À travers la jungle politique et littéraire/1

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Librairie Valois (Première sériep. 5-29).

Mes démêlés avec
Laurent Tailhade


Mes souvenirs sur le grand poète « aristophanesque », dont on redouta, si longtemps, l’humeur belliqueuse et la plume mordante, datent d’assez loin. Cela, certes, ne nous rajeunit guère. Cela remonte aux environs de l’année 1900, à la clôture de l’affaire Dreyfus, qui passa comme un orage sur la France électrisée et creva, on peut bien le dire, en eau de boudin.

Laurent Tailhade était alors l’idole d’un groupe de jeunes gens férus de littérature et d’anarchisme. En grimpant les rues tortueuses qui menaient au « Sacré-Cœur » et au cabaret du « Zut », ou en promenant son ennui dans les allées du Luxembourg, sous la tignasse verte des arbres, on se récitait ses ballades :

Anarchie ! ô porteuse de flambeaux !

Ou encore, la chute de la « Ballade Solness » :

La claire Tour qui sur les flots domine !

Tailhade, par son âpre ironie, par la fureur de ses invectives et l’audace de ses blasphèmes, plus peut-être que par son lyrisme marqué du plus pur classicisme, avait conquis des âmes de vingt ans, des esprits téméraires qui s’affirmaient et s’imaginaient des libertaires et des révoltés.

On savait, de lui, ses aventures de jeunesse et comment une bombe stupide lui valut, non seulement d’être dangereusement blessé, mais aussi d’être bafoué par tous les laquais de l’écritoire qui prospéraient, à cette divine époque, comme, hélas ! à la nôtre. On le révérait ainsi que le maître de toute une jeunesse ardente, enthousiaste, qui ne songeait qu’à la lutte et rêvait de sacrifices féconds. Je crois que cette période gonflée de présomption est demeurée sans lendemain. Chaque temps a la jeunesse qu’il mérite.

Le poète était, alors, un des rédacteurs du Libertaire, qu’administrait le bon Louis Matha, à la barbe fleurie. Je donnais moi-même des papiers à cette honnête feuille. J’étais donc le collaborateur de Tailhade, et il y avait là de quoi hurler d’orgueil. Cependant, le malheur voulut que je ne rencontrasse jamais le maître. D’autres, plus favorisés, et qui s’appelaient Miguel Almereyda, Fernand Desprès (aujourd’hui communiste et rédacteur à l’Humanité) l’approchaient très souvent. Je ne savais, sur le poète, que ce qu’ils voulaient bien me confier.

Un beau matin, Laurent Tailhade publia, dans ledit Libertaire, un article qui fit scandale. C’était l’inoubliable époque qui vit le tsar, Nicolas II, reçu, parmi des fêtes splendides, dans la bonne ville de Compiègne. La tsarine était de la partie, et, à cette occasion, on réclama à Edmond Rostand un de ces poèmes badins dont il avait le secret. L’auteur de Cyrano se surpassa. Il fut plus mirlitonesque que nature. On se souvient encore de ce couplet :


Les acajoux impériaux
Se répètent avec délice :
« Nous avons une Impératrice ! »
Un ancien tapis d’Aubusson,
Sur un air de vieille chanson,
Fredonne : « Rien qu’à la façon
»Dont je sens sur moi qu’elle glisse,
»Oh ! oh ! c’est une Impératrice ! »


Ce « Oh ! oh ! c’est une impératrice ! » fit la joie des hommes de ma génération. Je me souviens l’avoir parodié, à propos de je ne sais plus quelle Egérie à la mode :

Oh ! oh ! c’est une Inspiratrice !

Les cabarets montmartrois (ça existait alors) s’en emparèrent, ainsi que les revues de café-concert. Mais un autre poète veillait, qui s’arma de la plume féroce du pamphlétaire. Et ce fut la page fulgurante intitulée : « Le Triomphe de la Domesticité. »

Ah ! cette page qui parut dans le Libertaire du 15 septembre 1901, quel émoi et quel enthousiasme elle souleva !

Tailhade, brutalement, et avec somptuosité, disait son fait au tyran moscovite que les républicains français ne craignaient point d’acclamer ! Et nous allions, nous, répétant ces périodes enflammées. Tenez, aujourd’hui encore, elles chantent dans ma mémoire.

