. Je connaissais déjà ce barde chevelu ; il était des intimes de mon père et mon compatriote. Je savais alors ses vers par cœur (je les avais appris bien jeune) et je récitais volontiers :


Où t’en vas-tu, bon ouvrier
Sur ton bâton de cornouiller ?


S’il faut tout dire, ses poèmes n’étaient pas plus mauvais qu’autre chose. Il y avait un certain souffle romantique, qui se combinait à une jolie préciosité. Ça valait bien, en tout cas, du Jean Aicard, ce rimeur insipide, qui entra à l’Académie Française, et dont Camille Pelletan affirmait que lorsque, par extraordinaire, il pondait quelques vers passables, il s’empressait de les trouver mauvais (il n’avait pas l’habitude), et de les lui attribuer.

Donc Clovis nous reçut devant son verre bleu épais à couper au couteau. Et, avec cet accent qui fleurait bon l’aïoli et les oursins du vieux port, il me dit :

— Alorsse… tu es toujours aussi enragé ?

Puis levant les bras au plafond :

— Où allons-nous, si les sénateurs se mettent à fabriquer des anarchistes !

La conversation se prolongea pendant près d’une heure. On ne retrace pas une conversation avec Clovis Hugues. C’était un être extraordinaire, exquis et sublunaire, qui connaissait tout, qui pouvait parler de tout et sur tout. Et quelle verve ! quelle fantaisie méridionale ! quel esprit endiablé ! Ah ! le bon Clovis ! Je l’évoque, aujourd’hui, avec émotion ! Il était si peu sectaire, si loin des pédants prétentieux qui, pour avoir ingurgité quelques bouquins fastidieux, s’imaginent posséder toute science et toute autorité. Modeste avec ça. Il disait : « Je dois monter, demain, à la tribune de la Chambre, pour y prononcer une noble harangue parlementaire ! » Il affirmait que Karl Marx n’avait pris en France que parce que Marseille l’avait adopté (notamment aux Chartreux). Mais, en même temps, vieilli, un peu fatigué, sceptique, il tenait à ses aises. Aussi nous répondit-il :

— Votre meeting ?… Hum !… Je suis très enroué… Antimilitariste, dites-vous ?… Eh !… eh !… ma circonscription.. Enfin !… je ferai l’impossible pour y aller.

Il ne vint pas. Il envoya simplement un mot pour déclarer qu’il était de cœur avec nous. Nous étions très embarrassés. Il y avait, tout juste, trois orateurs, dont moi-même qui n’étais guère brillant.

Marcel Sembat permit de rétablir la situation.

Je parlai après lui, fort mal. Quand la réunion fut terminée, Sembat vint vers moi :

— Vous êtes le fils du sénateur du Var ?

— Je le suis.

— Et libertaire ?

— Libertaire et révolutionnaire !

— C’est très bien, ça… Mais pourquoi n’entrez-vous pas dans le Parti ?

Le Parti… le Parti… On en disait tant de mal… des farceurs, des arrivistes, des politiciens (toujours le même vocabulaire). Cependant je songeais qu’un parti qui comptait, dans ses rangs, un homme comme Marcel Sembat !… Et je devais me décider à adhérer quelques mois après sous l’influence de Gustave Hervé (n’est-ce pas que c’est drôle ?), à la quatrième section[1].

Sembat, c’était, dans le monde politique, une exception. Il est assez rare de rencontrer, dans ce monde-là, un lettré et un artiste. Il y avait bien, à son époque, Maurice Barrès, Charles Benoit, Maurice Couyba, Jaurès, Pelletan, quelques autres, peu nombreux. Mais Sembat brillait surtout par son indépendance d’esprit, par la sûreté de son goût. Il n’était pas seulement révolutionnaire en politique ; il l’était aussi en art. Il professait une vive admiration pour Gustave Kahn et se pâmait devant Gauguin ou Matisse. Un jour que je disais du mal de ce dernier, il nous obligea, Delannoy et moi, à admirer sa collection. Je l’entends encore. Je le revois, le geste précis, l’index pointé vers les toiles :

— Et ça ?… Et ça ?… Et ce morceau ?… Hein !… Tenez, regardez-moi ce machin-là !…

Impossible de résister à son enthousiasme. Il avait, d’ailleurs, des mots définitifs. On ne peut imaginer combien ce Sembat était loin du tribun des réunions publiques et des meetings houleux.

Il était né à Bonnières, face à la Seine qui étend son ruban vert autour de petits îlots ravissants, non loin de Giverny, où l’on rencontrait souvent Monet. Il adorait ce coin, auquel il réclamait le délassement et le calme. Mais son enfance s’écoula assez maussadement, dans l’ennui de l’internat, à Stanislas, où il eut comme condisciple Urbain Gohier. Sorti de cette « sentine d’infection morale », comme disait Dumas fils, il se lança dans l’étude du droit. Mais il ne devait pas s’attarder au Palais.

Son évolution intellectuelle qu’il me confia longuement, un jour que je l’interviewais en vue d’une biographie, fut assez curieuse. Il débuta véritablement par Taine, pas seulement le Taine des Origines, mais aussi et surtout le philosophe souriant et sceptique de Thomas Graindorge. Cette lecture devait avoir une immense influence sur son jeune esprit. Ce qui est certain, c’est que Taine lui communiqua, à défaut d’aspirations socialistes, l’amour des philosophes anglais. Il passa rapidement à Carlyle, ce qui le conduisait loin de Karl Marx, puis à Spencer.

Phénomène déconcertant, c’est en lisant Spencer que Sembat se sentit devenir socialiste. Au fond, si l’on veut, bien y réfléchir, cela peut aisément s’expliquer. Mais ce qui s’explique moins, c’est qu’à la même époque, Sembat était féru de Renan. De Renan à Karl Marx !…

Tout de même, Renan (on prend ce qu’on veut chez lui), lui inspira le goût de la science et en fit un adepte de l’évolutionnisme. C’était déjà un premier pas. Sembat avait alors à peu près vingt-deux ans. Il se fit inscrire à la « Société républicaine d’économie sociale ». Cette société comptait tous les députés socialistes de l’époque. Il y avait, entre autres, un certain Planteau, qui entra plus tard dans la magistrature et qu’on retrouva, aux Assises, comme président, lors d’un procès Hervé. Ainsi le veut la vie.

En même temps, Sembat fréquentait la Revue Socialiste, de Benoît Malon, Fournière et Rouanet. Puis, un beau jour, il décida d’avoir son journal à lui. Il acheta la Petite République. C’était à la fin du ministère Constans. Parmi les rédacteurs de ce quotidien, on notait Henri Pellier, Henri Turot, René Goblet, Sarrien, Peytral, Lockroy, et… Millerand.

Peu à peu, sous la direction de Sembat, le journal se transforma. Puis il passa à Millerand et devint beaucoup plus révolutionnaire. Il avait alors comme collaborateur des hommes comme Paul Brousse et Jean Allemane.

