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À travers la jungle politique et littéraire/2

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Librairie Valois (Première sériep. 30-79).

Une saison à la Santé


Le 12 novembre 1908, je pris ma valise à la main comme pour un court voyage ; je grimpai sur la plate-forme du tramway Montrouge-Gare de l’Est, et je descendis à la station de la place Denfert-Rochereau. Là, j’empruntai le boulevard Arago, je tournai la rue de la Santé, à droite, et bientôt je me trouvai devant une grande bâtisse, aux murs inexorables.

Il faisait doux, un après-midi un peu humide d’automne. Je respirai deux ou trois fois avec force, histoire de m’emplir les poumons de l’air de la liberté, et je franchis le seuil de la maison hospitalière.

Des gardiens complaisants me facilitèrent l’accès. On me conduisit dans un bureau où je déclinai nom et qualités. Tout ce monde-là était extrêmement poli, voire aimable. L’un des guichetiers, armé d’un trousseau de clefs, me poussa, en avant, disant :

— Les premiers jours, ça paraît drôle. Ne vous laissez pas impressionner.

Je me mis à rire. J’avais d’autant plus de raisons pour ne pas me laisser impressionner que, déjà, je connaissais tous les détours du quartier politique. Depuis des mois et des mois, j’y venais en pèlerinage, fidèlement, deux ou trois fois par semaine.

Il y avait toujours quelques pensionnaires de mes amis, dans ce lieu de rendez-vous de bonne compagnie, des militants syndicalistes, des rédacteurs à la Guerre Sociale. Nous vivions sous le premier proconsulat de Clemenceau, et ce champion de la liberté individuelle, ce paladin de la pensée libre, emplissait les prisons de journalistes.

Après avoir fait résonner mes souliers sur les dalles des couloirs, monté des escaliers, écouté le grincement des portes massives, j’aboutis, enfin, dans un petit parloir où se tenaient deux ou trois groupes chuchotant, les détenus et leurs visiteurs.

— Enfin te voilà ! fit la voix d’Almereyda, qui se leva, souriant. Ce n’est pas trop tôt.

Tous les prisonniers furent debout. Ils étaient quatre exactement, Almereyda déjà nommé, Eugène Merle et le bon Marchal, gérant de la Guerre Sociale. Enfin, Gustave Hervé, lui-même. 
 Je posai ma valise dans un coin et je m’exclamai :
— Boum ! Ça y est. En voilà pour un an.

*
* *

J’étais venu me constituer prisonnier, parce que les autorités m’y avaient invité aimablement, mais formellement, et qu’à moins de franchir les frontières, il m’était difficile d’agir autrement.

J’avais, deux ou trois mois avant, à la Cour d’assises de la Seine, sous la présidence de M. Puget, et avec un certain Boulloche — ô Courteline ! — au fauteuil du ministère public, récolté une année de prison pour le crime « d’injures et outrages envers les armées de terre et de mer ». C’était le bon temps. On pouvait taper furieusement sur notre admirable armée, dénoncer les « galonnés », les bombarder d’une prose vengeresse. Au bout, c’était la Cour d’assises avec possibilité de se défendre et, quelquefois, rarement, l’acquittement.

Aujourd’hui, c’est la correctionnelle, les lois scélérates mises en vigueur, l’inculpation d’excitation au meurtre et à la guerre civile, la condamnation certaine et irrémédiable. Ainsi le veut le progrès.

Je puis dire que ce fut un superbe procès. Nous étions deux accusés, le grand artiste Aristide Delannoy et moi-même. Nous avions, en complicité, publié un numéro des Hommes du Jour consacré au général d’Amade et aux prouesses de nos vaillants soldats au Maroc.

Delannoy — que la mort nous a enlevé prématurément — avait représenté le général avec un tablier de boucher, les bras nus et teints de sang. Trois pages de texte servaient de légende à ce dessin qui fit impression, des pages où je dénonçais, avec âpreté, les « atrocités marocaines » et où je ne craignais point de qualifier nos héros de « bandits en uniforme ». On ne mâchait pas les mots à cette bienheureuse époque.

Défenseurs : Marcel Sembat et Ernest Lafont. J’ai déjà eu l’occasion de conter ailleurs comment le « bon Sembat » accepta, quoique non inscrit au barreau, de venir plaider ma cause, en veston, et comment, victime de son inspiration, il attribua Polyeucte à Racine.

Les témoins étaient nombreux et imposants. On avait appelé Maurice Allard, Vaillant, Urbain Gobier, Francis Jourdain, Lucien Descaves, Grandjouan, Octave Mirbeau, Séverine, Anatole France, Georges Lhermitte, pour n’en citer que quelques-uns. Tous ne purent venir, mais ils écrivirent et on lut leurs lettres aux jurés.

Je dis : on lut leurs lettres. Seulement… tenez, je vais vous dévoiler une petite supercherie dont nous nous rendîmes coupables.

Nous nous étions réunis dans un restaurant du Châtelet, un peu avant l’audience, Sembat, Lafont, Delannoy, Henri Fabre, qui administrait le journal, et moi-même, pour nous mettre d’accord sur la meilleure façon de conduire le procès. Sembat était inquiet. Il redoutait le maximum. J’étais encore plus inquiet. Je craignais que, dans le désir de m’éviter une condamnation, Sembat ne se montrât pas assez vigoureux et accusateur.

Au dessert, Lafont se leva tranquillement, fouilla dans sa serviette et nous annonça qu’il avait égaré les lettres des témoins empêchés.

Exclamations de fureur. Il y avait de très belles pages de France, de Descaves, de Mirbeau, de Séverine. Fort heureusement, je les avais lues et relues. Je proposai :

— Je vais les reconstituer. Je les connais presque par cœur.

— Mais, dit Sembat, si les jurés demandent à les voir.

— Tant pis !… On leur communiquera les copies… on s’arrangera.

— Mais les auteurs ?…

— On leur expliquera s’il y a lieu.

Lafont résistait. Il estimait que ce n’était pas très « régulier ». Je lui criai, exaspéré :

— Vous, c’est votre faute. Nous comptions beaucoup sur ces lettres pour faire le procès du militarisme. Tant pis. Advienne que pourra !

Je réclamai du papier et une plume et, guidé par ma mémoire, je reconstituai à peu près les lettres. Je n’affirmerai pas, aujourd’hui, que je ne les « corsai » pas un peu.

Les lettres passèrent « comme à la poste ». Les jurés ne réclamèrent rien. Quant à Descaves, quant à Séverine, je crois bien qu’ils n’ont jamais eu connaissance de ce joyeux incident.

Mais je glisse sur les détails de ce procès (je n’en finirais pas) au cours desquels nous fûmes plutôt en posture d’accusateurs que d’accusés. Nous nous réclamions, en effet, — nous ne doutions de rien, — des enseignements de Clemenceau lui-même et Delannoy insistait : « J’ai représenté le général d’Amade comme M. Clemenceau à l’Aurore a permis qu’on représentât le général de Pellieux. »

Ce qui faisait dire à l’Éclair le lendemain : « Le jury a condamné, à la fois, et les élèves sur le banc des accusés, et les maîtres sur le banc des ministres. »

Et, comme conclusion à ces divertissements, une année de prison et trois mille francs d’amende à chacun de nous. Cela malgré un chef-d’œuvre de plaidoirie ou peut-être à cause de cela, de Marcel Sembat.

Voilà pourquoi, le 12 novembre 1908, ma valise à la main, je me présentai au guichet de la Santé.

*
* *

M’y voici revenu après un détour. Dès qu’on se met à inventorier les années envolées, les souvenirs se lèvent en masse. Des tas de fantômes vous assiègent et l’on se laisse aller sur leurs traces. Mais je ne dirai point, comme Virgile, Animus meminisse horret. Au contraire. C’est une joie et comme un réconfort que de se plonger dans ces vieilles histoires.

Il me reste à vous parler de la Santé, prison modèle, des luttes que nous dûmes y soutenir, des compagnons que nous y trouvâmes. Il me faudra vous parler aussi, et abondamment, de Clemenceau.