Écoutez :

Quoi ! Parmi ces soldats illégalement retenus pour veiller sur la route où va passer la couardise impériale, parmi ces gardes-barrières qui gagnent quelques francs tous les mois, parmi les chemineaux, les mendiants, les trimardeurs, les outlaw, ceux qui meurent de froid, sous les ponts, en hiver, d’insolation, en été, de faim, toute la vie, il ne s’en trouvera pas un pour prendre son fusil, son tisonnier, pour arracher aux frênes des bois le gourdin préhistorique, et, montant sur le marchepied des carrosses, pour frapper jusqu’à la mort, pour frapper au visage et pour frapper au cœur la canaille triomphante, tsar, président, ministres, officiers et les clergés infâmes, tous les exploiteurs qui rient de sa misère, vivent de sa moelle, courbent son échine et le payent de vains mots. La rue de la Ferronnerie est-elle à jamais barrée ?

La semence des héros est-elle inféconde pour toujours ? Le sublime Louvel, Casério, n’ont-ils plus d’héritiers ? Les tueurs de rois sont-ils morts à leur tour, ceux qui disaient avec Jérome Ogliali, l’exécuteur de Galéas Sforza, qu’un trépas douloureux fait la renommée éternelle ? Non, la conscience humaine vit encore !

Hein ! quel accent cela avait ! Trop, même. Car la justice s’alarma. Des poursuites furent décidées contre le poète. Le ministère, où brillaient alors Millerand et Gallifet, expédia l’écrivain et le gérant du Libertaire Louis Grandidier, devant les juges. Tailhade récolta un an de prison. Grandidier en eut pour six mois.

Tailhade entra en prison à la Santé. Tout ce qu’il y avait alors de plumitifs réactionnaires et nationalistes exulta. La joie était immense dans ces milieux. Ils étaient si nombreux, ceux que le poète armé du fouet de la satire avait fouaillés sans pitié ! Mais, par contre, toute la jeunesse dont j’ai parlé, tout ce qu’il y avait de généreux et de noble dans le pays, applaudit au geste — c’était bien un geste — de l’écrivain qui, sans doute avec une véhémence passionnée, mais aussi avec un ardent amour de la liberté, venait de se dresser, seul, contre un despote sanglant.

Or, un soir, comme je pénétrais dans les bureaux — les pauvres bureaux ! — du Libertaire, je trouvais Matha fort soucieux.

— Tenez, me dit-il, lisez donc ce que Tailhade m’écrit.

Il me tendit une feuille de papier. Je lus. Des années ont coulé depuis sur mon crâne, mais je n’oublierai jamais le sursaut de stupéfaction que me procura cette lecture.

« Monsieur, écrivait Tailhade, vous m’avez fait insulter par un insecte tombé de votre belle barbe. »

Suivaient quelques magnifiques injures comme seul Tailhade savait les prodiguer.

J’interrogeai Matha :

— Que signifie ?…

Ce que cela signifiait ? C’était bien simple. Un des jeunes rédacteurs du Libertaire, un nommé Robert Vertpré (qu’est-il devenu ?), avait accoutumé de nous donner des chroniques qu’il signait, en fantaisiste : « La Pipe au Bec ». Dans sa dernière chronique, précisément, il s’occupait de Tailhade, alors prisonnier de la République française. Et, tout en rendant hommage au courage de l’écrivain, il déplorait que quelques violences de plume l’aient conduit dans une cellule. Selon lui, une telle énergie aurait pu être mieux employée, et c’était folie que de fournir aux maîtres des prétextes pour sévir. Cela n’était pas très méchant. Mais il paraît que c’était plus que suffisant pour déchaîner l’ire du poète, déjà ulcéré par maintes attaques perfides. De là, l’insecte tombé de la belle barbe. Et sous la plume de Tailhade, il y avait un autre mot que celui d’insecte. On me permettra de ne pas le transcrire ici.

Cependant, on s’expliqua. Matha s’en alla visiter, au quartier politique de la Santé, le poète courroucé. Tout parut oublié. Mais Laurent Tailhade, vindicatif, devait conserver longtemps le souvenir de cette effroyable injure.

Vous allez voir, par la suite, ce qu’il m’advint, à cause de ce malencontreux article dont j’étais parfaitement irresponsable et auquel je n’avais participé en rien. Il y a, comme ça dans l’existence, des chocs en retour qui s’expliquent et se justifient difficilement.

