À travers la jungle politique et littéraire/7
Camille Pelletan, poète.
J’ai assez connu Pelletan. Mon père, qui présidait la Commission de la Marine au Sénat, était, rue Royale, un de ses plus assidus collaborateurs. Je ne crois pas que, de longtemps, on puisse rencontrer un pareil ministre de la Marine, doué d’une aussi formidable faculté d’assimilation et de travail. Avec ça, une indépendance qui lui valut des haines tenaces. Mais je n’entreprends pas une biographie. Il y aurait des pages à écrire sur ce grand honnête homme, qui, jusqu’à la fin de son existence, demeura fidèle à ses convictions.
Je veux simplement vous parler de Pelletan, poète. C’est une drôle d’histoire.
Un matin, je découvris, dans l’Éclair, sous la signature de Jean-Bernard, un poème attribué à Camille Pelletan. Ce poème, je le connaissais bien, et pour cause. C’était moi qui l’avais publié, quelques années avant la guerre.
Là-dessus, je rencontrai mon ami, Émile Buré, et je lui confiai la chose. « C’est moi, lui dis-je, qui ai joué ce tour à Pelletan de lui attribuer un poème qui est évidemment de quelqu’un, mais de qui ?… Voilà le hic. »
Buré se tordit. Il m’engagea à envoyer une lettre de rectification à l’Éclair. Mais, quelques jours après, la Dépêche de Toulouse mettait les choses à peu près au point, dans un article amusant signé : La Flèche. Alors, je pris, à mon tour, la plume et je m’expliquai, dans Cyrano, où j’écrivis les pages qui suivent :
Donc M. Jean Bernard, aimable chroniqueur, a découvert un poème attribué à Camille Pelletan et l’a publié dans l’Éclair. Cela a suffi pour provoquer de joyeuses controverses et faire couler pas mal d’encre. Car, peu de jours après, un autre aimable chroniqueur, La Flèche, révélait dans la Dépêche de Toulouse, que ledit poème pouvait bien ne pas être l’œuvre de notre ancien ministre de la Marine, attendu que ce dernier en avait rejeté furieusement la paternité.
Je suis assez intimement mêlé à cette affaire. Je puis même dire que je suis à son origine, puisqu’ainsi qu’on l’a expliqué, c’est moi-même qui, malgré Pelletan, ai, le premier, jeté dans le public ces vers que je me suis obstiné à lui attribuer.
La chose remonte assez loin, une quinzaine d’années environ, ce qui ne nous rajeunit guère. C’était en 1908. En ce temps bienheureux, j’occupais mes loisirs à biographier, avec l’aide du bon dessinateur Aristide Delannoy, nos plus notoires contemporains. Naturellement, avec toute la fougue de la jeunesse et la naïveté d’un « qui croit que c’est arrivé » je trempais ma plume dans le plus corrosif des vitriols. Ce qui m’occasionna quelques démêlés avec la justice de mon pays.
Un jour, je maltraitai je ne sais quel oison
Et cela me valut plusieurs mois de prison.
Il arriva qu’un beau soir, je projetai de faire figurer Pelletan dans ma galerie[1]. Comme je m’en entretenais avec un vieil ami, disparu depuis la guerre, celui-ci me dit :
— Ça tombe bien. J’ai justement en ma possession un poème de Pelletan.
— Un poème ?… Inédit ?…
— Absolument inédit… Et manuscrit… C’est une affaire.
Le lendemain, j’avais le poème entre les mains. Il était tracé d’une écriture qui ressemblait étrangement à celle de l’ancien ministre. Il était signé. J’interrogeai le copain :
— Où diable as-tu déniché ça ?
— Sur les quais, voilà quelques mois, dans une boîte… Et tu vois, il n’y a pas d’erreur… C’est bien signé : Camille Pelletan.
Je voulus en avoir le cœur net. Je courus chez Pelletan et lui réclamai un entretien. Après l’avoir minutieusement interrogé et pris abondamment des notes sur sa vie, ses débuts, sa carrière journalistique et politique, brusquement, je lui tendis le papier où étaient couchés les vers que voici :
Au cœur de quelle étrange opale,
Dans quel étang glauque et profond,
Avez-vous pris la teinte pâle
Et froide de vos yeux sans fond ?
Quand vous regardez dans le vague,
Le front dans vos mains appuyé,
Ils ont, vos yeux couleur de vague,
Un air distrait et ennuyé.
Et votre sourire est si rare,
Son rayon vient si peu souvent
Changer la pâleur du carrare
En un marbre rose et vivant,
Que troublé, je rentre dans l’ombre,
Laissant à de plus doctes clercs
L’énigme éblouissante et sombre,
L’énigme de vos grands yeux clairs.
Je revois Pelletan, debout dans son cabinet, assujettissant ses lorgnons sur son nez et lisant avec une grimace significative. Puis, il eut ce haussement d’épaules que connaissaient bien ses familiers et, les sourcils froncés, il questionna :
— Keksekeça ?