Et, de même, de ces messieurs les Camelots du Roi, nos codétenus. Nous allons entrevoir les chevaliers de la fleur de lis et les sympathiques douairières, cependant


que, dans les couloirs, la face huileuse de Daudet s’épanouira parmi ses satellites médusés comme une pleine lune et que, falote, se profilera l’ombre ratatinée de Maurras, ce Beethoven du traditionalisme qui dissimule l’originalité de ses vues et la profondeur de ses pensées sous cet air parfaitement abruti qui lui va à ravir.

Le régime politique de la prison, il y a quelque vingt ans, n’était pas du tout celui d’aujourd’hui. Les quelques privilèges dont bénéficient maintenant les prisonniers durent être disputés, conquis de haute lutte.

D’abord, dès l’arrivée, on soumettait les condamnés à des formalités plutôt gênantes, voire exaspérantes. Cette opération s’accomplissait méticuleusement, sévèrement, et des doigts exercés vous palpaient jusque dans les recoins les plus secrets de l’individu. Je dois dire, pour demeurer véridique, que je « coupai » à cette cérémonie. Mais d’autres, moins favorisés — les royalistes surtout — durent, bon gré, mal gré, s’y prêter.

Il y eut même des sévices violents. C’est ainsi que Maxime Réal del Sarte apparaissant devant les gardiens dans le « simple appareil », ces derniers s’aperçurent qu’il portait une médaille de sainteté avec une chaîne de métal autour du cou. Ils tirèrent sauvagement sur la chaîne, la cassèrent sur les vertèbres du jeune Camelot du Roy qui manqua s’étrangler.

Mais je reviendrai sur cet incident qui eut des suites assez cocasses.

Comme parloir destiné aux visiteurs, on ne possédait qu’une petite salle, à l’étage au-dessus de notre rangée de cellules.

Là s’entassaient parents et amis.

Impossible de s’isoler, de causer quelque peu de ses petites affaires. La femme n’osait pas embrasser de trop près son mari. Elle lui chuchotait, dans l’oreille, ses menus secrets. Une gêne pesante accablait ces quelques heures, les seules qui permissent un contact avec l’extérieur. Et le surveillant, là, à deux pas, rigide, comme l’homme de pierre dont parle Baudelaire, se tenait sinon à la barre, du moins à l’entrée. Il est vrai que nous n’étions pas très nombreux. Cinq en tout. Il y avait bien un prisonnier royaliste, mais on le tenait jalousement au droit commun. C’était un terrible malfaiteur du nom d’André Gaucher. Il avait, paraît-il, injurié gravement des magistrats, à la Cour d’Assises. Aussi l’Action Française le dressait sur le piédestal du héros, inscrit à son tableau d’honneur dit de l’article 445…

Depuis, André Gaucher a été couvert de crachats et d’injures par les mêmes qui se prosternaient à ses pieds. Il n’est pas le seul dans ce cas.

*
* *

Nous étions donc cinq, en tout. C’était suffisant pour une partie de manille, à deux sous la dizaine, avec des cartes crasseuses. D’autant que le cinquième, Gustave Hervé, ne savait jouer à aucun jeu et se promenait, durant des heures, dans le couloir qui longeait nos cellules, en ruminant son prochain blasphème ! Mais, bientôt, Hervé, le « général » comme nous l’appelions, nous quittait. Il avait fini son temps.

Ce ne fut pas sans peine qu’il nous abandonna à notre triste sort. Ses mois de prison étaient terminés, mais l’on s’avisa qu’il avait aussi récolté quelques milliers de francs d’amende et l’on prétendit le faire payer.

Naturellement, Hervé s’y refusa, et pour cause. Alors on décida de lui appliquer la contrainte par corps et l’on défendit de lui ouvrir les portes de la liberté.

Par bonheur, il y avait encore une opinion en ce temps-là — c’était tout de même le bon temps ! — et la presse indépendante fit un chahut de tous les diables. Hervé, deux jours après, fut prié de disparaître. Il secoua la poussière de ses souliers sur le plancher et s’en fut sans un regret, sans un soupir.

Nous n’étions plus que quatre, quatre qui ne voulaient pas se battre, mais qui, la nuit d’hiver tombée, dans l’ennui morne où ils étaient ensevelis, discutaient furieusement.

Nous nous jetions à la tête les billevesées les plus inconcevables. Almereyda, très fin, d’une éloquence prenante et captivante, mais d’une culture rudimentaire, chantait les beautés de l’action révolutionnaire.

Eugène Merle, plus pratique et terriblement bégayant, lui fournissait la riposte. Et Bakounine, Kropotkine, Karl Marx, Stirner entraient dans la danse.

— Je… je… dis que dans la con… con… quête… quête… quête… du pain…

— Tais-toi, répliquait Almereyda, le pain n’est rien. La révolution, c’est la conquête de la brioche.

Là-dessus, je jetais une douche d’eau froide :

— La brioche avec beaucoup de beurre… beaucoup de beurre dans la fameuse assiette.

Mais j’étais un mécréant, un sceptique (vous ne pouvez imaginer ce que ce terme : sceptique, revêtait de signification péjorativement méprisante). Et Almereyda ajoutait :

— Tu ne crois en rien. Il faut croire. Ce qui te perdra, c’est ton esprit critique.

Malheur ! Je doutais des hommes et je me méfiais des idées. Les événements, par la suite, ne m’ont que trop donné raison. Mais cela n’empêche pas les sentiments.

*
* *

Les premiers mois d’hiver s’écoulèrent ainsi, en discussions fastidieuses, en parties de cartes. À neuf heures, on nous bouclait dans nos cellules où, paisiblement, nous lisions la moitié de la nuit.

Puis, brusquement, il y eut une invasion dans le quartier politique. Une vingtaine de manifestants cueillis dans la rue (je crois que c’était à propos de l’inauguration du monument Floquet où le président du Conseil Clemenceau fut copieusement hué) furent jetés dans le quartier politique. Désormais, le parloir de l’étage au-dessus devenait impossible. Nous demandâmes à parler au directeur.

Le directeur (on le nommait Payan, si mes souvenirs sont exacts) était un homme barbu et charmant. Je me souviens qu’un jour il me fit appeler et me dit :

— Vous continuez à collaborer à diverses feuilles révolutionnaires et vous signez de nos initiales : V. M. Or sachez qu’on s’est ému en haut lieu. Il est question de supprimer visites et visiteurs. Car on se doute bien que ce sont les visiteurs qui se chargent de faire parvenir votre copie. Ne pourriez-vous adopter un pseudonyme ? Pour vous comme pour moi, cela vaudrait bien mieux.

Je remerciai et promis de tenir compte de cet avis. Quelques jours après, mes articles étaient signés : Vehem.

Le directeur écouta notre requête et s’engagea à faire le nécessaire. Peu de temps après, le gardien-chef nous dit :

— Messieurs, une bonne nouvelle. La parloir va être transféré au réfectoire.

Ce réfectoire était une grande salle rectangulaire située à l’extrémité d’un long couloir dominé par une voûte vitrée qui séparait deux rangées de cellules. Il donnait, à sa gauche, sur une petite cour qu’entouraient des murs grisâtres et féroces et que nous avions pu à peine entrevoir par les carreaux brouillés de la porte. Mais, telle qu’elle était, cette cour excitait nos convoitises. Elle promettait un peu d’air, quelques rayons de soleil.

Il faut que je vous confie, en passant, que dans les couloirs de la Santé, traîne une odeur indéfinissable, des relents de graillon, de lessive et de sueur qui écœurent. C’est le cas où jamais de dire que ça sent le renfermé.

Aussi à peine avions-nous obtenu le parloir-réfectoire que nous nous mîmes à loucher vers la cour-jardin.

Nouvelle réclamation. Le directeur vint nous voir, flanqué du gardien-chef. Il fit son rapport. Victoire ! On nous accordait la cour.