Tailhade, enfin libéré, prit à peine le temps d’un peu de repos et se jeta, avec une ardeur nouvelle,


dans la bagarre. Il fut alors de toutes les réunions et manifestations d’avant-garde. On entendait, trois ou quatre fois par semaine, au fond des quartiers populaires, dans les salles de meeting, retentir sa voix claironnante où roulaient tous les cailloux de son pays. Ses attitudes, ses gestes larges et, parfois, comme bénisseurs, la façon dont il assénait sur le front des auditeurs, ses périodes les plus magnifiques et ses traits les plus empoisonnés, soulevaient les foules ivres de passion. Il connut d’éclatants triomphes. Et ce fut, au cours d’une de ces soirées délirantes, que je pus, enfin, l’approcher. Grandidier, son codétenu de la Santé, me présenta.

Je devais surtout le retrouver, pendant des années, fidèle à ce rite, autour de la statue d’Étienne Dolet, place Maubert. Ce lieu était l’occasion de furieuses manifestations anticléricales que conduisaient des hommes comme Viviani.

Où sont donc ces temps héroïques ? J’ai rencontré là, et aussi à la fameuse salle d’Arras, où tout se terminait par des harangues, des jeunes gens qui débutaient dans la carrière. Un de Monzie, par exemple. Un Albert Métin. Un Émile Buré, plus tard directeur de l’Ordre, alors hantant le Mouvement socialiste de Lagardelle. Mais j’allais oublier le plus beau. Il y avait surtout une sorte d’animateur qui se nommait Henry Bérenger — le sénateur-ambassadeur, parfaitement !

Quel chahut, place Maubert ! On jetait des fleurs et des couronnes sur le socle où se dresse le martyr. Les drapeaux de la Libre Pensée, les drapeaux rouges des socialistes claquaient au vent. Et, naturellement, les brigades centrales donnaient du poing. Mais c’était, malgré tout, la belle période où l’on avait à peu près encore le droit de manifester dans la rue.

Là-dessus, l’abbé Charbonnel (mort dernièrement) fonda, avec Bérenger, l’Action, quotidien farouchement anticlérical. Tailhade était de l’équipe, avec Gustave Téry, Jean Allemane, nombre de futurs députés, sénateurs et ministres. En ce temps-là, les journalistes anticléricaux quittaient leurs salles de rédaction pour s’en aller porter la contradiction, dans une église, parmi les fidèles consternés, au curé prêcheur. Cela au grand scandale des confrères bien pensants.

Puis ce fut la rupture entre les deux codirecteurs de l’Action. Charbonnel tira à hue, Bérenger à dia. La polémique eut un certain retentissement et il est demeuré de ce conflit un témoignage rare, un livre : Monsieur, Madame et l’Autre, dû à la collaboration du prêtre défroqué Guinaudeau, de Téry et de quelques autres. Mais chut ! n’éveillons pas les haines mortes.

Vers 1906, dans un petit bureau situé au-dessus des locaux de l’Action, quelques hommes se réunissaient pour tenter de lancer un hebdomadaire d’avant-garde. Nous étions convoqués par un certain Rollin, ex-administrateur de l’Action et grand ami, disait-on, de Bérenger. Le succès de la nouvelle feuille était, paraît-il, assuré. Les articles (chose absolument surprenante en ce temps) devaient être payés, faiblement il est vrai. On se mit promptement d’accord. Le journal fut baptisé l’Internationale et j’en devins le gérant en même temps qu’un des principaux rédacteurs, moyennant vingt-cinq francs par semaine.

C’était, ma foi, un curieux hebdomadaire, superbement illustré, vivant, combatif en diable. Le directeur-administrateur, Rollin, semblait décidé. Les collaborateurs se nommaient Aristide Briand, Henry Bérenger, Charles Dumont, Jean Allemane, Laurent Tailhade, etc. Et c’était là que j’allais, de nouveau, rencontrer le poète.

L’Internationale vécut quelques mois, glorieusement. Mais, bientôt, l’administrateur Rollin suspendait ses paiements. Il y avait du tirage. Seul, Tailhade avait réussi à se faire verser des avances. Car, presque toujours, il opérait ainsi et c’était un des côtés piquants de son caractère. Non qu’il fût homme d’argent, le malheureux ! Il n’en connaissait point la valeur et la monnaie filait entre ses doigts. Mais la propagande révolutionnaire et la littérature anticléricale, pas plus que la poésie, ne nourrissaient leur homme. L’impécuniosité, comme il aimait à le redire, était très souvent le lot de Tailhade, ce qui le conduisait à se présenter prématurément à la caisse.