En 1893, Sembat était élu député des Grandes-Carrières. Rapidement, il devint un des leaders du groupe socialiste, au Parlement. Puis il se lia avec Vaillant qui le décida à entrer au Comité révolutionnaire central (le futur parti socialiste blanquiste) où il rencontra, entre autres, Maurice Allard, député du Var. Ce Sembat était complètement différent de l’ancien. Il était alors entièrement acquis à la Révolution et au Socialisme.

À la Chambre, il eut des interventions qui firent scandale. Il protesta, notamment, contre la campagne de Chine et réclama l’évacuation. Il s’éleva contre l’invasion de la Bourse du Travail par les argousins de Lépine. On eut beau le huer. Dès ses débuts, il s’imposa par son
immense talent d’orateur, sa voix claironnante qui dominait les interruptions et, surtout, l’allure frondeuse, gouailleuse, de ses discours.

Mais un de ses discours les plus remarquables fut, précisément, celui qu’il prononça à propos de la fameuse Affiche Rouge (comme quoi on peut voir que ces souvenirs à bâtons rompus ont un lien étroit avec l’histoire du mouvement socialiste d’avant-guerre). Ribot, le long Ribot, défenseur de l’ordre, se leva et somma Marcel Sembat d’indiquer clairement son opinion. Et Sembat n’hésita pas une seconde à déclarer qu’il approuvait le conseil donné aux conscrits. Et, pour la première fois, on entendit au Palais-Bourbon, devant un ramassis d’acéphales désemparés, discuter la noble et sainte idée de Patrie.

Une telle attitude, on le conçoit, risquait de compromettre la réélection de Sembat. Bah ! il n’en persista que mieux dans son hérésie. Il fit imprimer son discours qu’on répandit par milliers parmi les électeurs. Résultat : réélection triomphale. À cette époque admirable, l’

la sincérité étaient des vertus appréciées par les foules.

Je ne suivrai point, pas à pas, la carrière (j’allais dire la Grande Carrière) de Sembat. Encore une fois, je ne prétends point faire œuvre d’historien méticuleux, mais simplement, au hasard de la fourchette, piquer des anecdotes, faire jaillir de menus faits oubliés, en un mot retracer la petite histoire (qui est souvent la plus vraie) des hommes et des événements.

J’ai résumé, rapidement, la vie politique et intellectuelle de Sembat. Un autre, plus autorisé que je ne le suis, l’étudiera plus profondément. Qu’il me suffise d’indiquer ici ce que je connais de l’homme que j’ai vu de très près et que j’ai aimé.

Un après-midi, j’allai le trouver à la Chambre. J’étais alors l’objet de poursuites pour « outrages et injures envers les armées de terre et de mer ». C’était la formule consacrée qui conduisait aux Assises. Depuis, on a fait mieux. On se sert des lois scélérates. On poursuit, non plus aux Assises où l’on risque l’acquittement, mais en correctionnelle, pour provocation au meurtre et à la guerre civile.

Mon crime ? Oh ! c’était bien simple. Je venais de publier une biographie du général d’Amade qui n’était, d’ailleurs, qu’un prétexte pour critiquer et condamner avec véhémence la campagne du Maroc et les horreurs de Casablanca[2]. J’avais cité, en exergue, cette phrase de Clemenceau :

« Qu’y a-t-il de plus contradictoire que d’appeler tous les Français sous les drapeaux pour défendre le foyer sacré de la patrie et de les employer à voler la patrie des autres ? »

L’article commençait ainsi :

« Après les forbans de la finance, voici les apaches de l’armée. Les uns d’ailleurs sont au service des autres… Le sabre a toujours été l’auxiliaire des maîtres et des puissants… Etc…, etc… »

J’expliquai à Sembat :

— Voilà, je suis poursuivi. Avez-vous lu mon papier ?

— Je l’ai lu. C’est parfait. Un peu brutal… un peu jeune, peut-être… Mais tout de même très bien.

— Alors vous allez me défendre ?

— Moi ?… Mais, mon pauvre ami, je ne suis pas inscrit au Barreau.

— Ça n’a pas d’importance. Il y a des précédents. Est-ce que Jaurès n’a pas défendu Gérault-Richard, en simple veston ?

Sembat fourragea dans sa barbe, réfléchit un instant, puis :

— Ma foi… ça peut se faire.. Je ne demande pas mieux… Mais il faut le consentement du président des Assises. Je vais lui écrire.

Le président accepta.

En même temps que moi, le dessinateur Aristide Delannoy, trop prématurément enlevé par une cruelle maladie, était poursuivi aussi. Il avait représenté, en première page, un général avec un tablier de boucher et des bras rouges de sang. Horreur !… Il était défendu, lui, par un jeune avocat qui se nommait Ernest Lafont et qui, depuis, a fait son chemin.

Quelques jours après son acceptation, Sembat, le bon Sembat, comme devait dire plus tard Léon Daudet, venait me voir pour me faire part de ses scrupules.

— Mon cher ami, j’ai eu tort, vraiment, d’accepter. C’est stupide. Ma personnalité va donner un caractère spécial à ce procès. On va sûrement vous condamner.

— Qu’est-ce-que cela peut faire !

— Vous en parlez à votre aise. Avec moi, vous êtes certain du maximum. Je me demande si je dois…

J’eus du mal à le persuader. Il me répliquait en riant : « Vous allez m’appeler l’avocat Maximum. » Il me fallut lui promettre solennellement que je ne prononcerai pas un mot déplacé, que je me tiendrai bien sage sur mon banc, que je le laisserai mener l’affaire à son gré… Malgré tout, il demeurait inquiet.

Je me souviens que le jour du procès, nous allâmes déjeuner, rapidement, chez Dréher, au Châtelet (petit point d’histoire). Nous tenions là une sorte de conseil de guerre et prenions nos dernières dispositions pour la bataille qui allait se livrer. « Surtout, recommandait Sembat, pas de bêtises ! »

Un point sur lequel nous fûmes immédiatement d’accord, c’était que la plaidoirie de Sembat constituerait une véritable charge contre Clemenceau, alors président du Conseil. Justement, par ses attaques répétées, par ses boutades semées dans des articles étincelants de L’Humanité, Sembat s’était fait une réputation journalistique extraordinaire. Édouard Drumont, un connaisseur, prétendait qu’il avait trouvé là un merveilleux filon. La vérité, c’est que Sembat ne pardonnait pas à l’ex-dreyfusard et rédacteur en chef de L’Aurore, la désinvolture avec laquelle ce vieux polichinelle venait de renier ses idées.

Après tout ce qu’on attendait de ce libéral libertisant, qui avait tant écrit, tant parlé sur la liberté individuelle et qui, grimpé au pouvoir, se mit à emplir les prisons, on avouera qu’il y avait vraiment motif à indignation. Seulement Sembat, tout en s’indignant, trouvait le moyen de rire et de faire rire. Et cela aux dépens du vieux dont on redoutait, pourtant, l’esprit sarcastique. Blague contre rosserie ! Ironie contre méchanceté ! Certes, à cette époque, Marcel Sembat fut de ceux qui, par leur verve endiablée, les traits aiguisés dont ils le criblaient, firent le plus de mal à Clemenceau.