*
* *

Le printemps s’annonçait. Il y avait, dans cette cour-jardin, deux ou trois arbres squelettiques et quelques vols d’oiseaux. Ce furent alors de bruyantes parties, des assauts de boxe, de la lutte, des sauts… On s’en donnait à cœur-joie. On sentait la vie au dehors. La Vie ! Des êtres libres qui marchaient sur les trottoirs, avec du ciel sur leurs têtes. Parfois, le matin, nous entendions le chant d’un coq ou l’aboiement lointain d’un chien.

Bruits et échos de l’extérieur. En somme, quelques murs, seulement, nous séparaient du monde, et nous avions un peu d’azur sur nos fronts. Mais à l’intérieur, d’autres devaient nous envier terriblement, nous, les aristocrates du régime politique. Et, parfois, le soir dans le silence nocturne, des plaintes et des clameurs filtraient à travers les barreaux des cachots :

— On en sortira du tombeau des vaches !

— Plus que six mois à tirer et la paire !

Un matin, dès l’aube, nous nous réveillâmes tous dans l’angoisse, prêtant l’oreille. Nous savions qu’on avait fait signe à M. Deibler et qu’un homme allait être jeté à la guillotine.

Je vous assure que je ne corse point les choses. Il y a des matins, à la Santé, qui ne sont point triomphants, point triomphants du tout. On se lève, souvent, avec un goût d’amertume et une immense lassitude. Au petit jour livide de la guillotine, il nous sembla que du sang flottait dans l’air empuanti des galeries.

En même temps que les manifestants révolutionnaires, presque tous des syndicalistes, nous avions vu apparaître les premiers camelots du Roy. Ils arrivaient par groupes serrés, tels des harengs. C’étaient, pour la plupart, des jeunes gens convertis au nationalisme intégral et attirés par les splendeurs du Denier de Jeanne d’Arc. Il y avait, parmi eux, quelques fleurdelisés authentiques qui s’enorgueillissaient de leurs particules, mais le gros de la troupe était formé de courtauds de boutiques et de rejetons de pipelets. Tout ce monde-là menait grand chahut au Quartier Latin, en l’honneur de l’« Affectionné » Philippe, cet héritier noceur, égoïste et sans gloire de nos grands rois.

Les prouesses de ces messieurs consistaient à troubler les cours de la Faculté, à jeter l’outrage sur les professeurs et à démolir à coups de marteau les bonshommes de pierre ou de bronze qui polluaient nos jardins publics. C’est ainsi qu’ils mirent à mal la statue de Scheurer-Kestner et celle de Trarieux qui immortalisaient le souvenir de deux infâmes dreyfusards. Cette façon de combattre vaillamment les morts était tout à fait rassurante pour les vivants.

Le Royal-Camelot avait pour chef reconnu le délicieux Maurice Pujo, émérite bredouilleur à la barbe indigente et aux pieds démesurés. On devait, par la suite, le surnommer « Jopu ». C’était là l’anagramme de son nom et nous croyions savoir que « jopu », en idiome albanais, signifie : pied. De cela, nous tirâmes : « Jopue des pieds ». Mais les pieds les plus redoutables du sympathique Jopu étaient les douze syllabes dont se composaient ses alexandrins — tout un flot, que dis-je ? un torrent d’alexandrins mornes et décharnés perpétrés à la gloire de la Pucelle d’Orléans.

Jopu rival de Chapelain !

Maxime Réal del Sarte, lieutenant de Pujo, chef audacieux des cohortes royalistes, attirait la sympathie (je le dis sans ironie). C’était un grand jeune homme candide et qui rougissait comme une petite fille. Il affichait des sentiments religieux et se querellait avec son chef de file, Pujo, athée comme Maurras. Il ne voulait point admettre que l’homme descendît du singe et tenait Darwin pour une sorte d’Antéchrist.

Le plus curieux, c’est que ce héros au sourire si doux était le petit-fils du régicide Réal qui devait, par la suite, trahir la Révolution.

Je note aussi l’inénarrable Rabourdin, devenu suspect plus tard et chassé des rangs des Camelots.

Ce pauvre bougre était atteint de boulimie. Il dévorait avec une voracité sans exemple. De plus, il était sourd comme un pot, sourd comme Quasimodo et Photius. Voyez-vous ce parti royaliste entre deux sourds : Maurras en tête, Rabourdin en queue. J’ajoute que lorsque le paladin de Philippe sortit de prison, nous l’envoyâmes au « Journal » pour y réclamer des éclaircissements sur le fameux héritage Rabourdin dont il était l’un des bénéficiaires. Ce fut une jolie rigolade.

Les autres ? Je vous les présenterai bientôt. Pour l’instant, nous en sommes à l’invasion brutale de ces messieurs. Fini le calme des longues soirées semées de discussions interminables ! Le réfectoire était bouleversé par des groupes bruyants qui se succédaient, se remplaçaient tous les huit jours. À aucune époque, je pense, la prison de la Santé n’a été aussi comblée.

Cela devenait intenable. Alors, nous qui avions résolu la conquête lente et méthodique de la « liberté relative », résolûmes d’écrire directement au président du Conseil, Clemenceau.

Ce que nous désirions ? C’était très simple. La faculté de nous isoler dans nos cellules, à l’heure des visites, avec nos parents et amis.

Cela n’avait l’air de rien, mais c’était assez grave. Car ce que nous visions, c’était surtout le huis clos de la cellule en compagnie de nos épouses.

Que voulez-vous. Nous avions, les uns et les autres, de vingt-cinq à trente ans et nous venions de passer l’hiver enfermés. Au dehors, nous devinions, nous sentions la verdure, les fleurs… Vous comprenez.

Et de plus, nous possédions un excellent prétexte. Le directeur de la prison convenait, lui-même, que le quartier politique était par trop encombré et que visiteurs comme détenus ne savaient plus où se fourrer.

Nous étions, à cette époque, un petit groupe de cinq. Le dessinateur Aristide Delannoy, condamné avec moi, était venu nous rejoindre.

Pour commencer, Clemenceau se fit tirer l’oreille. Le vieux brigand avait compris immédiatement ce que nous souhaitions. Et, furieux, il clamait :

— Ces messieurs ne doutent de rien. Pourquoi ne pas transformer la Santé en harem ?

Finalement, il céda. Un matin, comme on le harcelait, il déclara :

— Après tout, je veux bien. Ces gens-là n’ont tué personne. Eh bien ! soit ! Ils pourront recevoir dans leur cellule. Mais attention ! le père, la mère et la femme légitime. Pas davantage. Les autres visiteurs ou visiteuses au parloir.

Nous avions gain de cause. Seulement…

Seulement, voilà. Clemenceau avait dit : la légitime. Et aucun de nous n’était marié. Seul Almereyda, déjà père de famille, vivait depuis des années avec sa femme, la mère de son enfant. On se souciait fort peu, en ce temps-là, des formalités du mariage et de M. le Maire. Ceux qui s’aiment sont époux, disait Saint-Just. De mon côté, j’avais bien une petite amie, au Quartier. Eugène Merle, de même. Seul, Delannoy était en règle avec la loi et la morale.

Comment tourner la difficulté ?

Almereyda écrivit une deuxième lettre à Clemenceau, lui expliquant que, dans les milieux révolutionnaires, on n’attachait aucune importance aux cérémonies légales et qu’au surplus, il était en ménage depuis très longtemps avec sa compagne, laquelle lui avait donné un enfant. Tous les arguments en faveur de l’union libre étaient rassemblés dans cette missive. Mais il paraît que Clemenceau bondit.

— Ah ! ça ! Mais ils se f… de moi !

Puis, après avoir explosé, il se mit à rire :

— Après tout !… Ça se faisait bien autrefois.

Ça se faisait si bien qu’Henry Maret, racontait-on, recevait des amies, des actrices dans sa cellule et sablait le champagne en leur compagnie. Un jour, il eut la fâcheuse idée d’appeler le gardien pour le rendre témoin de ses divertissements. Du coup, on estima qu’il allait un peu fort et les visites dans les cellules furent suspendues.