— Ça, monsieur Pelletan, ce sont des vers que vous avez dû écrire autrefois…
Il m’interrompit furieux :
— Pourquoi ces vers seraient-ils de moi ? Qui t’a dit que c’était de moi ?
— Mais, Monsieur Pelletan…
— Il n’y a pas de mais… Je n’ai jamais écrit de vers semblables.
— Cependant, Monsieur Pelletan, vous avez sacrifié à la Muse… J’ai même lu, dans Verlaine, que vous étiez le « meilleur de la bande ».
— C’est idiot. Je te répète que ces vers ne sont pas de moi.
— Pourtant, Monsieur Pelletan, vous avez fait partie, dans votre jeunesse, de groupes littéraires. Rappelez-vous. Un chroniqueur du Petit Journal, le nommé Cochinat, vous avait baptisés : « Les Vilains Bonshommes… »
— Je me souviens, en effet. « Les Vilains Bonshommes » se réunissaient chez Gustave Pradels, à l’hôtel Camoëns, rue Cassette. Il y avait là Richepin, Verlaine, Bouchor, Jean Aicard, d’Hervilly. Blémont, Cros, André Gill, Valade, Rollinat, d’autres encore… Tu n’as qu’à revoir, d’ailleurs, le tableau de Fantin-Latour : Le Coin de Table. Nous sommes là quelques-uns réunis sur la toile. Mais cela ne prouve pas que ces vers soient de moi.
— Voyons, Monsieur Pelletan, ils sont très bien ces vers…
— Ce n’est pas mon avis. Et veux-tu que je te dise, ça doit être un mauvais tour de Jean Aicard. Chaque fois que Jean Aicard faisait de mauvais vers, il me les attribuait.
— Mais puisqu’ils sont excellents.
— Ils sont tout de même de Jean Aicard. Et il ne l’a pas fait exprès.
J’insistai vainement. Camille Pelletan, de plus en plus furieux, finit par m’interdire formellement de publier le poème. Il alla même jusqu’à me menacer de je ne sais plus quelles brutalités. Puis, se calmant :
— Tiens, renonce à tes bêtises. Je vais t’en donner d’autres des vers, et du Verlaine, de l’inédit… Attends.
Il se recueillit un instant :
— Voici ce que Verlaine a laissé, certain soir, sur l’album des « Vilains Bonshommes ». Ça date de l’époque où il était terriblement républicain et même communard. Écoute et écris :
Et Pelletan se mit à déclamer :
On prétend que Badinguette
Doit finir comme Antoinette,
Oh ! là ! là !
Tu finiras, Castagnette,
C’est vrai, dans une lunette,
Mais non pas dans celle-là !
Et il se frotta joyeusement les mains, tout heureux d’avoir retrouvé, au fond de sa mémoire qui était vraiment prodigieuse, cette chose oubliée et, sans doute, inconnue du pauvre Lélian.
Puis, en me reconduisant :
— Surtout, ne publie pas. Tu m’entends. Défense de publier. Sans quoi, gare à tes oreilles.
Je publiai. Je publiai non seulement le Verlaine, mais encore le poème discuté. Avec quelques réserves, il est vrai. Mais le tour était joué :
Peu après, Maurice Allard, alors député du Var, à qui j’avais raconté l’histoire, s’approcha de Pelletan, dans les couloirs et, tout souriant, lui adressa ses félicitations. Le terrible Camille eut un haut-le-corps.
— Ah ! le petit galopin ! Il a publié tout de même… Eh bien ! il aura de mes nouvelles. Il ne l’emportera pas en paradis.
Je n’osais plus revoir Pelletan. D’autant qu’il avait confié son courroux à mon père, qui comptait parmi ses meilleurs amis et collaborateurs. Mais quelques années après, je me trouvai nez à nez avec l’irascible poète. C’était vers 1912, à Marseille, sur la Cannebière, pour être exact. Je rédigeais en chef un quotidien socialiste : la Provence, et nous étions en pleine période d’élections sénatoriales. Pelletan était furieux parce que son siège venait d’être discuté et que les socialistes le combattaient. Il m’eng… uirlanda sans le moindre ménagement.
— Alors, tu fais campagne contre moi, maintenant… Alors tu me préfères quelques crétins qui s’intitulent socialistes. Des socialistes, ça !… Qu’est-ce qui m’a fichu des socialistes semblables !
Il continua longtemps sur ce ton. Et déjà, un rassemblement se formait autour de nous. Bien qu’à Marseille, on ait assez l’habitude du bruit, j’aurais voulu me trouver sous terre. Je balbutiais, cherchant à m’expliquer. Mais le redoutable Camille ne m’en laissait pas le temps.
— Des cochons… tous des cochons… Vous me paierez ça…
Et, brusquement, il explosa. Et je vis alors qu’il avait toujours sur le cœur le mauvais tour que je lui avais joué en publiant son poème. Car il me lança dans la figure.
— Tes socialistes, tiens ! ils ne sont même pas républicains… C’est exactement comme ces vers idiots que tu m’as mis sur le dos, galopin !…
Voilà l’histoire. Aujourd’hui on exhume ce fameux poème. Et l’on se demande : Est-il oui ou non de Pelletan ? Il me serait difficile de répondre. Tout ce que je puis affirmer, c’est que ces vers ne sont pas de moi. Dans mes différents et multiples essais poétiques, je n’ai jamais pu parvenir à une telle perfection.