— Mon cher ami, disait-il, avec sa désinvolture de gentilhomme, ces questions d’argent sont, entre nous, fort méprisables. Aussi, ne pensez-vous pas que, pour ne plus avoir à y revenir, il conviendrait une fois pour toutes, de me verser le prix d’une série d’articles ?

Généralement, on s’exécutait. Et Tailhade aussi. Je ne connais guère qu’un directeur qui résista à de tels arguments. Ce fut Paul Meunier, à la Vérité.

Un beau jour, je cessai ma collaboration à l’Internationale. Des bruits fâcheux couraient sur l’administration. Et, d’autre part, j’étais appelé en province, pour une tournée de conférences. Je n’y pensais plus et j’avais réclamé, en vain, les deux ou trois cents francs qui m’étaient dus, lorsque ouvrant un journal, j’appris avec stupéfaction l’arrestation du sieur Rollin, compromis dans le fameux complot Tamburini.

Il fut établi que ce Rollin était de la police politique et organisateur de complots. Nous étions tombés en de jolies mains.

À mon retour à Paris, je pus revoir Tailhade, fréquemment. Ce n’était déjà plus le même homme. La maladie commençait à le harceler. Et cela, peut-être, pourra expliquer ce qu’on n’a pas craint d’appeler sa trahison, alors qu’il s’agissait simplement d’un geste irréfléchi et d’un mouvement de dépit tout spontané.

Voici les faits. Nous venions, à quelques-uns, de fonder une organisation de combat : l’Association internationale antimilitariste des Travailleurs, dont le siège était à Amsterdam, avec comme secrétaire général, le vieux militant socialiste Doméla Nieuwenhuis. Tailhade avait été bombardé membre du Comité directeur, pour la France, avec Almereyda comme secrétaire. Mais c’était une adhésion purement pour la forme. Tailhade n’assistait point à nos réunions et ignorait tout de nos décisions.

C’est alors que parut la fameuse affiche rouge, signée d’une vingtaine de noms, parmi lesquels ceux d’Urbain Gohier, de Gustave Hervé (qui naissait à la célébrité), de l’écrivain Han Ryner et de Laurent Tailhade. Le philosophe Han Ryner se récusa aussitôt. On connaissait ses opinions et, d’ailleurs, on avait oublié de le consulter avant d’inscrire sa signature au bas de l’affiche. Quant à Tailhade, que se passa-t-il dans son esprit ? C’est ce que nul ne comprit. Il protesta avec fureur contre l’abus de sa signature. À un journaliste qui l’interviewait, il déclara superbement :

— J’ai, sans doute, reçu un avis parmi d’autres paperasses émanant du marchand de vin ou d’un fabricant de pâtes alimentaires. J’ai jeté tout cela au panier.

Il ajoutait qu’il ne saurait, sous aucun prétexte, souhaiter l’assassinat de jeunes gens, même agrémentés de galons. Ce n’était pas là son langage habituel. Cette attitude inexplicable surprit douloureusement ses amis. Il y eut des jugements sévères qui atteignirent le poète au cœur. Il se cabra et persista. Ce fut bientôt la rupture presque irrémédiable entre Tailhade et ceux qui se proclamaient ses fidèles admirateurs.

Alors, le poète, délaissé, furieux, cédant comme toujours à ses impulsions, écrivit à Arthur Meyer, directeur du Gaulois, — l’homme qu’il avait le plus poursuivi de ses sarcasmes et de ses invectives, — une lettre publique d’excuses insensées. Une lettre du même genre était adressée à Edouard Drumont. On racontait alors qu’au Gaulois, le directeur consulta ses amis. Tous croyaient à une plaisanterie. On délégua, pourtant, quelqu’un auprès de Tailhade, avec mission de l’interroger adroitement. Avait-il vraiment écrit la lettre ? Le poète répondit affirmativement.

Le lendemain, le Gaulois publiait cette missive extraordinaire — véritable aubaine pour lui. Et ce fut une stupeur. Comment, lui, Tailhade !… Ses derniers défenseurs courbèrent la tête, résignés. On proclama : Tailhade est mort !