Grâce à nous, Clemenceau consentit à les rétablir. Mais il recommanda :

— Qu’ils reçoivent leurs femmes, soit ! Mais attention ! Je tiens à ce que ce soient toujours les mêmes.

Évidemment.

Ainsi, la victoire fut complète. Nous pûmes nous retrouver en tête-à-tête, la cellule fermée, chacun avec sa chacune. La Santé devenait un lieu charmant. Jardin, visites, jeux divers. Amour, délice et orgue !

Mais il y eut un mécontent. C’était le pauvre Marchal, gérant de la Guerre Sociale. Le malheureux n’avait pas de petite amie ou il s’était brouillé avec la sienne avant d’entrer en prison. Et, chaque jour, avec une mine désespérée, à faire pleurer un crocodile, il demandait aux visiteurs :

— Vous ne connaîtriez pas, par hasard, une jeune femme pitoyable qui… que… qui consentirait, enfin, à faire ma connaissance ?

Hélas ! les autres se tordaient. La chose, d’ailleurs, n’était pas facile. Et Marchal dut finir son temps — un peu plus d’une année — sans que l’ombre d’un jupon s’introduisît dans sa cellule d’ermite rageur et déconfit.

*
* *

Le premier camelot du Roy que nous vîmes apparaître à la Santé, un soir d’hiver, était un grand garçon maigre, au visage anguleux dont le nez était chevauché par des lunettes. Il vint vers nous, souriant, tendit les mains, déclara s’appeler Martin ; puis, sans ambages, affirma :

— Nous n’en avons plus pour longtemps. D’ici trois mois, nous sortirons tous d’ici.

— Quoi ! Vous pensez qu’une amnistie ?…

Le royaliste haussa les épaules :

— Avant trois mois, le Roi sera à Paris. Il s’installera sur le trône de ses pères.

J’avoue que cette belle confiance fit une énorme impression sur nous. Cette hirondelle hivernale annonçait le Roi ; nous annoncions bien la Révolution, nous, mais nous fixions une date beaucoup moins rapprochée. Trois mois nous paraissaient plutôt courts.

Quelques jours avant, nous avions entrevu par la porte vitrée qui donnait sur la cour-réfectoire, au bout du couloir, une tête blonde à la tignasse ébouriffée, aux moustaches hérissées, aux lorgnons en bataille, qui, dans la demi-clarté, nous adressait signes et sourires. C’était André Gaucher, toujours au droit commun, auquel on permettait une petite promenade quotidienne et qui savait par ses gardiens que des révolutionnaires se trouvaient au quartier politique.

Bientôt, et presque en même temps que les manifestants ouvriers, affluait le gros de la troupe royale. Cela nous valut, comme je l’ai indiqué, la conquête du grand parloir. Mais quel chahut, le soir !

Ces camelots étaient, pour le plupart, des jeunes gens condamnés à des peines variant entre cinq et dix jours de prison et qui considéraient cette aventure comme une joyeuse fête. Toutes les semaines, il y avait des départs et l’on nous annonçait, pour le lendemain, une nouvelle équipe.

Leurs chefs, je les ai déjà silhouettés. Mais, outre Pujo et Maxime Réal del Sarte, il y avait Plateau, qui devait, plus tard, trouver la mort sous le revolver de Germaine Berton.

Je ne saurais médire d’un disparu ; mais lorsque après la guerre, j’appris que Plateau était quelque chose comme le chef de la Sûreté de Léon Daudet et qu’il collectionnait les fiches sur ses adversaires, cela ne m’étonna nullement. Il était destiné à cette fonction. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi brutal et entêté. Neveu d’un chanoine, très pieux et n’oubliant jamais ses devoirs de catholique, il ne parlait que de « cogner ». Cogner, pour lui, c’était tout un programme. Avec ça, d’une force peu ordinaire et, certainement, très brave. Il n’y avait qu’à l’examiner pour deviner, à son prognathisme accentué, à la courbe de son nez en bec d’oiseau de proie et à la flamme sauvage de ses yeux, l’homme des bagarres et des coups de main.

Plus tard, dans les batailles qui se déroulèrent pendant près de deux années, au Quartier Latin, entre camelots et révolutionnaires, Plateau apparut comme le plus redoutable des adversaires. Il cognait. La matraque lui tenait lieu de doctrine. Je me souviens de pauvres diables au crâne défoncé, au visage tuméfié que, certains soirs, j’allai cueillir à l’Hôtel-Dieu. Les infortunés étaient tombés sur une bande organisée et armée de camelots et ils avaient eu la fâcheuse pensée de crier : « Vive la République ! » ou « Vive la Sociale ! » À quoi Plateau bon chrétien, selon la tradition des moines guerriers et des égorgeurs de la Saint-Barthélemy, répliquait par le commandement : « Cognez » !

Un autre soir, cependant, le terrible Plateau fut rudement « sonné ». La chose se passa au Manège du Panthéon où divers orateurs honnis par ces messieurs de la Royale devaient prendre la parole.

Les camelots, fidèles à leur méthode, avaient décidé d’envahir la salle et de tout chahuter. Seulement, ils comptaient sans Almereyda et ses « Jeunes Gardes ».

Dès l’ouverture de la réunion, les camelots furent repérés. On les laissa entrer, s’asseoir tranquillement. Puis, avisant Maurice Pujo, Almereyda l’aborda et lui dit :

— Sachez, monsieur, que nous ne tolérerons, ce soir, aucune perturbation, pas le moindre cri et que nous sommes disposés à employer les moyens les plus violents.

Pujo fut s’installer. D’un signe, Almereyda fit placer quelques jeunes gardes autour de lui. Et, chaque fois qu’un camelot était signalé, il avait à ses côtés quelques surveillants farouches qui ne le perdaient pas de vue.

La séance s’ouvrit. Alors il se passa ceci. Un royaliste lança une interruption : « Vive le Roi ! » Aussitôt, v’lan ! Il fut saisi, passé de main en main et jeté à la rue, non sans horions. À un autre coin de la salle, un nouveau cri : « Vive l’Armée ! À bas les traîtres ! » Pan ! Dehors. Puis, un troisième, un quatrième… Passez muscade. À la rue. Leurs amis tentaient de les défendre. Vains efforts. Ils étaient encadrés par les jeunes gardes. Et les matraques entrèrent en jeu. Violence contre violence.

Ce fut un « vidage » formidable et discret. À peine si les orateurs perçurent de la tribune quelques « mouvements » confus dans le fond de la salle. Les camelots n’en revenaient point, eux qui avaient l’habitude de terroriser les réunions publiques.

Mais le plus drôle, ce fut après le meeting, au café qui fait le coin de la rue Montmartre et de la rue du Croissant. Ce lieu où Jaurès devait trouver la mort était, la nuit venue, considéré comme terrain neutre. Journalistes de l’Action Française, de l’Humanité de la Guerre Sociale, y terminaient leur copie, y attendaient épreuves et morasses. Ce soir-là, nous étions quelques-uns réunis autour d’une table : Philippe Landrieu, mort depuis ; Morizet, Jean Varenne (mort aussi) et d’autres. Nous vîmes arriver un lot d’éclopés, têtes bandées, boitant, lamentables. Ils s’assirent en silence.

Landrieu se pencha à mon oreille et me dit :

— Vous les avez bien arrangés.

Au même instant, l’un des blessés, d’une voix lugubre, déclarait :

— C’est égal, ils ont cogné un peu fort.

— Oui, dit un autre, ils n’y vont pas de main morte.

Il ajouta :

— Vive le Roi quand même !

Innocent !

Nos rapports avec les royalistes furent très cordiaux. Nous nous considérions, les uns et les autres, comme victimes de l’arbitraire de Clemenceau. Nous menions, sur des terrains différents et avec des buts opposés, la même bataille contre le régime qu’ils qualifiaient de « républicain », et nous, de « bourgeois ».