Il faut dire que le futur Perd-la-Victoire goûtait les joies d’une impopularité sans limites. Il avait dressé contre lui non seulement la classe ouvrière, mais tout ce que le pays comptait d’esprits indépendants. Haineux et vindicatif, il ne cessait de peupler les geôles. Les militants de Paris comme de province entraient par centaines dans les prisons de la République. Jamais on n’a autant poursuivi et condamné. Jamais on n’avait vu le délit politique fleurir avec une telle abondance[3].

On voit dans ces conditions quelle merveilleuse cible offrait le sinistre pantin.

Sembat ne le rata point. Quel réquisitoire passionné, émaillé de boutades et de traits mortels. Il est dommage, vraiment, qu’on ne l’ait pas recueilli en brochure. Cette philippique impitoyable reste un des chefs-d’œuvre du gouailleur qu’à l’occasion savait être Sembat.

Les choses, cependant, manquèrent se gâter.

Au moment où le président m’interrogea, j’oubliai complètement l’engagement que j’avais pris de demeurer bien sage et bien calme. Je fis une sortie furieuse. Je chargeai contre le capitalisme, contre les Patries bourgeoises. J’affirmai aux jurés qu’ils devaient me condamner ou m’approuver et condamner ainsi la Société que je combattais. Le dilemme était écrasant. J’ajoutai à cette belle déclaration un certain nombre de sottises grandiloquentes et je me rassis satisfait.

Derrière ses lorgnons, Sembat me lançait des regards courroucés. Ernest Lafont était dans une colère folle. Il y eut suspension d’audience. Lafont, de plus en plus exaspéré, me cria :

— C’est idiot… C’est la condamnation certaine… Je vais plaider l’irresponsabilité.

Je bondis :

— Ça, par exemple… Essayez… J’interviens pour qu’on vous enlève la parole.

— Nous verrons bien.

— C’est tout vu.

Nous nous enguirlandâmes (hein ! le joli passé défini) pendant un bon quart d’heure. Tout de même, Lafont réfléchit. Il prononça une plaidoirie très mesurée, jonglant avec les textes de loi. Pas la moindre allusion à mon « irresponsabilité ».

Mais Sembat ?

Il me semble le voir encore. Il se leva, souriant, les yeux pétillants de malice derrière les verres de son lorgnon. Il était en veston, très à son aise, comme chez lui. Un murmure approbateur l’accueillit.

— Messieurs les jurés, commenca-t-il, en me coulant un regard de côté, mon client est un jeune homme qui a soif de sacrifice. C’est un type dans le genre de Polyeucte.

Du coup, je sursautai… Je sentais venir la petite rosserie.

— Oui, messieurs, comme Polyeucte, il veut souffrir pour sa foi… Vous connaissez Polyeucte, messieurs les jurés ?…

Un temps. Puis :

— Racine nous dit que Polyeucte…

Hein !… Quoi ?… Racine ?… Je levai les yeux vers Sembat. Je le tirai par sa manche, murmurant :

— Mais non, Corneille…

Il n’entendit pas ou ne comprit pas, eut un geste comme pour me signifier : « Laissez donc !… » Et il reprit :

— Comme le dit Racine…

— Non… Corneille…

Cette fois, inquiet, Sembat se pencha vers moi. Je ne pouvais pourtant me dresser et hurler dans ses oreilles : « Corneille… Corneille… » Il ne comprit pas davantage mon insistance à l’interrompre. Et il continua.

Mais quelle pluie de sarcasmes ! Quelle avalanche de mots ! Un moment, il s’interrompit, essuya ses lorgnons, lança :

— J’ai lu dans Spencer…

Une seconde d’arrêt !

— Vous connaissez Spencer, messieurs les jurés, voyons, vous connaissez Spencer… À la Chambre même il est des députés qui le connaissent.

Dans la salle, c’était le fou rire. Les magistrats baissaient la tête, visiblement gênés, ne pouvant tenir leur sérieux. Cela dura près de trois heures. Un véritable feu d’artifice…

Résultat : Un an de prison et trois mille francs d’amende pour votre serviteur et pour le bon dessinateur Aristide Delannoy.

À la sortie, comme j’expliquais à Sembat le sens de mes interruptions à voix basse, il se refusa énergiquement à convenir de son lapsus.

— Ce n’est pas possible !… Voyons !… je ne suis tout de même pas déliquescent comme Clemenceau !…

Il fallut invoquer des témoignages. Le bon Sembat se vit dans l’obligation de se courber devant l’évidence. Il n’en revenait pas. Il me dit :

— C’est votre faute, ça !… Si vous n’aviez rien dit, comme convenu…

Il me quitta, maussade… Mais, au fond, ce qui l’embêtait le plus, ce n’était pas ce lapsus innocent, qui ne pouvait porter préjudice à sa réputation de fin lettré, c’était plutôt le verdict rendu par les jurés.

Par la suite — après treize mois de cellule bien tassés — je revis Sembat de loin en loin, au hasard des Congrès. Notamment à Nîmes. À ce moment-là, c’était la grande bagarre autour des retraites ouvrières dont Jaurès soutenait le principe, avec Vaillant à ses côtés, et que les guesdistes dénonçaient comme la « plus grande escroquerie du siècle. » Par extraordinaire, la tendance dite « insurrectionnelle » — les hervéistes — se trouvait d’accord avec les guesdistes. Chose rare. Le dernier jour du Congrès, Hervé s’en alla déjeuner avec Lafargue, le même qui lui reprochait de tirer des coups de pistolet pour faire retourner le passant.


Cet accord, sur un problème déterminé ne devait pas durer longtemps. Mais pendant tout le Congrès de Nîmes, ce fut une idylle. Les insurrectionnels étaient d’ailleurs divisés. Hervé, Jobert (nous aurons l’occasion de reparler de ce produit de l’allemanisme) et moi-même marchions à fond contre les retraites ouvrières. Louis Perceau, également rédacteur à La Guerre Sociale, se tenait aux côtés de Vaillant et de Renaudel. Sembat prononça un joli discours, tout à fait spirituel. Mais un instant, il fut « possédé » par Hervé. S’adressant à ce dernier, il lui disait :

— Je vous vois sourire, Hervé.

— Je souris, en effet, répliqua l’autre, parce que, derrière vous, je lis ce que vous ne pouvez lire. Et je songe aux vestes prochaines que va récolter le parti.

Et tout le Congrès de se tordre. Derrière Sembat, au fond, sur la toile, on pouvait lire ceci : « Complets solides. Vestes à bon marché !… » Pour la première et seule fois, je vis Sembat embarrassé. Il ne comprenait pas les raisons du rire qui se déchaînait.

