À travers le Grönland/02

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Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. iii-iv).
PRÉFACE
DU TRADUCTEUR




L’expédition de M. Nansen au Grönland est une des explorations les plus hardies, les plus fécondes en résultats, entreprises depuis longtemps dans les régions arctiques. Pour la première fois, l’immense glacier qui recouvre d’une nappe continue le Grönland, glacier dont la superficie serait égale à deux fois et demie celle de la France, si les calculs des géographes sont exacts, a été traversé par une caravane au prix de souffrances et de privations héroïquement supportées. Les tempêtes de neige soufflent furieuses, la température s’abaisse à 40° au-dessous de zéro, contre ces intempéries les explorateurs n’ont que le frêle abri d’une mince tente en toile ; n’importe, jamais chez eux un moment d’hésitation ou de désespérance. Ils ont résolu de traverser le Grönland, et ils poursuivent leur route avec la foi dans le succès qui assure la victoire. Enfin, après trente-neuf jours passés dans ce désert glacé, les hardis voyageurs atteignent la côte occidentale, but de leurs efforts.

Ce tour de force d’endurance n’est point resté sans profit pour la science. Quelque intense qu’ait été le froid, un des membres de la caravane, le capitaine Dietrichson, a toujours relevé l’itinéraire suivi, déterminé l’altitude de la région parcourue, et exécuté avec un soin méticuleux les observations météorologiques réglementaires. Grâce à ce vaillant officier, nous possédons maintenant des notions précises sur le relief du Grönland et le climat de ce continent de glace. Très importantes également sont les observations de l’expédition pour la connaissance des phénomènes actuels, dont l’étude jette la lumière sur le passé de notre globe. Pour la première fois, un savant a effectué un aussi long parcours sur un des immenses glaciers qui nous offrent l’image, croyons-nous, fidèle des énormes carapaces glaciaires sous lesquelles l’Europe avait en partie disparu à l’époque quaternaire.

M. Nansen n’est pas seulement un voyageur hardi et un savant naturaliste, c’est encore un écrivain auquel on ne saurait refuser un certain talent. Comme tous les Scandinaves, il a le sentiment profond des beautés de la nature, mais chez lui la vue des grands horizons du haut Nord ne produit aucune tristesse. À ce robuste Norvégien la vie au milieu des déserts, au grand air vivifiant, cause un bien-être parfait, et il admire cette solitude où il se trouve si bien. Pour goûter le charme de la nature, il faut un corps sain et vigoureux. M. Nansen a également une sympathie profonde pour les simples. Les Eskimos ne sont pas à ses yeux des êtres inférieurs ; au contraire, il les admire et envie leur bonheur ; dans sa pensée voilà des gens parfaitement heureux, ignorant les conventions de la vie sociale. Ce sentiment profond de la nature et ce dédain de la civilisation se retrouvent chez plusieurs des principaux auteurs norvégiens. C’est pour ainsi dire leur trait distinctif de reprendre les théories de Rousseau en les adaptant aux temps présents. À une époque où la littérature norvégienne éveille la curiosité, peut-être le livre si personnel de M. Nansen aura-t-il la fortune, rare en France pour un récit de voyage, d’intéresser le grand public.

Charles RABOT.