Cependant, il y avait de la part des chefs du mouvement royaliste, le désir de nous amadouer et de nous capter. Ils s’étaient imaginé qu’ils « allaient nous avoir ». Et puis, ils étaient quelque peu surpris, ces bons messieurs qui tenaient les révolutionnaires pour des brutes épaisses, de constater qu’ils se trouvaient en face de gaillards capables de discuter et de leur tenir tête sur tous les terrains. C’est ce que l’ineffable Pujo exprimait, dans un article de l’Action Française :


« La certitude où chacun de nous était que son interlocuteur avait payé de sa personne amenait l’attention et l’estime réciproques. Nous avions montré le même tempérament et, dans nos doctrines respectives, nous étions également « intégraux ». Enfin, « nous avions une culture pareille ; nous n’étions pas plus des philistins qu’ils n’étaient des barbares » et, si opposés que nous fussions sur les questions politiques, nous pûmes nous accorder bien des fois sur les autres. »


Nous n’étions pas des barbares. Nous le sommes devenus par la suite. Mais pour l’instant, nous l’étions si peu que cette sombre barbe de Pujo nous attirait, dans sa cellule, pour nous infliger la lecture de quelques centaines de vers (en douze pieds ; lui faisait le treizième) à la mémoire de Jeanne d’Arc.

Redoutables soirées. Maxime Réal del Sarte lui-même en avait froid dans le dos. Il nous suppliait de l’accompagner, estimant qu’à plusieurs le supplice serait plus supportable. Mais quand je me remémore, après tant d’années, le barde aux grands pieds, débitant d’une voix nasillarde son interminable poème, j’en viens à me demander si le microbe de l’encéphalite léthargique n’a pas pris naissance à la Santé.

Peu après, dans le petit jardin, large comme un mouchoir de poche, le chantre de la Pucelle passait son bras sous le mien et me confiait ses souvenirs de jeunesse.

Il me disait ses débuts parmi les radicaux et les libres penseurs et me contait les exploits de son vieil ami et camarade d’école Henry Bérenger. Il se proclamait résolument athée et matérialiste à la façon de son chef de file, Maurras. Seulement, le dimanche matin, il était parmi les premiers à la messe.

Nous mangions à la même table, dans le grand parloir-réfectoire. Nos repas nous étaient fournis, non par l’ordinaire détestable et puant de la prison, mais par nos familles et nos amis qui se chargeaient de nous faire parvenir des victuailles. De plus, nous nous étions procuré une petite cuisinière à gaz que nous avions placée dans la salle de bain où Gaucher s’entraînait quotidiennement à la culture physique. Là, nous confectionnions des plats à notre goût et à notre façon. Eugène Merle se spécialisait dans l’aïoli, et moi dans l’omelette (on fait ce qu’on peut). C’est ce que Pujo, chantre de la Pucelle, constatait en écrivant (17 juin 1909) :


« La veille de mon départ, au dîner, nous étions les hôtes des antimilitaristes. Ces politesses sont courantes à la Santé. Les royalistes ont toujours fait part à leurs compagnons des douceurs qu’ils recevaient, de même qu’ils ont partagé avec plaisir les fruits et les excellents cigares envoyés à ses adhérents par le Syndicat des terrassiers.

»… Les tables avaient été rapprochées pour n’en former qu’une. Je ne m’étendrai pas sur le menu, qui était exquis ; il m’est impossible toutefois de passer sous silence une certaine omelette au rhum que Méric avait préparée de ses propres mains et que n’oubliera jamais mon estomac reconnaissant. »


Que voulez-vous ? J’ai toujours été, en effet, un maître dans l’art difficile de confectionner les omelettes (en cassant les œufs), de même que Daudet est un as dans l’art de fabriquer les complots. Chacun a ses petites qualités personnelles. Mais cela explique que, le fumet de l’omelette et les bons vins aidant, les grenouilles du Roi en soient venues à nous considérer comme des recrues possibles.

On les voyait, multipliant les sourires et les complaisances aux gars de la Terrasse. Hélas ! Ces derniers se montraient plutôt mal embouchés. Les longues soirées d’hiver, chacun y allait de son refrain. Almereyda chantait les couplets des Tisserands, les royalistes Monsieur d’Charrette.

Mais les « syndicalos », eux, entonnaient carrément, et sans se soucier de leur auditoire :

Le Christ à la voirie !
La Vierge à l’écurie
Et le Saint-Père au Diable !…

Alors, les pauvres camelots piteux, baissant tristement le nez, et arborant des mines contristées, avaient tout l’air du type qui ne comprend pas ou à qui l’on en fait une bien drôle. Pujo me prenait à part, dans un coin, et me murmurait à l’oreille :

— Mon cher ami… Cette Carmagnole !… Il y a parmi nous des croyants qui souffrent horriblement d’entendre proférer de telles injures. Ne pourriez-vous faire comprendre à vos compagnons ?…

Je levais les bras, dans un geste d’impuissance.

Comme on voit, c’était charmant. Des jeux, excellente table, chansons… Il m’arrive d’y rêver, de loin en loin, et le souvenir de cette confraternité avec nos pires ennemis éteint en moi toute haine et toute rancune. Nous trinquions alors ensemble. Nous devions nous injurier et nous battre plus tard. Je pense, même, que ce n’est pas fini. Mais je rigole quand un quidam m’interpelle aujourd’hui :

— Tout de même, monsieur, quand un homme a payé de sa personne et sacrifié des années de sa vie ! Ah ! la prison ! ce doit être terrible ! Dire que vous êtes allé en prison !

Oui, je rigole. D’abord parce que j’ai connu plus tard les délices de la guerre. Et puis, il faut y avoir passé, par la prison (politique), pour savoir ce que c’est, je veux dire rien… Cependant, pour demeurer véridique, je suis obligé de reconnaître qu’il nous manquait, oh ! pas grand-chose, ce petit, tout petit avantage que possédaient sur nous les gens du dehors et qu’on n’apprécie vraiment qu’au dedans : la liberté.


J’ai indiqué déjà, que ces messieurs les royalistes rêvaient d’accaparer les énergies révolutionnaires au profit de l’« Affectionné », héritier de tant de grands rois qui firent, paraît-il, la France.

Pour cela, ils s’occupaient de conquérir quelques-uns de nos compagnons par des prévenances et des gentillesses de toutes sortes. Or, parmi ces ouvriers syndicalistes condamnés pour leur participation à des manifestations de la rue, il en était quelques-uns qui ne se montraient pas insensibles à certaines avances.

Quand je dis avances, j’emploie le mot dans son double sens. Nous apprîmes, en effet, qu’un de ces prisonniers, déjà secouru par son syndicat, avait accepté de l’argent des royalistes. Almereyda était furieux. Il lava consciencieusement la tête à ce singulier militant et pria Pujo de ne plus se mêler des affaires des nôtres. Un autre — je suis certain que Gaucher ne me démentira pas — s’était mis à la disposition et au service du condamné enfin passé au régime politique. Il le massait, moyennant rétribution, au sortir de ses exercices sportifs, lui servait en quelque sorte de valet de chambre. Cependant, ces cas étaient rares. L’ensemble des révolutionnaires ouvriers continuait à chanter la Carmagnole.

*
* *

Mais quelques isolés plus ou moins conquis, dans les rangs, c’était peu de chose.

Ceux qu’il fallait « avoir », c’étaient les chefs, les militants connus et écoutés, journalistes, écrivains, orateurs.

