À travers le Grönland/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 185-202).


intérieur d’une tente. campement des eskimos du cap bille.
(dessin d’e. nielsen, d’après une photographie.)


CHAPITRE XII

un campement eskimo



Arrivés près du cap Bille, situé au nord du glacier de Puisortok, nous entendons du côté de terre un brouhaha de voix humaines et d’aboiements. Faisant immédiatement route dans la direction d’où vient ce bruit, nous apercevons bientôt plusieurs points noirs en mouvement. En les examinant attentivement, nous reconnaissons des hommes disséminés sur la rive. Tous crient et agitent les bras. Plus haut, sur les roches, apparaissent des tentes en peau, et, en approchant, il nous arrive une odeur d’huile très caractéristique. Balto décrit cet incident en ces termes dans sa relation de voyage : « Après avoir dormi, nous continuons notre route vers le nord. Sur ces entrefaites, nous sentons une puanteur de lard de phoque, et quelque temps après apercevons des indigènes et des tentes. »

Nous ne savons pas résister à la tentation de rendre visite à ces naturels. Au moment où ils voient que nous nous dirigeons de leur côté, le bruit redouble et tous gesticulent de plus belle. Les uns dégringolent vers la rive, tandis que d’autres grimpent sur les rochers pour pouvoir mieux voir. Sommes-nous arrêtés par un gros glaçon et prenons-nous les gaffes pour nous frayer un passage, le tumulte devient assourdissant, ce sont des hurlements frénétiques. Quand nous approchons du rivage, plusieurs indigènes viennent en kayaks à notre rencontre. Parmi eux se trouve un des Eskimos rencontrés
eskimo du cap bille.
le matin. Ils sont tout heureux de nous voir. Pour nous souhaiter la bienvenue, ils nous sourient et font manœuvrer leurs embarcations autour de nous. Ils nous indiquent la route, que, du reste, nous trouvons facilement, et manifestent leur étonnement de voir nos solides canots briser des morceaux de glace qui perceraient leurs kayaks. Le dernier glaçon dépassé, une scène absolument extraordinaire s’offre à nos yeux dans la demi-obscurité du soir. Sur les rochers se pressent de longues files d’hommes, de femmes et d’enfants à la mine sauvage, tous aussi peu vêtus les uns que les autres. Tout ce monde gesticule et pousse le grognement sourd que nous avons entendu ce matin. Il semble que nous ayons à nos trousses un troupeau de vaches beuglant en chœur, comme lorsqu’on ouvre le matin la porte de l’étable pour donner à manger au bétail. Sur la rive, un groupe d’hommes agitent les bras pour nous indiquer le meilleur point d’atterrissement[1]. Plus haut, sur les rochers, se trouvent plusieurs tentes jaunâtres, et près de la mer, des kayaks, des oumiaks disséminés.
enfant eskimo du cap bille. (d’après une photographie.)
avec des engins de poche et d’autres instruments. Tout autour de nous les eaux grouillent de kayaks. Comme cadre de cette scène pittoresque, figurez-vous un grand glacier, la mer parsemée de glaces et un ciel empourpré ; au milieu mettez nos deux canots montés par six hommes qui n’ont guère la mine de gens civilisés. Voilà le tableau.

Quel mouvement se donnent tous ces pauvres indigènes, et qu’ils font plaisir à voir après un long séjour dans la solitude !

Dès que nous avons débarqué et solidement amarré les canots, une foule de naturels nous entoure, nous contemplant avec étonnement. Tout le monde rit et se montre empressé à nous rendre service. Le sourire aux lèvres, c’est la salutation des Eskimos, leur idiome n’ayant aucun terme pour souhaiter la bienvenue. Ces pauvres gens paraissent mener une vie
eskimos du cap bille. (dessin d’e. nielsen, d’après une photographie.)
assez heureuse au milieu de ce monde de neige et de glace ; et, ma foi, en les voyant, il nous vient le désir de rester quelque temps parmi eux.