Il devait se reprendre promptement. Mais ce qu’il put souffrir, par la suite, de cette incartade, ceux qui l’ont approché, seuls, peuvent le dire. C’était le remords persistant et lancinant de sa vie. Il y revenait sans cesse. Vers 1907, il m’écrivait, pour me prévenir de sa visite prochaine, à la Santé où je villégiaturais :

— Je suppose, encore que l’on m’ait refusé, il y a sept ans, la visite de Sébastien Faure, que ma présence ne fera pas difficulté. Depuis que je me suis « vendu » à Arthur Meyer, que je suis devenu catholique et vais à confesse pieusement, j’ai pour moi l’Église et la police, les flics, le cardinal-archevêque et la rédaction du Gaulois

Cette obsession ne le quitta guère. Jusqu’à sa mort, le pauvre Tailhade devait regretter amèrement son geste inconsidéré. Du moins a-t-il pu s’en aller avec la certitude que tout cela était oublié et pardonné.

Après une assez longue cure de silence, rendue indispensable par sa malencontreuse lettre à Arthur Meyer, qui constituait un véritable reniement public, le poète tenta sa réapparition, timidement. Il devint le collaborateur de Jacques Landau, qui venait de lancer une feuille redoutable et redoutée : Je dis tout ! Là, le polémiste était à son aise. Il pouvait tout se permettre et nul ne lui demandait compte de ses violences de plume.

Il débuta par des attaques passionnées contre ses amis d’autrefois, notamment contre ceux qu’il appelait les « cagots de la Loge ». Il brossa, au vitriol, de petites peintures des milieux anarchistes et bohèmes de la Butte. Et c’est alors qu’il se souvint, que, quelques années avant, certaine « Pipe-au-Bec » s’était permis de lui manquer de respect.

Or, Tailhade s’était mis dans la tête — comment diable cela s’était-il fait ? — que le pseudonyme « Pipe-au-Bec » cachait votre serviteur. Il ne m’avait jamais parlé de cette déjà vieille histoire, ni confié, à ce sujet, le moindre soupçon. Aussi quel ne fut pas mon ahurissement, lorsqu’on me communiqua une chronique du poète dans laquelle j’étais violemment pris à partie. Tailhade m’y qualifiait de « jeune bourgeois qui jette sa gourme » ; il me reprochait d’être le fils d’un sénateur radical (mon père était, en effet, sénateur du Var) et, enfin, il se plaignait amèrement des injures effroyables dont je l’avais comblé.

Ma foi, je n’étais guère d’humeur, à ce moment-là, à me laisser ainsi houspiller. Je disposais d’une tribune assez retentissante, à la Guerre Sociale, de Gustave Hervé, dont j’étais le principal collaborateur. Je répliquai à Tailhade avec quelque fureur et un peu de mépris, dans un simple « post-scriptum » intitulé : « Le cadavre récalcitrant. » Je me souviens même que dans cette dizaine de lignes, après avoir tué mon adversaire définitivement, je le traitais de moribond et ne lui donnais plus longtemps à vivre — ce qui fit la joie d’Almereyda auquel rien n’échappait.

Première passe d’armes entre Tailhade et moi. Cependant, des amis intervinrent qui expliquèrent son erreur au poète. La « Pipe-au-Bec » et Méric, cela faisait deux êtres différents. Tailhade avoua sa méprise. Il me fit transmettre ses regrets. Tout s’apaisa.

Quelques mois coulèrent. Puis, j’entrais, à mon tour, dans l’hospitalière maison de la Santé. Je venais de recueillir une année de prison pour avoir trop vigoureusement exprimé ma pensée sur l’expédition du Maroc et les massacres de Casablanca. Quelque temps après, j’écopai encore de six semaines pour avoir médit de la caserne dans une chronique purement littéraire consacrée à Lucien Descaves et à son roman : Sous-Off’s. Enfin, les affaires sanglantes de Draveil-Villeneuve, où la troupe tira sur la foule ouvrière (sous le premier ministère Clemenceau), m’avaient valu une condamnation à cinq années (cette dernière condamnation fut amnistiée par la suite).

Dans les cellules voisines, se trouvaient Almereyda, Eugène Merle, Aristide Delannoy, le puissant dessinateur de l’Assiette au Beurre et des Hommes du Jour, et tout un lot de royalistes parmi lesquels Maurice Pujo, André Gaucher, Maxime Réal del Sarte, Plateau, etc. Gustave Hervé, ayant fini son temps, nous avait joyeusement faussé compagnie, dès les premiers mois de mon incarcération.