On mit tout en œuvre pour cela. Ces messieurs qui proclament, depuis des années : « Tout ce qui est national est nôtre ! » ne dédaignaient point alors de s’intéresser à nos théories antimilitaristes. Ils déclaraient même les comprendre. Et Maurice Pujo, sous le pseudonyme : « La Bastille », écrivait dans l’Action française :

Nous avons bu ensemble à la fin de la République bourgeoise et de ses souteneurs, les Clemenceau et les Briand nous avons suivi avec le même intérêt la grève des postiers et nous avons formé les mêmes vœux…


« L’antimilitarisme, l’antipatriotisme, pouvons-nous dire à nos compagnons, Maurras, chez nous, sans les justifier, en a cent fois expliqué les causes. Pour le reste : l’organisation de la société sur la base du travail — le syndicalisme, — nous voulons tout l’essentiel de ce que vous réclamez vous-mêmes. »

« Les gouvernants qui nous ont mis en rapport ont vu parfois se coaliser, dans les batailles électorales ou parlementaires, des gens d’extrême droite et d’extrême gauche. Ce qu’ils n’ont jamais vu, ce qu’ils n’auraient jamais imaginé, c’est qu’ils pussent « se comprendre… ». Les esprits logiques et loyaux, ceux qui entreprennent de faire le tour des choses, parcourent un cycle complet. Partis des points les plus éloignés, paraissant se tourner le dos, à mesure qu’ils avancent, les esprits ne peuvent que se rapprocher. »

Et il terminait ainsi :

« Voilà de quoi alarmer à la fois M. Piou et M. Jaurès. Voilà de quoi alimenter le grand complot de M. Clemenceau. Mais je lui signale les coupables qu’il devra, les premiers, faire arrêter. Lui-même, d’abord, qui a réuni les conspirateurs et qui leur a fourni cet excellent local : le quartier politique de la Santé. Puis ces deux autres conspirateurs, éminemment suspects et dangereux qui s’appellent : la Nature-des-Choses et le Progrès-des-Idées. »


Ainsi pensaient les royalistes en l’an 1909. Nous étions loin des vitupérations, des appels à la répression, des injures jetées sur les révolutionnaires. Mais, en dehors des idées, il y avait les hommes. Or, les hommes, le même Pujo les jugeait comme suit :


« Il se trouve qu’Almereyda, Catalan au sang chaud, à l’énergie implacable, est une belle intelligence… »


Arrêtons nous un instant et rappelons-nous les campagnes meurtrières de l’Action Française contre le même Almereyda que les royalistes poussèrent, faute du poteau réclamé chaque jour jusqu’à la prison et à la mort.


Mais, Pujo-La Bastille continuait :

«… que Merle, Marseillais plein de finesse, est le plus charmant des compagnons ; que Delannoy, sous sa réserve d’homme du Nord, cache une observation aiguë, une haute conscience d’artiste et beaucoup de talent ; que Marchal, enfin, est le meilleur des hommes. »


Pour moi, j’étais, ne vous déplaise, un « polémiste ardent et spirituel », une « nature droite », un « esprit loyal », etc. N’en jetons plus ! La cour de la Santé en est encore pleine. Et cela n’a nullement empêché le même Pujo, plus tard, de m’asperger de boue et de m’accuser des pires crimes, à commencer par celui de la fausse monnaie.

On saisit là, sur le vif, la fourberie de ces Tartuffes qui multipliaient les sourires aux révolutionnaires dont ils croyaient pouvoir utiliser la haine du régime bourgeois et l’énergie combative et qui, trompés dans leur stupide espoir, se retournèrent ensuite contre eux, se répandant en accusations meurtrières et en appelant à l’autorité et aux gendarmes. Pauvres fous ! Je les revois, autour de la grande table, dans le réfectoire-parloir, discutant gravement de l’attitude à prendre en cas de guerre et aboutissant à cette conclusion « qu’il ne faut pas se battre pour la Gueuse ».

Il y eut mieux. Pujo libéré vint me voir. Au cours d’une de ses visites, il me demanda de lui confier un article plutôt violent que je venais de publier dans le journal La Révolution, de Pouget et Charles Malato. « Je suis tout à fait d’accord avec vous », me dit-il. En effet, deux jours après, il lisait et faisait applaudir ma prose antimilitariste, dans je ne sais plus quelle réunion royaliste, par un millier d’auditeurs. Je tiens ce détail de lui-même.

C’était le temps où Léon Daudet apparaissait dans les meetings populaires et se laissait acclamer en prenant la défense des syndicalistes. À la même époque, Pujo faisait savoir à l’affectionné Philippe que « les révolutionnaires lui étaient tout acquis ». Tu parles !

Mais attendez. Je redonne la parole à Pujo. Le 17 juin 1909, il conte à ses douairières comment il sortit de prison, sa peine terminée. Écoutez : « Dix heures sonnent : on vient nous chercher pour nous conduire à nos cellules. C’est le moment de nous dire adieu. Tous mes amis se pressent autour de moi et m’embrassent. Alors Delannoy me dit : « Embrassons-nous aussi ! »

« — Avec plaisir ! » Et, après lui, j’embrasse successivement Méric, Almereyda, Merle, Marchal. Lancé comme je le suis, je ne m’arrête pas et je passe aux terrassiers. L’un après l’autre, je les embrasse tous sur les deux joues et de tout mon cœur. »

Ne trouvez-vous pas que c’est touchant et que cet embrasseur furieux est vraiment épique ?

*
* *

Cependant, nos bons amis royalistes avaient quelques raisons de déchanter. De menus incidents s’étaient produits, qui les avaient renseignés sur notre état d’esprit.


Le printemps était venu et, avec les beaux jours, nous avions pris possession du petit jardin. Ce furent alors de formidables parties de « barres » ; royalistes et révolutionnaires mélangés, dans les deux camps.

Et d’autres jeux aussi. Par exemple, le petit jeu des monuments. Nous nous amusions, dans le jardin de la Santé, à inaugurer des statues élevées aux grands hommes du gouvernement. Un jour, je fabriquai, dans du mastic, une tête de mort ornée de féroces moustaches ; je la plantai au bout d’un manche à balai et, à l’aide de Marchal qui creusa un trou, je la fixai au beau milieu du jardin, avec une pancarte sur laquelle était écrit : « À Clemenceau ! Petit monument d’un grand homme ! » Il y eut, ce jour-là, des discours très applaudis et infiniment supérieurs à tous ceux qu’on peut entendre dans les cérémonies officielles.

Le plus enragé statuaire, c’était, naturellement, Maxime Réal del Sarte. Mais, ici, il faut que j’ouvre une parenthèse pour parler un peu des visites que recevaient ces messieurs. Imaginez que le jardin était, certains jours, transformé en lieu de réception. Des dames s’empressaient. Charles Maurras, le maître des Martigues, participait à la fête, et Léon Daudet hilare, s’épanouissait. On apportait des petits gâteaux, 
 et l’on servait le thé. Nous, les révolutionnaires, avec nos amis, nous nous réfugiions à l’autre bout du jardin. Je vous assure que je n’invente rien.


Il y eut une de ces réceptions qui manqua fort mal tourner. C’était le jour de la fête nationale du Quatorze Juillet. Le matin, Maxime Réal del Sarte s’était mis au travail. Il avait eu l’idée tout à fait originale de confectionner une sorte de tête hideuse de la République, toute maculée de rouge. Cela représentait la Marianne décapitée. Franchement, c’était dégoûtant. Et, très délicatement, le gentilhomme royaliste manifestait l’intention d’exhiber, à l’heure des visites, cette chose répugnante à laquelle j’ai souvent songé depuis, en contemplant, sur les murs, l’homme au couteau entre les dents.

Ah ! il y eut un joli chahut à la Santé. Merle, Marchal, Almereyda, tous, nous déclarâmes que nous nous opposions à cette exhibition obscène et que, si l’on passait outre, nous exécuterions en effigie l’héritier de nos grands rois. Bêtises, direz-vous. Cependant, les camelots se réunirent ; ils eurent de longs conciliabules dans la cellule de Pujo. Nous attendions leur décision. Et, Almereyda me disait :

— Impossible d’accepter ça… Devant nos amis et visiteurs !…

— Oui, approuvait Merle, ça pourrait faire du vilain.

— Tant pis pour eux, ajoutai-je, c’est une provocation ridicule.

Finalement, les royalistes nous informèrent qu’ils renonçaient à leur idée. Nous rengainâmes aussitôt notre buste de Philippe que Marchal venait de terminer.