Nous étant arrêtés à l’entrée de la plus grande tente, on nous invite par signes à y entrer ; immédiatement nous acceptons l’offre. Après avoir passé la porte, puis nous être glissés sous un rideau en peau d’intestins de phoque, en baissant la tête à cause du peu d’élévation du passage, nous voici dans une sorte de chambre éclairée par plusieurs lampes à huile.

Quel spectacle et quelle odeur ! Les récits des voyageurs nous avaient bien appris que les Eskimos de la côte orientale avaient l’habitude d’être peu vêtus dans leurs tentes et que l’air de ces habitations ne fleure pas précisément la rose ; mais que ce fût à ce point, nul d’entre nous ne se l’était imaginé. La puanteur était épouvantable, l’odeur de l’huile dominait, et à celle-ci s’ajoutaient les exhalaisons des habitants et de certain liquide soigneusement conservé : par respect pour le lecteur, je ne puis en dire plus long. On s’accoutume cependant rapidement à ce milieu, peut-être même finit-on par le trouver agréable. Tout le monde n’est cependant pas capable de cette adaptation, et plusieurs d’entre nous ne firent qu’un court séjour dans la lente.

Pour mon compte, l’odeur ne m’incommodait pas au point de m’empêcher d’observer ce qui se passait autour de moi. J’étais entouré de gens nus, les uns assis, les autres couchés ou debout. Tous portaient simplement autour des reins le natit, un mince ruban, particulièrement étroit chez les femmes. Les représentants du beau sexe étaient en outre parés d’un second ruban autour de la touffe de cheveux proéminente au sommet de la tête. Quelques hommes mettent également des ornements de ce genre dans la chevelure et autour de la poitrine. Chez ces gens, aucune honte de se montrer nus ; le naturel avec lequel ils se livrent à leurs’occupations dans le costume paradisiaque nous paraît fort étrange à nous autres civilisés.

Au milieu de toutes ces nudités, les Lapons avaient une mine fort embarrassée. Voici qu’une jeune mère arrive, se déshabille et grimpe sur le lit près de son enfant également nu, et s’accroupit pour lui donner le sein. Toute personne un tant soit peu libre de nos préjugés aurait été touchée par cette scène d’amour maternel. La pauvre femme reste longtemps dans cette position, puis, sentant le froid, ramène sur elle et son marmot un beau tapis de peau de phoque, bordé d’une belle peau blanche de fœtus de cet animal.

D’autres indigènes arrivent bientôt et remplissent la tente. On nous a fait asseoir sur des boîtes placées le long du rideau à l’entrée de la tente. C’est la place des visiteurs ; les habitants, eux, s’assoient sur le lit qui occupe le fond de la tente. Ce lit, fait de planches et recouvert de plusieurs couches de peau de phoque, est assez long
vêtements et ustensiles des eskimos de la côte orientale du grönland.

i, pantalon de femme. — ii, pagne porté par les hommes dans les huttes. — iii, pagne porté par les femmes dans les huttes. — iv, courroie munie d’amulettes. — v, mocassin. — vi et vii, couteaux.
pour que les indigènes puissent s’y étendre tout de leur long. Sa largeur dépend de celle de la tente et du nombre des habitants. Sur ce lit les Eskimos passent tout le temps qu’ils restent dans la tente ; ils y mangent, ils s’y reposent, ils y donnent, et les femmes travaillent dessous, accroupies sur les jambes.

Les tentes des Eskimos présentent une forme très curieuse. L’appareil se compose d’un fronton en bois sur lequel viennent converger des perches disposées sur le sol en demi-cercle. Sur ce châssis est étendue une double couverture de peaux, la première formée de peaux dont la fourrure est placée du côté de l’intérieur de l’habitation, la seconde de peaux tannées provenant généralement de vieux oumiaks ou de vieux kayaks. La porte se trouve au-dessous du fronton, auquel est suspendu un rideau en peau d’intestins de phoque.