Ces années de prison qui pleuvaient à flots sur les têtes de journalistes et d’hommes politiques finirent par émouvoir nombre de nos confrères. Le dessinateur Iribe, qui dirigeait alors un journal satirique illustré, le Témoin, — un journal fort intéressant et très original, — prit l’initiative d’une vaste protestation et s’adressa au monde intellectuel. De tous côtés, on répondit pour réclamer notre libération.

Laurent Tailhade répondit comme les autres.

Oui, mais… la Pipe-au-Bec avait encore fait des siennes. Tailhade expliquait que, lors de son emprisonnement, je n’avais nullement hésité à l’injurier très gravement. Magnanime, il consentait à me pardonner et demandait ma mise en liberté immédiate.

Du coup, mon sang ne fit qu’un tour, comme on dit. J’écrivis une lettre furieuse au poète et j’avisai son ami et ancien codétenu, Louis Grandidier, de cette nouvelle incartade. Il en résulta, quelques jours après, cette missive que Tailhade m’adressa à la Santé :

Il y a maldonne, mon cher confrère ; je vous ai, de la meilleure foi du monde et sans que personne ait pris jamais la peine de me détromper, confondu avec ce « Pipe-au-Bec », dont les élucubrations, en effet, ne me paraissent dignes ni de vous ni de moi. À vous parler franc, cette erreur me cause un plaisir véritable. Je suis tout à fait heureux de vous tendre la main sans qu’il subsiste entre nous autre chose que le souvenir d’escarmouches où nous nous sommes escrimés l’un et l’autre suivant notre humeur combative. Et puisque nous voilà sur un pied de confidence et d’abandon, laissez-moi vous dire qu’il eût été plus confraternel et, je lâche le mot, plus élégant de me tirer vous-même d’une erreur dont, après tout, je n’étais pas coupable. Cela dit donnons-nous mutuellement quittance de nos invectives et passons à un discours moins irritant.

Cette petite leçon, après le premier incident de Je dis tout, n’était pas faite pour me désarmer. D’autant que l’attaque brutale de Tailhade venait de se produire à l’heure même où je songeais (et il en était prévenu) à inscrire sa biographie dans la collection des Hommes du Jour. Je ne répondis pas un mot et j’attendis. Mais laissez-moi vous confier quelques passages, encore, de sa lettre :

Je quitte incessamment la Belgique ; pendant une halte assez brève que je ferais à Paris avant de partir pour les Pyrénées où je vais passer quelques semaines chez ma vieille maman, j’irai moi-même vous porter à la Santé les livres qui vous manquent pour me peindre en pied, m’entendre avec vous au sujet de l’iconographie dont vous m’illustrerez. J’estime qu’il ne me serait pas impossible d’obtenir un crayon de James Ensor, chose rare à coup sûr, et qui ne peut manquer d’être fort intéressante. Nous rédigerons ensemble, si vous le voulez bien, le questionnaire auquel je vous répondrai par écrit à tête reposée. Car, vous n’en doutez pas, je mets une certaine coquetterie à me faire juger par vous.

Quant à vos appréciations touchant l’homme public, invectivez, accablez-moi d’injures, si cela vous amuse. Je n’y contredirai point. Un artiste, un poète qui descend à brailler avec la foule et croit bêtement pouvoir ainsi rendre les hommes un peu moins stupides et malfaisants, mérite les pires avanies.

Après ça, le poète, cédant à la mélancolie, m’offrait une sorte de confession douloureuse :

J’ai connu, pendant mon apostolat révolutionnaire, tous les dégoûts imaginables ; j’ai coudoyé toutes sortes de laideurs, de bêtises ; j’ai frayé avec les plus sinistres mufles qui champignonnent au soleil ; j’ai rencontré, dans les milieu soi-disant d’avant-garde, une ânerie, une étroitesse, une ignorance, une crasse et des préjugés qui font goûter l’esprit, le dandisme et la belle humeur des F. F. Quatre-Bras.

Quant à l’anarchie, à la revendication de la justice par des moyens violents, je la crois vaine et malfaisante. Néanmoins, le jour où vous aurez dressé une équipe de gars résolus à quelque geste suprême, ce serait un plaisir pour moi que d’offrir mon vieux sang à une heure de beauté ; de même — et je pense qu’il est inutile de vous dire cette chose — le jour où quelque révolutionnaire ayant fait le geste d’Harmodias, se trouverait menacé de la prison ou de l’échafaud, il n’aurait pas de refuge plus sûr que ma maison. Le pain de ma pauvreté lui appartiendrait plus qu’à moi-même, aujourd’hui comme autrefois, demain comme aujourd’hui.