J’eus alors la malencontreuse idée de prendre la parole. Je produisis quelques chiffres, mais je crois bien que je m’égarai dans mes calculs. Alors je me rattrapai avec des calembours. Je parlai du bateau des retraites ouvrières et j’esquissai mon regret de voir s’embarquer dans ce bateau Sembat le Marin… On rit. Après ce succès équivoque, je descendis et je passai près de Jaurès qui levait les bras au ciel et me dit : « Mon ami, c’est effroyable ! Vous avez une façon d’argumenter !… » Quant à Sembat, moitié figue, moitié raisin, il me murmura : « Vous nous avez asséné des chiffres formidables. Je ne vous croyais pas si versé dans la statistique. »

Un instant après, c’était Fiancette, aujourd’hui conseiller municipal, qui parlait. Fiancette, syndicaliste, se prononçait contre les retraites ouvrières. Mais socialiste modéré, il se trouvait fort embêté de compter dans les rangs des adversaires. Aussi sa démonstration était-elle fort embrouillée. On le sentait gêné. Il se tournait constamment vers le groupe jauressiste et semblait lui dire : « Vous savez, je ne puis faire autrement. » Alors je me levai et je lui criai :

— Ne vous excusez pas.

Fiancette se retourna, furieux.

— Citoyen Méric, me décocha-t-il, j’ai l’habitude de parler de choses que je me suis donné le soin d’étudier, ce n’est pas comme vous.

Ah ! j’avais réussi un joli tour. Là-dessus Sembat, de son banc, m’acheva :

— Fiancette a raison. Vous auriez mieux fait de vous taire.

Je baissai la tête, penaud. Mais l’intervention de Sembat s’expliquait. Il y avait alors nombre de chauffeurs dans le XVIIIe dont Fiancette était le puissant secrétaire. Sacré Sembat !

Mais puisque je viens de m’arrêter sur ce Congrès de Nîmes, qu’on me permette une parenthèse.

À cette époque, dans les congrès du parti, les tendances se heurtaient violemment. Cela n’empêchait nullement les adversaires de demeurer de parfaits camarades. C’est ainsi que j’ai toujours été l’ami de Renaudel, avec lequel je me suis trouvé, cependant, rarement d’accord et que je tiens pour un véritable, loyal et convaincu socialiste aussi bien que pour un très honnête homme, fidèle à ses amitiés, incapable d’une mesquinerie, quoique puissent en dire certains saligauds qui, pour continuer à jouer leur rôle dans le parti communiste — où les borgnes sont des rois — ont accepté tous les camouflets et toutes les déchéances. De plus, Renaudel est un lutteur opiniâtre. Il n’est pas de la nature du roseau. Ce vieux chêne normand préfère se résigner plutôt que de plier. Ce n’est pas comme le Breton merdeux Marcel Cachin dont les lâchages successifs sont légendaires. Il n’y a

qu’à comparer l’attitude de Cachin, lorsque la minorité socialiste de guerre, devenue majorité, le hissa malencontreusement à la direction de l’Humanité, et celle de Renaudel. Le « gros » était là, bataillant, discutant, offrant sa large poitrine aux coups. L’autre était caché et se faisait porter malade.

Tout le monde sait ces choses-là dans le Parti. Quand nous revînmes de quatre années et plus de guerre, nous les ignorions, comme nous ignorions le voyage en Italie aux frais du gouvernement français, l’argent apporté au scandaleux Mussolini et la réception du roi d’Italie[4].

Autant Renaudel est courageux, moralement et physiquement, et solidaire de ses camarades, autant Cachin

s’avère un vulgaire charlatan, féru de démagogie et prêt à déposer, les uns après les autres, tous ceux de ses compagnons devenus compromettants. Mais le malheureux est puni par où il a péché. Il a conscience au fond du rôle inqualifiable que sa soif de popularité et son intérêt immédiat lui font accepter. Il justifie avec éclat cette assertion de Chamfort :

« Quand on monte sur les tréteaux, on est bien forcé d’être charlatan ; sans quoi, l’assemblée vous jette des pierres. »

Je reviens à mon Congrès de Nîmes et je m’excuse de sauter ainsi, sans la moindre apparence de logique, d’une chose à une autre. Mais il s’agit de « souvenirs ». Au fur et à mesure que ma plume grince sur le papier, ces souvenirs se dressent en tas. Tel incident entraîne l’autre à sa suite. Une anecdote en appelle une autre.

Le Congrès terminé, Perceau me dit : « Viens-tu avec nous jusqu’au Pont-du-Gard ? Nous allons déjeuner par là. »

J’acceptai volontiers. Un militant du Gard, qui devait devenir député, par la vertu des voix réactionnaires — ce qu’on appelait alors un mal élu, — le citoyen Bernard (aujourd’hui communiste) s’était chargé de nous procurer une guimbarde. On s’entassa là dedans. Il y avait Jaurès, Renaudel, Poisson, Laudier, d’autres dont les noms m’échappent. On se mit à rouler dans la poussière.

Nous descendîmes dans un petit restaurant guinguette, au bord de l’eau, et nous nous installâmes, avec un appétit d’ogre, autour d’une immense table. La friture circula et les vins du cru. Déjeuner exquis, tant par la qualité des plats que par la conversation qui s’établit et monta haut. Ceux qui n’ont pas entendu Jaurès causeur ne savent rien.

Le déjeuner terminé, nous grimpâmes sur le fameux pont. Il régnait sur cette hauteur un vent à décorner un bœuf. Nous nous campions solidement sur nos pieds, tenant à deux mains le chapeau qui menaçait de survoler le fleuve. Tout à coup, catastrophe, Jaurès avait tiré un peu fort sur son melon ». Les ailes lui formaient un collier et il regardait, désespéré, la coiffe qui lui restait dans les doigts.

Le melon était, d’ailleurs, légendaire. On ne savait pas exactement depuis combien d’années le tribun le portait. Il aurait pu être utilisé pour la soupe d’une escouade. Car Jaurès poussait la négligence et le mépris de la toilette un peu loin.

Au retour, le soir, à Nîmes, Jaurès nous annonça qu’il était invité par un collègue de l’Université : Renaudel lui dit très sérieusement :

— Mon cher ami, pour aller ce soir dans le monde, il vous faut un autre chapeau.

— Allons chercher un autre chapeau, dit le tribun en soupirant.

On le conduisit dans une boutique. Il essaya un nouveau melon. Ça allait à peu près. Quand tout fut réglé, Jaurès se tourna vers le commerçant et, avec une parfaite naïveté, lui tendit l’ancien chapeau :

— Ne croyez-vous pas qu’on pourrait le raccommoder ?

Nous nous tordions autour de lui. Mais, au moment de partir, nouvel embarras. On s’aperçut que Jaurès avait un lacet jaune à un soulier et un lacet noir à l’autre. Il fallut lui faire comprendre que « pour aller dans le monde » il devait adopter une couleur uniforme.

Et Jaurès de demander :

— Vous croyez… Vraiment !