Dans la tente où je me trouve habitent quatre ou cinq familles ; chacune d’elles a sur le lit son petit compartiment distinct. Sur ce compartiment s’installent le mari, la femme et les enfants. Pour un mari, deux femmes et six enfants, un espace de quatre pieds suffit. Devant le compartiment de chaque famille brûle une lampe à huile dont la flamme est très large. Ces lampes, en pierre ollaire, ont la forme d’une demi-circonférence ; elles sont plates, creuses comme des soucoupes et généralement assez grandes ; quelques-unes unes mesurent une largeur de plus de 30 centimètres. La mèche est un morceau de mousse séchée, placé le long des bords du vase et alimenté constamment par du lard frais que la chaleur transforme rapidement en huile. Le soin d’entretenir les lampes incombe aux femmes ; elles ont, pour cela, des baguettes spéciales, et avec ces instruments empêchent les mèches de fumer ou de s’éteindre. Au-dessus de ces lampes les habitants font cuire leur nourriture dans de grands vases en pierre ollaire suspendus au plafond.

Il est curieux que ces indigènes ne se servent ni de tourbe ni de bois, alors qu’ils pourraient facilement s’en procurer. Dans la tente où je me trouve brûlent un grand nombre de lampes ; elles restent allumées jour et nuit, servent en tout temps de poêles et la nuit de luminaires ; sur plusieurs chauffent des marmites. Les Eskimos ne dorment jamais dans des chambres obscures. Ces lampes répandent une odeur d’huile très désagréable pour nous autres Européens, néanmoins on s’y habitue rapidement.

Après nous être assis et avoir tout bien examiné, la conversation commence. Chaque objet que je regarde, on me le montre et l’on m’en explique l’usage. Je n’entends pas un mot de tout ce que ces braves gens me content ; à l’aide de gestes seulement je parviens à les comprendre. J’apprends ainsi qu’une petite étagère suspendue au plafond sert à faire sécher les vêtements et que les marmites contiennent de la viande de phoque. Mes hôtes me montrent ensuite plusieurs objets qu’ils sont très fiers de posséder. Une vieille femme ouvre un sac et en tire une petite chique de tabac hollandais ; puis un homme me fait voir un couteau avec un manche en os : ce sont les deux objets les plus précieux de la tente, et les habitants ont pour eux une sorte de vénération. On m’explique ensuite la parenté des différents membres de la petite communauté. Un homme embrasse une femme bien potelée, puis tous deux me montrent, avec un air de satisfaction, plusieurs personnes jeunes : ce sont le mari, la femme et les enfants. Le bonhomme étend la femme tout de son long, lape sur ses parties les plus grasses, dans l’intention de me faire apprécier sa beauté et de me montrer l’estime qu’il a pour elle, ce qui paraît faire le plus grand plaisir à la Grönlandaise.

Chose assez curieuse, chacun des hommes de cette tente n’avait qu’une femme. Généralement, sur la côte orientale, les bons chasseurs, qui sont les gens à l’aise du pays, ont deux femmes, mais jamais plus de deux. Les maris sont pour la plupart très aimables et pleins d’attention pour leurs tendres moitiés. On les voit souvent s’embrasser, ou plus exactement se frotter leurs nez l’un contre l’autre. Il y a bien aussi des scènes domestiques, même très violentes. Comme Holm nous l’apprend, la femme reçoit parfois une
une beauté grönlandaise d’âge mûr (côte orientale). (gravure extraite de l’ouvrage « den danske konebaad-expedition til grönland östkyst under kaptein holms ledelse ».
bonne correction, quelquefois même un coup de couteau dans la jambe ou dans le bras ; après quoi les deux époux n’en font pas moins bon ménage, surtout s’ils ont des enfants. D’après Holm, il arrive également que le mari subisse une correction ; ce voyageur vit notamment un Grönlandais, qui était l’heureux mari de deux épouses, recevoir de l’une d’elles une volée bien appliquée.