Mais oublierai-je jamais la tête de Pujo ? Le chantre de la Pucelle n’en revenait pas. Avec ce délicieux talent de bredouillage qui le caractérise et lui a valu tant de succès publics, il balbutiait :

— Alors, quoi !… vous… vous… ré… pu… bli… cains.

Ils auraient dû le savoir pourtant. Chaque fois que Gustave Hervé venait nous voir et rencontrait Charles Maurras, il se tordait en écoutant le théoricien de la monarchie intégrale et lui criait dans les oreilles :

— C’est de l’enfantillage. Le monde marche et vous voulez vous mettre en travers.

N’empêche que cet après-midi dans le parloir et le jardin de la Santé où jouait un pâle rayon de soleil, égaré entre les murs rigides, la réception fut plutôt fraîche et embarrassée. Les visiteurs étaient, du reste, fort nombreux : beaucoup d’ouvriers avec leur famille, des confrères, des hommes politiques de notre côté. Dans le rayon royaliste, avec petits fours et gâteaux, des dames, des militaires. J’ai entrevu plusieurs fois le fameux Paty du Clam, l’un des plus sombres héros de l’affaire Dreyfus. Il me fut même présenté. Je le saluai froidement sans lui tendre la main.

Je ne puis m’empêcher de rire en songeant aujourd’hui à la déconvenue formidable de nos bons royalistes qui avaient rêvé d’exécuter symboliquement cette affreuse République et qui voyaient les révolutionnaires se dresser contre ce beau projet. Je revois la grimace de Photius, philosophe des Martigues, et j’imagine la missive désolée qu’un jour de fête nationale 1909, dut recevoir, de son féal Jopu, ce cher affectionné Philippe.

*
* *

Un autre incident, parmi ceux qui marquèrent notre séjour à la Santé, ce fut celui dit des « menottes ». Cela avait débuté avec André Gaucher que l’on conduisait, de temps en temps, chez le juge d’instruction. À cette époque, les prisonniers politiques étaient placés entre deux gardes républicains et on leur passait les menottes. Naturellement, quand on voulut faire subir à Gaucher cette petite opération, il protesta avec violence. Nous nous associâmes à sa protestation.

Peu après, c’était mon tour. Je venais de commettre un nouveau crime, qui me valait encore d’être traduit en cour d’assises. Oh ! ce crime-là était vraiment abominable. Imaginez que je venais de publier une étude biographique et littéraire sur Lucien Descaves et qu’à propos de son roman Sous-Offs, je n’avais pas craint de manifester, en quelques lignes, mon horreur profonde de la caserne. De là, de nouvelles poursuites.

Et l’on vint me chercher comme Gaucher, pour me conduire au juge. J’ai déjà eu l’occasion de raconter comment on me jeta dans un réduit sale et puant de la Souricière, pendant plusieurs heures. J’attendais là le bon plaisir du magistrat. Puis un garde républicain vint m’empoigner et se mit en demeure de me glisser les menottes. Je résistai, tempêtai, hurlai. Cela fit un beau chahut. Et, pendant que je me traînais dans le long couloir de la Souricière, accroché au garde, — un grand gaillard vigoureux et stupide, qui me déclarait : « Quand même que vous seriez le Président de la République !… », des cellules voisines, ces messieurs les apaches et souteneurs au comble de la joie, encourageaient de leurs cris la force publique.

De retour à la Santé, je contai la chose à mes codétenus. Cette fois, on résolut de « rouspéter », et ferme. Les jours suivants, il y eut quelque tapage dans les journaux de droite et de gauche. On s’indigna. Et la campagne prit une telle allure que le gouvernement finit par céder.

Il fut entendu qu’à l’avenir nous serions accompagnés par des agents en bourgeois, discrètement ; que les menottes ou le cabriolet seraient supprimés et qu’enfin, nous aurions même le droit de réclamer à nos frais, un taxi.

Cette affaire réglée et cette nouvelle conquête assurée, il y eut, quelques mois plus tard, un autre incident, mais beaucoup plus grave, celui-là. Le dessinateur Aristide Delannoy, condamné à un an de prison en même temps que moi, avait tout d’abord obtenu un sursis pour raisons de santé. Le pauvre grand artiste était atteint d’une cruelle maladie qui, localisée dangereusement, nécessitait des soins spéciaux et l’emploi des rayons X. Son sursis achevé, il dut néanmoins faire comme les autres et se constituer prisonnier.

Dans les débuts, cela marcha à peu près. Delannoy, naturellement, était privé des soins que réclamait son état. Le mal empira. Bientôt, nous comprîmes que notre compagnon souffrait atrocement, au moral surtout (il était marié et père de famille). La nuit, on l’entendait s’agiter dans sa cellule, incapable qu’il était de trouver le sommeil. Peu à peu, il s’affaiblissait, s’éteignait. Et rien à faire à la Santé. Le médecin consulté déclarait à ce pauvre Delannoy :

— Quand on est malade comme vous l’êtes, on ne se fait pas mettre en prison.

Un soir, nous nous réunîmes à quelques-uns dans une cellule et il fut décidé que nous tenterions une démarche. Une délégation fut désignée. Elle se composait d’André Gaucher et de moi-même.

Le directeur prévenu nous reçut le lendemain matin, dans son cabinet. Et, immédiatement, Gaucher cédant à son tempérament, se mit à cogner violemment sur la table et à se répandre en menaces. Je l’entends encore :

— Monsieur, c’est un assassinat ! Vous me comprenez. On est en train d’assassiner un homme ici, dans votre maison. Et c’est vous que nous rendons responsable.

Le directeur, ahuri, tremblant, regardait vers la porte, prêt à appeler. Et il balbutiait :

— Messieurs, messieurs… je vous en prie.

— Ça ne se passera pas ainsi, tonnait Gaucher.

— Messieurs, je ne puis continuer à vous écouter.

À la fin, on put tout de même s’expliquer. Le directeur, je l’ai dit, était un brave homme. Il promit formellement d’agir.

Quelques jours après, Delannoy était mis en liberté. Il nous quitta en pleurant. Je devais le revoir, à ma sortie ; mais hélas ! en quel état ! Il était marqué par la mort. Il succomba, d’ailleurs, quelques mois plus tard. Je puis bien affirmer aujourd’hui que, libre et traité avec soin, il aurait sans doute vécu et que c’est la prison qui l’a tué. La prison modèle, dressée en plein Paris, où l’on ne sait plus ce que c’est qu’un malade, où il ne faut pas être malade ! — peut-être parce qu’on l’a baptisée : la Santé.

J’ai fait allusion à une deuxième poursuite, à propos d’une biographie de Descaves. Cela me valut six semaines de prison supplémentaires. Les juges s’étaient montrés très gentils. Après une plaidoirie admirable de M. Wilm et les circonstances atténuantes accordées par le jury, ils m’avaient appliqué le maximum du minimum, c’est-à-dire la peine la plus forte que leur permettait la loi.

Mais il y avait d’autres poursuites. Nous étions, comme cela, quelques-uns qui, entrés pour un an, accumulions poursuites et condamnations. Quand on prend de la prison, on n’en saurait trop prendre. Pour moi, le venais, outre mes six semaines, de récolter, en compagnie du bon Marchal, cinq petites années — par défaut, il est vrai.

Voici en quelles circonstances. Peut-être se souvient-on des tragiques événements de Draveil-Vigneux. Gendarmes et soldats tiraient sur une foule paisible de manifestants. Il y avait eu bataille : des morts, des blessés. Clemenceau, président du Conseil, l’avait voulu ainsi… Lui qui écrivit, jadis, des pages inoubliables de La Mêlée Sociale sur les grèves et l’emploi de la force armée.