On eut quelque mal à le persuader.

Je vois que j’ai lâché Sembat. M’y revoici. Un des derniers entretiens que j’eus avec lui, à la Chambre, est demeuré dans ma mémoire. La vérité est qu’il m’enguirlanda quelque peu, se plaignant d’une critique que j’avais produite sur son livre : Faites un Roi sinon faites la Paix. Il me dit :

— Vous n’avez pas été chic… Et, d’ailleurs, vous n’y avez rien compris.

Pour commencer, j’avais fait passer une note dans la petite correspondance de mon journal où, sous prétexte de répondre à un lecteur, je disais : « Impossible de parler du livre de Sembat que nous n’avons pas reçu encore. » Sembat ne s’y trompa point. Il m’expédia le bouquin avec cette dédicace.

« À mon ami Victor Méric, qui est un cochon, en témoignage de ma vive sympathie. Mais Victor Méric est un cochon : quand on connaît le naturel chiche des éditeurs, on ne s’étonne pas qu’ayant à peine assez de services pour les quotidiens, l’auteur soit obligé de faire un peu attendre les revues et les amis. Et on ne se plaint pas comme il fait. C’est un cochon ! mais un cochon sympathique. »

Ma revue était un simple canard hebdomadaire sur huit pages, La Barricade. J’écrivis un long compte rendu du volume sous ce titre : « Ne faites pas de Roi et foutez-nous la Paix ! ». Je disais :

« Ce n’est pas à Sembat que je m’adresse irrévérencieusement ; c’est à la cohorte réjouie des camelots du Roi et d’oisons monarchistes qui piaillent depuis que le bouquin de notre ami a vu le jour.

« Car il n’y a pas à le nier, Sembat l’aurait fait exprès qu’il n’aurait pas mieux réussi. Ce pavé lancé d’une main sûre dans la mare aux grenouilles royalistes a suscité un tapage infernal. Des croassements éperdus montent vers les cieux attendris. Ces nobles batraciens ne se sentent plus de joie à la pensée qu’il existe un écrivain capable de les prendre au sérieux et de pondre un volume de trois cents pages pour commenter et discuter (sur le mode aimable) leurs pitoyables raisons. Quelle aubaine, hein ! Il n’y a que Sembat pour faire de ces coups-là. Sans avertir personne, sans rien dire de la blague qu’il imagine, vlan ! il vous assène son bouquin sur le crâne de Charles Maurras, lequel tout rayonnant d’avoir obtenu cette primeur, s’écrie aussitôt que L’Humanité et le socialisme tout entier boycottent le livre où il est parlé trop abondamment du Roi. »


On comprend qu’une critique sur ce ton plutôt vif n’ait pas été du goût de Sembat. À la vérité, je n’avais pas entièrement tort de reprocher au dilettante qu’était devenu Sembat, les sourires et les appels discrets qu’il prodiguait alors à Léon Daudet et à Charles Maurras. Sembat prisait énormément les deux champions du Roi qui, d’ailleurs, n’avaient pas donné pleinement leur mesure (c’était avant la mort de Jaurès, le tableau de chasse du fils de Tartarin, tout le bluff colossal dont ces intrépides héros nous offrirent le tintamarre éblouissant) et je n’étais pas loin d’avaliser son estime (littéraire) de Daudet. Ce Daudet est un écrivain qui possède un don fantastique de l’image, un vocabulaire surchargé, une verve inépuisable et toute rabelaisienne et qui, j’en ai la conviction, se fout et se contrefout royalement (c’est le cas) de toutes les sottises qu’il nous débite obligatoirement sur la tradition, la Sainte Église, la divine Monarchie… Quant à Maurras, issu des Martigues, c’est un type très fort (qu’on dit), mais il vous a une façon de manier le rasoir qui fait reculer — horresco referrens — les plus intrépides.

Cette petite brouille ne dura pas longtemps. Sembat était lui-même trop acerbe dans ses « papiers » de L’Humanité, trop frondeur et trop irrespectueux, pour ne pas admettre que la blague pût, à l’occasion, s’exercer à ses dépens.

Une des dernières fois que je retrouvai Sembat, ce fut — sombre époque — pendant la guerre. Je jouissais, pour six journées rapides, de ma première permission. Il y avait exactement quatorze mois que j’étais parti pour tenir l’emploi de héros malgré lui — un héros au long bec — et je revenais des environs de Berry-au-Bac. Mais, rassurez-vous, je ne vais pas vous raconter la guerre. J’ai bien, dans le temps, écrit comme tout le monde, un roman sur la « chose », un roman tout saignant et plein de boue. Je l’ai jeté aux vieux papiers, tant mon dégoût de la guerre est insurmontable.

Sembat, à ce moment-là, n’était plus tout à fait Sembat. Il était ministre de l’Union sacrée, Roi du charbon. Que cette erreur lui soit légère. Je la considérais alors comme un véritable crime, et, certes, je me serais décidé difficilement à lui réclamer une audience pour lui raconter certaines horreurs qu’il m’était absolument impossible de digérer.

Ces horreurs, auxquelles aujourd’hui encore je ne puis songer sans frémir, c’était l’assassinat de quelques pauvres diables de la Légion étrangère. Justement dans son volume Les Crimes des Conseils de guerre, l’ami Réau[5] leur a consacré un chapitre. Mais Réau eut été bien inspiré en consultant le Journal du Peuple et l’Humanité où, à plusieurs reprises, je suis revenu sur ces faits abominables, avec tous les détails utiles.

Ma permission tirait à sa fin, lorsque à la buvette de la Chambre, je rencontrai Jean Longuet. C’était en 1915 : quatorze mois, je le répète, avaient coulé. Longuet m’
Jean Longuet

interrogea longuement sur l’état d’esprit des camarades du front. Oh ! alors, quelle charge contre la guerre, contre les boucheries, contre l’égoïsme et l’incapacité des dirigeants. Je parlais, je parlais et je m’aperçus que Longuet était radieux. Il me dit :

— Cela confirme tout ce que je sais, tout ce que j’ai entendu.

Aujourd’hui, en me replongeant dans ces histoires d’hier et si lointaines pourtant, je garde la conviction que cette conversation ne fut pas sans influence sur l’attitude pleine de désintéressement et de courage — d’aucuns l’ont trop oublié pour que je n’y insiste point — qu’adopta Longuet au cours des hostilités. Mais soudain, en me retournant, je me vis nez à nez avec le père Vaillant.

J’aimais beaucoup le père Vaillant et il avait, dans toutes nos querelles de tendance, montré une véritable tendresse pour ces enfants terribles qu’étaient les hervéistes. Mais depuis… j’avais lu les articles de L’Humanité, où Vaillant faisait son petit Blanqui, le Blanqui de la « Patrie en danger ». Et, qu’on m’excuse, j’étais furieux. De plus mon vieux H.-P. Gassier m’avait montré un certain Carnet B

De sa voix grave, profonde, le père Vaillant me salua :

— Comment allez-vous, citoyen Méric ?