Quant à croire à l’efficacité du geste, à l’efficacité de la propagande, je m’y refuse absolument et je ne vous cèlerai pas une minute que je range au nombre des martyrs ridicules tant de braves garçons qui, au lieu de vivre leur vie, se sont fait détériorer la colonne vertébrale pour l’inexplicable plaisir de faire sauter des pignoufs en train de boire de la chicorée en écoutant des tziganes raclant n’importe quelle chose sur Martha.

Tout Tailhade est dans ces lignes et c’est pourquoi j’ai cru devoir donner d’aussi larges extraits de cette lettre. Impulsif et aigri tout à la fois, mais fidèle malgré tout aux convictions de toute sa vie, et toujours prêt au « geste de beauté », tel m’est apparu alors cet incomparable pamphlétaire.

Je dois dire que, cette fois, après explications complètes, les fumées âcres de la « Pipe-au-Bec » disparurent et que la pipe elle-même fut définitivement reléguée au magasin des vieux débris et ferrailles.

Impulsif, ai-je dis. Et d’un courage physique à toute épreuve. Il ne reculait devant aucun péril. Il était toujours disposé à payer. Mais quelles attaques véhémentes et injustifiées ! Quelles injures, éblouissantes, certes, mais mortelles sous sa plume féroce ! Il partait en guerre, brusquement, sans qu’on pût bien s’expliquer ses raisons. Quand il n’y avait pas une « pipe au bec » sous roche (si l’on peut ainsi dire), il y avait on ne savait quel malentendu bizarre, quelle impression fâcheuse produite sur les nerfs du poète.

Dans ce Je dis tout, dont j’ai déjà parlé, Tailhade s’était jeté follement sur deux redoutables journalistes Gustave Téry et Urbain Gohier, qui publiaient alors l’Œuvre hebdomadaire, à couverture rouge. Il en résulta deux duels — deux duels sans résultats… — au pistolet. Mais lorsque, dans son combat avec Gohier, les deux balles furent échangées, Tailhade soudain, se précipita sur son adversaire, le prit entre ses bras et l’embrassa. Gohier n’en revenait pas.

Tailhade se battait volontiers. Je l’ai vu, dans des réunions publiques, sauter à la gorge d’insulteurs. Mais il était surtout partisan du duel. Infirme de la main droite, à la suite d’un coup d’épée, il n’en continuait pas moins à aller sur le terrain. Et qu’on me permette de citer encore un passage d’une lettre qu’il m’adressa à la suite d’un duel où j’eus la faiblesse de figurer.

Je venais de me battre à l’épée avec le poète Lionel des Rieux, mort depuis au front. Cela à cause de l’affaire Ferrer. J’avais sciemment injurié une des filles du martyr fusillé à Montjuich, qui n’avait pas craint de se prononcer pour le roi d’Espagne contre son père. Lionel des Rieux était l’ami de cette enfant modèle. Il prit sa défense et me colla du fer dans le biceps.

Tailhade m’écrivit alors (5 décembre 1909) :

« Tous mes compliments, mon cher ami. Vous êtes de ceux qui montrent que les révolutionnaires aussi savent se battre et que, sans distinction de carrière, les pleutres seuls se refusent à ce genre de déduit. Le sort des armes ne vous a pas été favorable. Mais cela n’importe. La blessure qui vous entra au poignet est pour un jeune homme de notre race beaucoup mieux décente que les bracelets d’or des esclaves anglais.

« Moi, les épées et les pistolets m’ont récemment épargné. Mais la bise du Nord-Est s’est faite moins débonnaire. J’ai remplacé par un rhumatisme aigu l’« altière faveur » de l’estocade… »

Jusqu’à son dernier jour, Tailhade se déclara « prêt à payer », comme il disait.

Il avait, du reste, des ennemis nombreux et implacables. On aurait dit qu’il prenait plaisir à grossir leurs rangs. Parfois, il tombait sur un confrère ou un ami de la veille sans rime ni raison. Certains d’entre eux, d’ailleurs, lui rendaient coup sur coup.