Encore libre, à ce moment, je publiais, dans La Guerre Sociale, un court article où je désignais simplement des otages pris parmi les responsables, c’est-à-dire les membres du Gouvernement. La réplique ne se fit pas attendre : excitation au meurtre et à la guerre civile, apologie de faits qualifiés crimes ! Et allez donc ! En même temps, on fabriquait un complot (rien de nouveau, comme on voit, sous le soleil gouvernemental) et l’on jetait dans les cachots de Corbeil les dirigeants de la C. G. T. : Griffuelhes, Pouget, Yvetot…

Marchal, le gérant du journal, et moi choisîmes comme défenseur Jacques Bonzon.

Bonzon avait accepté avec enthousiasme la tâche de défenseur. Et, immédiatement, il se mit à organiser le procès qui, dans sa pensée, comme dans la nôtre, devait être celui du gouvernement et du régime. Une soixantaine de témoins étaient convoqués. On annonçait un procès monstre, sensationnel.

Malheureusement, l’homme propose et les événements disposent. On me fit dire du dehors qu’il y avait intérêt à ce que mon procès ne vînt qu’après celui des prisonniers de Corbeil. Ma condamnation, en effet, risquait de créer un précèdent et d’entraîner celle des militants ouvriers. La C. G. T. et le Parti socialiste étaient complètement d’accord là-dessus. Naturellement, je me rendis à ces bonnes raisons. Seulement je confiai à Almereyda :

— Qu’est-ce que je vais prendre avec Bonzon !

Car Bonzon lui, ne l’entendait pas de cette oreille. Il hurlait, rouge de colère.

— … Alors, vous marchez ?… Vous vous laissez faire ? Mais ne comprenez-vous point qu’on vous enlève votre « première » et que si vous venez après les autres cela aura l’air d’une « resucée » ?

— Mon cher maître… pourtant… l’intérêt de la propagande…

— M’en fous !… Je vous dis que je ne me laisserai pas enterrer comme ça !…

Il partit furieux. Alors, après bien des hésitations, je lui écrivis pour lui proposer candidement deux solutions : 1° aller aux assises et déclarer faire défaut ; 2° ne pas se déranger, refuser de figurer au procès. Et je lui demandai : Qu’en pensez-vous ?

Ce qu’il en pensait ? Il me le fit savoir deux jours après par une lettre amère où il me disait en substance : « Des deux solutions que vous m’offrez, je choisis une troisième qui consiste à vous laisser vous débrouiller comme vous l’entendrez. »

Ma foi, je me débrouillai assez bien. Je ne bronchai point. Marchal alla seul aux assises. Il en revint le soir pour m’informer que nous avions récolté, chacun, cinq ans de prison et des milliers de francs d’amende.

C’est ainsi que ce fameux procès que tant d’amis attendaient avec impatience avorta lamentablement. Le gouvernement, du reste, ne donna point dans le panneau. Après avoir conservé quelques semaines les militants ouvriers dans les barreaux, il les fit remettre en liberté et l’amnistie fut votée.

Mes cinq années de prison furent effacées.

Il me restait les autres. Je dus les achever.

Cependant, je bénéficiai de quelques jours de liberté. Voici comment. Clemenceau tombé, Briand prit le pouvoir et l’on parla tout de suite d’apaisement. Le fait est qu’il y eut une certaine détente. Le « malfaiteur public », disparu, on respira plus à l’aise.

Vers la fin août 1909, le directeur de la prison nous fit appeler et nous dit :

— Messieurs, le gouvernement est décidé à vous accorder la libération conditionnelle. Il ne vous reste qu’à donner votre signature.

Et, du doigt, il désignait quelques paperasses.

— Mais, dit Almereyda, nous n’avons rien réclamé.

— C’est exact. Mais vous pouvez signer votre demande. Ca n’a aucune importance. Simple formalité.

Nous nous consultâmes, rapidement, du regard, et Almereyda reprit la parole.

— Nous ne signerons pas.

— Comment ! Vous refusez la liberté ?

— Pas du tout. Mais nous ne voulons rien demander et, surtout, rien devoir au gouvernement.

Le directeur insista. Peine perdue. Mais, quelques jours après, il revint à la charge. Nouveaux refus. Une troisième fois, il nous fit appeler. Nous le suppliâmes de nous laisser en paix.

Alors, il se produisit ceci. Ne pouvant venir à bout de ces singuliers prisonniers qui se refusaient obstinément à la liberté, le gouvernement prit le parti de nos jeter dehors. Comme je vous le dis. On vint nous saisir un beau matin ; on nous traîna au greffe et l’on nous cria : Allons ! Ouste ! Dehors !

À ce moment-là, j’avais encore trois ou quatre jours à tirer. Le bénéfice était maigre. Mais Almereyda, Merle, Marchal y trouvaient leur compte.


Tout de même, voyez-vous, c’était bon, la liberté. Comment dire cette sorte d’ahurissement qui s’empare d’abord de vous, avec l’étonnement de mille habitudes retrouvées, de mille choses reconnues ; l’ivresse, la fatigue des premières heures quand on se revoit au milieu des amis, avec le droit d’aller, de venir, sans contrainte, sans obstacles. Il semble qu’on revient d’un pénible voyage, qu’un long exil est terminé. Il y a du soleil, des toilettes claires de femmes, des terrasses bondées, du bruit, de la joie. La Vie qui recommence !

Ainsi se termina cette joyeuse villégiature dont je n’ai fixé que les détails essentiels ou amusants. Je n’ai pas voulu noter les instants de désespérance et de morne ennui. À quoi bon ? Et j’ai presque envie de conclure comme ces imbéciles qui chevauchent leurs souvenirs de caserne : C’était le bon temps.

C’était le bon temps, parce que nous étions jeunes et gavés d’illusions. Depuis, des années et des années ont pesé sur nos fronts, blanchi nos tempes. D’autres bagarres nous ont sollicités. D’autres condamnations sont venues s’ajouter aux premières et nous composer un joli total. Puis la guerre, des reniements, des défaillances, des compagnons disparus, des convictions ébranlées, le scepticisme épanoui sur l’expérience des choses et des hommes.

Une saison à la Santé ! Eh ! oui ! c’était le bon temps !


ET PUIS VOICI DES VERS


À titre de curiosité, qu’on me permette de reproduire ici les vers que je composais, après ma libération, au cours d’une visite à Gustave Hervé, qui nous avait remplacés dans les geôles de la République. Ces vers n’ont paru que plus tard, après la guerre, dans le « Merle Blanc », du temps que Pierre Monatte, Boris Souvarine, Loriot et quelques autres étaient incarcérés pour le crime de complot contre la sûreté de l’État.

Depuis, Monatte, Souvarine, Loriot et les autres sont devenus des « traîtres » et des « contre-révolutionnaires » comme votre serviteur.


Du temps des Camelots, ma mère,
La Santé n’était pas amère.
Il y faisait très frais l’été

À la Santé !

On y jouait — douces parties !
On causait — fines réparties !
C’était un Éden enchanté
Que la Santé !

Des gentilshommes authentiques,
À des dussèches très antiques,
Offraient aimablement le thé
À la Santé !

On conspuait la Marianne,
Et Monsieur Pujo, faisant l’âne,
Se montrait plein d’aménité,
À la Santé !

Devant les gars de la terrasse,
Tout petit se faisait Maurasse,
À genoux, se mettait Daudet,
À la Santé !

Car c’était l’heure où, bons apôtres,
Ces messieurs pelotant les nôtres,
Leur parlaient de fraternité,
À la Santé !

Ou vantant le syndicalisme,
Prônant l’antimilitarisme,
Ils avaient l’air très excités,
À la Santé !

……………………..

Oui, c’était le bon temps, vieux frère !
 Depuis, hélas ! quelle misère !
Tout est noir, sombre, sans gaieté,
À la Santé !


Rien ne va plus. Les murs sont sales.
Les prisonniers, tristes et pâles,
Pourrissent dans l’humidité
De la Santé !

Las ! Où sont les belles soirées,
Les jeux et les chansons dorées ?
Roses d’antan, fleurs du passé
De la Santé !

Plus rien. Seul un relent tenace,
Indique à tous l’étroit espace
Où Monsieur Pujo a (p)été,
À la Santé !