Nous échangeâmes une poignée de main. Et Vaillant, à son tour, de m’interroger.

Alors je me vidai complètement. Il y avait un groupe autour de nous. Je dis tout : mes colères, mes dégoûts, les poings crispés contre les dirigeants du parti, toute l’amertume qui montait contre le socialisme en faillite. Vaillant n’en revenait pas. Sa voix se faisait plus sombre. Il dit encore :

— Mais, citoyen, réfléchissez… l’ennemi ?

Je criai :

— Citoyen Vaillant, l’ennemi, c’est notre maître. L’ennemi, ce n’est pas le pauvre bougre vêtu d’un uniforme boueux comme le mien. L’ennemi, ce sont les beaux messieurs couverts de galons qui ont tout à gagner de la guerre.

Je poursuivis sur ce ton, de plus en plus agressif. Vaillant me quitta, sans un mot, sans me tendre la main.

Alors Longuet me dit :

— Mon cher ami, vous venez de l’achever. La plupart de ceux qui reviennent de là-bas lui disent à peu près les mêmes choses. Mais vous êtes allé un peu fort.

Pauvre Vaillant. Il avait fait voter l’insurrection plutôt que la guerre à la veille de la catastrophe ! Pourquoi faut-il qu’il ait vu l’horrible chose !

Là-dessus, Longuet me prit par le bras et me confia :

— Il y a réunion du groupe. Je vais réclamer qu’on vous
Vaillant

entende. Vous leur raconterez, à tous, votre assassinat de Pévy.

Je le suivis. Il faut croire que le groupe ne tenait pas essentiellement à connaître les détails de ce meurtre crapuleux, car la discussion se poursuivit durant plus d’une heure sur je ne sais quels sujets. J’étais à bout de patience. Mais comme les députés socialistes sortaient, la réunion achevée, j’aperçus Sembat. Il vint vers moi, rapide :

— Bonjour, mon vieux… Ça va ?

Et sans plus attendre :

— Il paraît que vous avez des détails intéressants à nous communiquer.

— Oui, à propos du drame de Pévy.

— Je sais… je sais. Eh bien, venez me trouver demain matin… Nous en parlerons.

— Vous trouver… Où ça ?

— Mais… au ministère.

J’eus une grimace. Sembat se mit à rire.

— C’est que, expliquai-je, je m’en vais après-demain. Ma permission est terminée.. Et je ne voudrais pas poireauter encore comme je viens de le faire.

— Vous serez reçu immédiatement. Vous n’aurez qu’à dire votre nom.

Le lendemain, un sapeur du génie de deuxième classe, revêtu d’une capote de couleur indéfinissable, se présentait au boulevard Saint-Germain et réclamait le ministre des Travaux Publics.

— Entrez, entrez donc, me cria le ministre, dès qu’un huissier m’eût introduit, que diable ! on ne va pas vous manger !

Je ne craignais pas d’être mangé, mais c’était peut-être la troisième ou quatrième fois que le hasard me conduisait dans le cabinet d’un ministre. Manque d’habitude. Ainsi les pauvres types qui s’embarquent sur un mauvais voilier sans avoir le pied marin. Et puis, j’étais dans la capote du « poilu ». Il n’y avait rien comme un poilu pour paraître timide devant un civil. Le poilu n’était plus à la page ; il ne savait plus ; il n’était pas loin de se considérer comme un « frère inférieur ».

Passons. Je débitai donc mon histoire à Sembat. Oh ! c’était bien simple. Une abominable exécution de volontaires étrangers.

C’était en juin 1915. Je me trouvais alors, près de Reims, dans une compagnie du 7e génie. Le 18 juin, au soir, l’on apprit qu’une sorte de rébellion avait éclaté au 2e Étranger qui cantonnait à quelques pas de nous. Il s’agissait d’engagés volontaires russes qui, après s’être battus terriblement à Carency, refusaient de monter en ligne avec leurs officiers et demandaient à être commandés par des Français.

Arrêtés, au nombre d’une trentaine, les légionnaires furent dirigés sur Pévy. Il y avait sur la route, dans un mur qui longeait la cour de la mairie, une immense cave. On transforma cette cave en prison et l’on y jeta les criminels.

Le lendemain, les principaux coupables étaient conduits dans une des salles de l’école, à la mairie. Un tribunal improvisé, composé d’un capitaine de gendarmerie, du commandant du 2e Étranger — juge et partie — et du commandant du 43e régiment d’infanterie (1er bataillon), alors au repos, les interrogea hâtivement. Mes souvenirs sont précis là-dessus. Le commandant du 43e s’appelait Vary (je ne garantis pas l’orthographe). Les neuf principaux criminels s’appelaient (j’ai, à l’époque, noté leurs nom et prénoms) : Chapiro, vingt-sept ans, Russe ; Artomachine, Russe ; Timauxian, Arménien ; Pallo, Finlandais ; Brondeck, Russe ; Alphaud, juif russe ; Petroff, Russe ; Nikolaief, Russe ; Dickmann, juif russe. Ces indications me furent fournies par l’Arménien Timauxian, un grand diable de jeune homme, ingénieur des Ponts et Chaussées. Je pus avoir quelques brefs entretiens avec ce malheureux dans la journée du 19 alors que, gardé à vue, il était conduit au fond de la cour de la mairie, vers les cabinets, entre deux hommes armés. C’était un idéaliste. Il s’était engagé pour combattre le militarisme allemand et il avait pesé de toute son influence sur ses malheureux camarades à Paris, pour les pousser à s’engager. Il m’expliqua ces choses, d’une voix grave et chantante, en me confiant tout l’espoir qu’il plaçait en la justice des officiers français. Il me dit comment ses amis étaient demeurés, par centaines, couchés sur le sol, à Carency, stupidement massacrés par ordre supérieur. Il me conta… mais je dois prendre son récit par le début. On verra que l’assassinat se complique d’un abominable mensonge et d’une odieuse tromperie.

Au mois d’août 1914, des milliers de Russes, intellectuels et ouvriers, se précipitèrent à l’ambassade. Tous voulaient rejoindre la Russie pour combattre. L’ambassade leur expliqua que de sérieux obstacles s’opposaient à leur départ et qu’il valait beaucoup mieux s’engager dans les rangs français. L’ingénieur Timauxian se fit alors recruteur. Mais, avant de contracter son engagement volontaire et de pousser ses amis à s’engager avec lui, il s’informa. Il demanda s’il était libre de choisir son arme. L’autorité militaire, d’accord avec l’ambassade, répondit « qu’il en serait de ces engagés comme des autres et que chacun pourrait choisir l’arme à sa convenance ». Alors les engagements se multiplièrent. Les uns firent choix de l’Infanterie ; d’autres du Génie ; quelques-uns de l’Artillerie. Le jeune ingénieur, pensant que ses aptitudes spéciales pourraient être utilisées, avait choisi le Génie. On les dirigea provisoirement sur des dépôts. L’autorité militaire « en dépit de promesses fermes qu’elle avait faites », organisait des bataillons spéciaux de la Légion étrangère et y jetait pêle-mêle les volontaires russes. C’est là que réside le « manquement cynique à la parole donnée, aux promesses faites officiellement ». Il serait intéressant de connaître, aujourd’hui, les responsables de cette indigne tromperie. Qui a pu prendre l’initiative de précipiter ces jeunes gens, pleins de bonne volonté et d’ardeur, prêts à donner leur existence pour ce qu’ils considéraient comme la cause du Droit et de la Justice (hélas !), parmi les brutes, pour la plupart austro-boches, de la Légion étrangère ?