Parmi ses adversaires les plus dangereux, le pamphlétaire catholique Léon Bloy. L’auteur du Désespéré, cependant, avait, presque seul dans la presse de cette époque, pris violemment la défense de Tailhade blessé par une bombe au restaurant Foyot. Tous s’acharnaient sur l’homme qui, quelques semaines avant, n’hésitait pas à déclarer : « Qu’importe la disparition de vagues humanités, si le geste est beau ! » Mais, par la suite, Léon Bloy n’observa aucun ménagement avec Tailhade. Il déclarait superbement que ce dernier « ramassait les miettes de ses festins ». Il l’appelait : « le cyclope des vespasiennes ». Passons.

Willy aussi connut les invectives de Tailhade. Seulement, il se vengeait assez cruellement en l’introduisant dans ses romans et à coups de calembours. Tels de ses personnages s’appelaient Lord Entaillade ou l’Orang Tailhade. Jeux innocents.

Mais le plus injurié fut Jehan Rictus, le poète des Soliloques. Comment cela se fit-il et pourquoi Tailhade en voulait-il autant à l’auteur du Revenant ? On ne l’a jamais bien su. Il avait commencé par admirer le chantre de la misère et, dans un article dithyrambique, par le comparer au Dante. Puis, brusquement, il se mit à lui tomber dessus, à toute occasion, de façon parfois assez basse, recherchant ses origines, fouillant dans sa vie privée. Le pauvre Rictus n’avait pas les moyens de riposter. Alors il se rattrapait comme il pouvait. Certains soirs, on le voyait, à une table de brasserie, s’escrimant de la plume ou du crayon. Quand on s’approchait, on constatait que Rictus dessinait. Eh ! oui, il dessinait des choses plutôt obscènes et, au-dessous, il écrivait : Laurent Tailhade. Vengeance puérile.

Et Jean Lorrain ? Et Loti ? Et Bourget ? Qu’est-ce qu’ils prirent ! Zola, lui-même, ne fut pas épargné. Dans les premières éditions de Au Pays du Mufle on lisait ces vers :

Zola, Maupassant et Loti
Se trouvent dans toutes les gares.

Après l’affaire Dreyfus, Tailhade biffa le nom de Zola et le remplaça par celui de Bourget.

Je ne devais revoir Tailhade qu’après la guerre. Il collaborait à la Vérité et au Journal du Peuple. Il était résolument pacifiste lui qui, par une de ces impulsions irrésistibles auxquelles il obéissait, avait voulu s’engager au début des hostilités.

Puis la maladie le terrassa. Un jour — c’était au début de 1919, après la paix — je poussai jusqu’à la maison Dubois où le poète était hospitalisé, en compagnie d’Eugène Merle. Nous étions occupés, à ce moment, au lancement du Merle Blanc, dont j’étais le rédacteur en chef, et j’avais songé à la collaboration possible de Tailhade. Le poète nous reçut dans son lit. Il avait de la peine à nous répondre. D’instant en instant, ses mains saisissaient un ballon d’oxygène. Cependant ses yeux eurent une lueur de joie quand il comprit de quoi il s’agissait :

— C’est très bien, fit-il. Nous allons asticoter quelque peu certains de ces messieurs de la littérature et de la politique.

Hélas !

Tailhade ne nous donna pas une ligne. Il était condamné. Un soir, rue Montmartre, au cinquième étage, où nous avions établi nos bureaux, il entra, tout guilleret, soufflant un peu.

— Ça va, nous dit-il. Je vais pouvoir reprendre ma place. Mais il paraît qu’il faut que j’aille me mettre au vert.

Là-dessus, nous engageâmes une controverse sur… les symboles de la Mythologie. Ces petits problèmes lui étaient très familiers. Sa mémoire demeurait intacte. Il fut, comme toujours, un causeur étincelant.

Il partit. On a dit qu’il était mort de faim. Il serait criminel de laisser cheminer cette légende. À la vérité, Tailhade n’avait presque pas le sou et il devait des mois de pension. Mais Eugène Merle se mit en campagne. Il rapporta quelques billets bleus. Je dois dire que parmi les confrères qui s’émurent de la détresse de Tailhade, un des plus dévoués fut M. Chavenon, directeur de l’Information, qui est bien le confrère le plus cordial et le plus serviable.

Quelques semaines après, on apprenait la mort de Laurent Tailhade. Avec lui, c’était toute une époque de polémiques furieuses et de glorieux combats qui s’évanouissait. Et toute une jeunesse qui sanglotait !

Avec Laurent Tailhade, les lettres françaises pouvaient pleurer un pur poète, un grand écrivain et un homme.