Mais à défaut de M. Jean Bernard, qui n’en sait probablement pas plus que moi, il y a encore des survivants de l’époque héroïque qui vit le futur ministre traîner ses savates dans la bohème, en compagnie de Verlaine et de Rimbaud. Il y a Maurice Bouchor. Il y a Jean Richepin…[2]
Peut-être pourront-ils nous aider à retrouver le véritable père de cet orphelin.
Naturellement, on n’a pas encore retrouvé le père en question. Mais il se produisit alors l’intervention de M. Paul Vigné d’Octon, l’ancien député, qui assura que les vers étaient bien de Pelletan et qu’il en tenait l’aveu de lui-même.
Deux jours après, M. Léon Treich écrivit, dans l’Éclair, sous le titre : Toujours les vers de Pelletan, l’article que voici :
Dernièrement, nous rappelions ici que Victor Méric attribua vers 1908 à Camille Pelletan un sonnet manuscrit qu’il disait avoir trouvé sur les quais ; quand il apprit la chose, Pelletan se mit fort en colère, mais sans nier d’une façon bien formelle être l’auteur du poème, d’ailleurs excellent — nous l’avons publié ici — dans la copie duquel Méric assurait reconnaître l’écriture de l’ancien ministre de la marine.
La Flèche publie à ce sujet, dans la Dépêche de Toulouse, une lettre de l’ancien député Paul Vigné d’Octon, homme de lettres, dans laquelle celui-ci affirme que le sonnet est bien de Pelletan.
Pelletan, écrit-il, qui avait si fortement rabroué le fils de son vieil ami du Var, nous en a fait un jour l’aveu à la buvette de la Chambre, à Clovis Hugues et à moi-même.
Et M. Vigné d’Octon d’ajouter que Pelletan était non seulement un excellent poète, mais un caricaturiste mordant, de grand talent, qui se plaisait à orner ses croquis soit d’un distique, soit d’un quatrain dont la verve soulignait le trait caricatural du croquis. Mais il n’attachait aucune importance à ces dessins, à ces poèmes qu’il faisait à la galopade, pour s’amuser, pour le simple plaisir d’exercer sa verve. Il les jetait le plus souvent. Seuls, quelques-uns de ses amis ont la bonne fortune d’en posséder. M. Vigné d’Octon, qui en a quelques-uns, assure qu’on en trouverait très probablement dans les papiers de Clovis Hugues, avec lequel l’ancien ministre était très lié.
M. Vigné d’Octon ajoutait dans sa lettre à La Flèche qu’il parlerait longuement de Pelletan poète dans un ouvrage Quarante ans de vie publique, souvenirs politiques et littéraires d’un Méridional, qu’il était en train de terminer et qu’il publierait d’ici peu.
Que valent ces souvenirs de Vigné d’Octon ? Notons d’abord que Vigné d’Octon affirme que Pelletan a reconnu, devant Clovis Hugues et lui, être l’auteur du sonnet. Or, c’est en 1908 que, grâce à Méric, ce sonnet vit le jour pour la première fois, et Clovis Hugues, à cette époque, était mort depuis longtemps.
Dans une deuxième lettre qu’a bien voulu nous communiquer Victor Méric, Vigné d’Octon reconnaît son erreur, mais il affirme à nouveau l’authenticité du poème :
« Clovis Hugues n’était-il pas mort, quand Méric fit sa trouvaille ? demandez-vous à ce propos. Je l’ignore et il peut se faire que le député-poète n’ait pas assisté à cet entretien : il s’est écoulé nombre d’années depuis lors et ma mémoire peut être, sur ce point, défaillante.
« Mais j’affirme encore une fois l’aveu, avec d’autant plus de certitude que je viens de terminer mes Souvenirs politiques et littéraires, dont la publication est incessante, et qu’en écrivant le chapitre consacré à mon vieil ami j’avais sous les yeux une copie du beau sonnet « À une jeune fille », portant en note ces mots : « Il est bien de lui. »
« Ainsi que je l’ai écrit à notre confrère La Flèche, on trouvera dans mes Souvenirs d’autres curieux échantillons de la verve poétique et caricaturale de notre bon et grand Camille.
« Voici, pour vous complaire, un quatrain qui soulignait une charge étonnamment réussie, de notre collègue Mesureur :
Il est long comme un jour sans pain
Et comme une nuit sans lumière,
Long et gai comme ces sapins
Dont on orne les cimetières.
N’en déplaise à M. Vigné d’Octon, sa mémoire le trahit. Le sonnet n’est pas de Pelletan. Victor Méric pourra, quand il le voudra, mettre le point final à cette amusante histoire…
Ma foi, je n’ai pas de point final à mettre. Les vers sont-ils de Pelletan ? Peut-être ben que oui ! Peut-être ben que non !
Qui nous aidera à résoudre l’énigme des « grands yeux clairs » ?