Et ce fut, alors le plus douloureux des calvaires. Battus, injuriés, maltraités par les sous-officiers et les soldats ; méprisés par les officiers, ces malheureux connurent toutes les humiliations et tous les sévices. On leur reprochait violemment de « s’être engagés pour bouffer la gamelle ». Je ne puis reproduire ici les invectives et les ordures dont ils furent l’objet. « Jamais, me dit Timauxian, il n’avait entendu pareilles expressions. » Je note que parmi ces « bouffeurs de gamelle » il y avait, outre l’ingénieur arménien, quasi-millionnaire, le gendre du général russe Davidov ; l’étudiant en droit Pallo, etc… Rien ne leur fut épargné. Corvées, punitions, missions aussi dangereuses qu’inutiles. « On les faisait tuer » systématiquement. Cela dura des mois. Cela dura jusqu’au jour où, cantonnés à Pévy, ils réclamèrent bruyamment des officiers français et refusèrent d’aller se battre sous les ordres des brutes galonnées qui n’étaient, pour eux, que d’infâmes bourreaux.

Mais, quelques jours avant leur arrivée dans le petit village de Pévy, il s’était produit quelques incidents. Le commandant avait interdit formellement aux soldat d’acheter du vin. Il faut avouer qu’il avait quelques bonnes raisons pour cela. Jamais l’on n’a tant bu, l’on ne s’est tant saoulé qu’au front, dans les jours de repos. Le dieu Pinard avait toutes les armées pour fidèles. Il en résultait des bagarres, des actes de sauvagerie ou d’indiscipline qui menaient loin. Eh ! oui ! les héros étaient « comme cela », pas autrement. La « gnolle », et le pinard ont régné plus de quatre années « de la mer à Belfort », comme on disait alors.

Mais les poilus considéraient cette interdiction comme inopérante. Ils n’en continuaient pas moins de boire, et ils étaient bien excusables, et la plupart du temps on fermait volontiers les yeux sur leurs excès. S’ils absorbaient du vin rouge, ils le rendaient avec leur rouge sang. Par malheur, on en usa tout autrement avec les engagés volontaires étrangers.

Un sergent surprit deux hommes occupés à se ravitailler en liquide. Notez que ce brave homme était en train lui-même de faire ripaille avec quelques-uns de ses égaux et semblables. Il appela le corps de garde, fit arrêter les deux « indisciplinés », qui avaient nom : Koronof et Kask. Le premier eut le tort de protester. Puis, deux autres, Kirueff et Alphaud se mêlèrent de la dispute. Tout cela nécessita l’intervention du commandant qui, immédiatement et sans vouloir entrer dans les détails, fit ligoter les quatre hommes, plus un cinquième, Adamtchousky, qui avait hésité au moment de malmener ses camarades.

Alors, ce fut une scène abominable. Le sergent dont j’ai parlé — il se nommait Barras — sauta sur l’un des hommes liés et se mit à le frapper avec violence. Un lieutenant — Sandré — tomba sur eux à grands coups de pied. Il fallut que le commandant de la compagnie fit délier les malheureux, qu’on conduisit chez le toubib.

On voit, d’ici, l’état d’esprit des volontaires déjà ulcérés. Quand on leur commanda de monter en ligne, ils réclamèrent des officiers français, s’imaginant qu’ils seraient mieux traités. On ne les écouta pas, on les arrêta au nombre de vingt-sept. On les enferma dans la cave dont j’ai dit un mot déjà. Et une cour martiale fut aussitôt constituée. Elle dura à peu près deux heures. Nous étions deux ou trois, cachés dans les salles à côté et écoutant, voyant même par des ouvertures faites exprès. Le commandant du 43e régiment d’Infanterie présidait ce tribunal. Un capitaine fut chargé du réquisitoire. Quant aux accusés, impossible de dire un seul mot. Le commandant les interrogeait et, tout aussitôt, leur coupait la parole.

— Qu’avez-vous à dire ?

— Taisez-vous !

C’eût été comique sans l’affreuse tragédie qui se préparait. Vraiment, celui qui n’a pas assisté à une séance de cour martiale ne peut s’imaginer ce que ça peut être. Il faut avoir vu la scène du conseil de guerre dans le Serviteur du Diable, de Bernard Shaw, pour mesurer approximativement la stupidité des juges militaires.

Neuf des « révoltés », sur vingt-sept, furent condamnés à mort. C’étaient : Chapiro, Timauxian, Pallo, Alphaud, Nicolaeif, Petroff, Brondeck, Dickmann, Artomachine. Les autres récoltaient des années de travaux publics.

Dans la cour de la mairie je pus dire quelques mots rapides à Timauxian entre ses deux gardes du corps. Avec une sorte de stupeur douloureuse dans le regard, il me confia qu’il n’aurait jamais cru des officiers français capables de tels crimes ; qu’il les imaginait tout à fait différents des brutes de la Légion. Hélas ! Il ajoutait qu’on ne les fusillerait certainement pas, qu’on n’oserait pas et que, lui, d’ailleurs, avait expédié un télégramme à Paris et qu’on verrait bien. Confiance stérile. Le lendemain, on rassemblait les soldats du 43e. C’était le matin. À quelques-uns, nous nous étions fit porter malades pour pouvoir suivre, le plus près possible, le drame. Je filai à travers bois, me dissimulant derrière une rangée de sapins et de chênes qui dominaient une assez vaste clairière. Je vois encore les lieux comme si j’y étais. Les soldats arrivèrent lentement, débouchant d’un étroit chemin ; ils se placèrent à droite et à gauche de la clairière. Au milieu, on mit des gendarmes.

Dans le fond et sur ma gauche, une petite butte sur laquelle on conduisit les prisonniers, un à un. On les fit ranger tous les neuf, face aux deux compagnies de soldats. Un silence impressionnant s’établit. Et, soudain, on entendit :

— Au revoir, les Français !… Au revoir, les camarades !… Vive la France.

L’un des condamnés cria :

— À bas les Français !

La voix de Timauxian, que je reconnus distinctement, s’éleva alors :

— Non… non… Vive la France tout de même !

Parmi les neuf, tous gardèrent une attitude superbe. Un seul pleurait et pressait entre ses doigts crispés on ne savait quel objet.

La fusillade, sèchement, retentit. Un adjudant grimpa sur la butte et donna à chacun des cadavres le coup de grâce. Quand il se pencha vers Chapiro, celui qu’on avait vu pleurer, il eut une exclamation de surprise :

— Tiens ! Qu’est-ce qu’il a donc entre les pattes ?

Ce qu’il avait, ce qu’il pressait obstinément entre ses doigts, c’était une photographie représentant deux petits enfants, ses gosses, sa famille ! C’était sur eux qu’il pleurait, non sur lui.

On les enterra là, sur place. Longtemps, on put lire des inscriptions portant les noms des fusillés et les dates de leur mort. Peu à peu, la pluie, les orages effacèrent tout. La dernière fois que je passais à Pévy, c’était après la dernière invasion et le dernier recul des Allemands. Il n’y avait plus rien. La terre, labourée par les obus, creusée, ravinée, ne contenait peut-être pas non plus les ossements des victimes.

N’importe, il y a, à un kilomètre de la commune de Pévy, en contre-bas de la route qui file vers Cormicy, une clairière dans un bois qui dévale en pente, où le soleil joue et où chantent les oiseaux. C’est là que, par une journée de juin 1915, des soldats français ont assassiné, par ordre, neuf engagés volontaires, russes, arméniens et juifs, dont le crime était d’avoir offert leur vie pour la Justice, le Droit, la Civilisation.

Je m’excuse d’avoir autant insisté sur ce drame. Ce sont des souvenirs qui m’éloignent de la petite histoire socialiste que j’ai entrepris de conter. Mais ces souvenirs saignent encore en moi.

Sembat, à qui je fis le récit, m’écouta, silencieux et grave. Quand j’eus terminé, il dit :

— C’est bien ça… C’est bien ça… Ça confirme ce qu’on m’avait déjà dit.

— Comment, vous saviez ?…

— Eh ! oui ! on nous avait prévenus de ce qui se préparait. On parlait vaguement de mutinerie. C’est Gustave Hervé qui, le premier, a eu connaissance de la chose. Nous sommes allés tous deux voir Poincaré. Des ordres ont été expédiés immédiatement pour que l’exécution n’ait pas lieu. Malheureusement, on croyait les volontaires à Carency. Pendant qu’on les cherchait vainement là-bas, l’opération s’accomplissait à Pévy.

— Mais le commandant du 43e… le président de la Cour martiale ?…

— Celui-là a trinqué… On l’a déplacé et rétrogradé.

Piteux châtiment pour cet assassin. Je fis la grimace. Sembat me dit :

— Que voulez-vous… C’est la guerre. On ne fait pas ce qu’on veut. En attendant, je vous conseille de parler de ces faits à vos confrères… racontez la chose… il faut qu’on sache.

Puis, me tapant sur l’épaule :

— Alors, vous repartez demain… Et, dites-moi, vous vous amusez là-bas… Est-ce que vous ne prendriez pas un peu de repos ?

C’était comme s’il demandait à un prisonnier s’il tenait à courir sur les routes. Un immense espoir m’envahit. Je balbutiai :

— Ma foi, s’il y avait un moyen possible.

— Je vais étudier ça… Après tout, on a fait revenir des tas de gens… Comptez sur moi.

Nous nous serrâmes la main. Je n’ai pas su si Sembat avait « étudié ça » ou s’il s’était trouvé impuissant. Mais ce que je sais, c’est que je suis revenu de là-bas après quatre années et quatre mois, un rien, un tout petit rien dans une existence d’homme.

Je devais retrouver Sembat adversaire politique, au Comité directeur surgi du Congrès de Strasbourg. Il était « reconstructeur », j’étais membre du Comité de la Troisième Internationale.

Je revois, plus tard, Sembat au Congrès de Tours. Il me semble encore l’entendre. À un moment, sa voix se fait plus sourde. Il enlève ses lorgnons et se met à les essuyer. Et l’on vit qu’il y avait des larmes dans les yeux de ce sceptique, de ce blagueur. Du reste, on pleura beaucoup au Congrès de Tours. On pleura sur l’Unité brisée. D’aucuns jugèrent que nous étions les principaux coupables, nous, les vieux socialistes, les anciens membres du Parti. C’est qu’on n’avait pas compris l’exaspération que la guerre fit naître dans nos âmes[6]. Mais je reviendrai là-dessus.

La dernière fois que je rencontrai Sembat, ce fut, après des années écoulées, une rencontre toute fortuite. J’étais avec Daniel Renoult, rue des Écoles. Sembat passait. Il vint vers nous, radieux, nous tendit les mains. Il nous confia sa joie, une joie d’enfant. Autant que je puis me souvenir, il s’agissait de son neveu qui venait de passer brillamment ses examens.

— Je crois qu’il est reçu, nous dit Sembat.

Il ajouta :

— Je vais vous dire comme Clemenceau. Je suis content, très content.

Il nous quitta en riant. Quelques jours après, j’appris sa mort.

Avec Marcel Sembat, c’était un grand et charmant honnête homme, un militant ardent et convaincu, un érudit fin et spirituel qui s’en allait. C’était une force que perdait le parti socialiste.

Pauvre Sembat ! Je puis bien le dire aujourd’hui. Bien des vieux s’en sont allés. Les rangs se sont sensiblement éclaircis, mais aucune disparition ne m’a aussi profondément affecté.



  1. Voir le chapitre : Une section insurrectionnelle.
  2. Voir le chapitre : Une saison à la Santé, dans le volume : À travers la Jungle politique et littéraire.
  3. André Morizet, aujourd’hui sénateur de la Seine, publia sur cette dictature du Premier Flic de France (ainsi l’avait-on baptisé) une brochure très documentée, maintenant introuvable : De l’Incohérence à l’Assassinat ; Sembat en avait écrit la préface.
  4. Au moment où Cachin se préparait à partir pour l’Italie, aux frais du Gouvernement français, Renaudel, dans une séance du groupe parlementaire, lui fit observer :
    — Il est bien entendu que vous n’allez pas là-bas comme délégué du parti…
    — C’est entendu, fit Cachin en baissant la tête.
    — Il est entendu, reprit Renaudel, que votre voyage ne s’accomplit pas aux frais du parti.
    — C’est entendu, murmura Cachin de plus en plus piteux.
    Il partit. Il fut même reçu par le Roi qui prit la peine de l’aider à remettre son pardessus. Le grand homme en pleurait d’attendrissement. Mais l’on sait que les pleurs ne lui coûtent rien, de même que les palinodies. Si Victor Hugo avait connu ce phénomène, il aurait écrit : L’Homme qui pleure.
  5. Réau, membre du parti socialiste, rédacteur à La Volonté, est mort depuis que ces pages ont été écrites.
  6. Il y avait aussi l’enthousiasme provoqué par la Révolution russe alors dans toute sa splendeur. On marchait à fond. Depuis les méthodes des communistes nous ont quelque peu dégoûtés.