La concorde la plus parfaite paraissait régner entre les divers habitants de la tente. Tous étaient à notre égard pleins d’attentions amicales, et tous nous parlaient sans trêve ni merci, bien que depuis longtemps ils eussent eu la preuve que nous ne comprenions pas un mot de leur langue. Un vieillard aux manières nobles, et qui avait l’air d’un personnage — c’était probablement un angegok (magicien), — réussit, après s’être donné beaucoup de mal, à nous faire comprendre par signes que quelques-uns d’entre eux venaient du nord et se dirigeaient vers le sud, tandis que d’autres marchaient en sens inverse ; que les deux groupes s’étaient rencontrés par hasard, et qu’ensuile nous étions arrivés sur ces entrefaites, ce qui avait redoublé la joie de la rencontre. Il nous manifesta ensuite le désir de savoir d’où nous venions. La chose est assez difficile à lui expliquer. Nous étendons les bras dans la direction de la mer et de la banquise et essayons de lui faire comprendre tant bien que mal, à l’aide de gestes, que nous avons traversé les glaces, puis, qu’arrivés à la côte bien loin dans le sud, nous avons marché dans la direction du nord. Tous alors témoignent le plus profond étonnement, en poussant les beuglements habituels. La conversation se continue très animée, nous nous comprenons relativement bien. Certes c’eût été pour quelqu’un un spectacle bien amusant d’assister à cette pantomime.

Je n’oserais pas dire que la figure de tous les indigènes qui nous entouraient fût très propre. La plupart avaient un teint jaunâtre ou foncé, mais à cette couleur naturelle s’en ajoutait une autre également sombre provenant de la crasse. Sur la figure, quelques-uns, notamment les enfants, conservent une épaisse couche de saleté qui leur donne l’aspect de nègres ; par places la couche s’était écaillée, et dans les gerçures apparaissait une peau relativement blanche. Aux femmes, surtout aux jeunes filles, coquettes ici comme partout ailleurs, il arrive parfois de se laver. Le célèbre explorateur Holm décerne même un brevet de propreté aux élégantes du pays. Je n’ai point l’intention d’entrer dans une discussion à ce sujet avec mon confrère danois, il me suffit de dire que les Grönlandaises de cette région emploient l’urine pour se laver. Elles trouvent à ce liquide une odeur particulièrement agréable et s’en parfument les cheveux. C’est un moyen de séduction dont les belles se servent pour attirer les amoureux.

Les Eskimos utilisent l’urine pour toutes sortes de choses, et la conservent précieusement dans des vases spéciaux. La propriété qu’a ce liquide de dissoudre les corps gras le rend particulièrement utile pour eux et ils s’en servent pour débarrasser leur figure, leurs mains ou leurs vêtements de la couche de graisse qui les couvre. Ils utilisent encore l’urine pour préparer les peaux.

Une occupation favorite des indigènes est de se livrer à une chasse acharnée dans leur longue chevelure. Dès que le gibier est capturé, il est mangé incontinent. Lorsqu’un insecte a été pris, raconte Holm, l’heureux chasseur le fait circuler devant toute l’assistance, on se le passe de main en main en témoignant bruyamment ses impressions, après quoi on le rend au propriétaire, qui l’avale avec un air de satisfaction manifeste. À notre grand regret nous n’eûmes pas la chance d’assister à pareille fête.

Les Eskimos, avant d’être en relation avec les Européens, ne connaissaient pas la puce. Nous avons enrichi, parait-il, de cet insecte
enfant eskimo du cap bille. (d’après une photographie.
la faune du pays, et les indigènes de la côte occidentale donnent à cet aphaniptère le nom de « pou européen ».

Les Eskimos font très bon ménage avec ces parasites ; d’abord ces insectes leur donnent l’occasion de se distraire quand ils n’ont rien à faire ; en second lieu, ils sont pour eux une vraie friandise. Ils ont imaginé des engins spéciaux pour capturer ce gibier ; les pièges consistent en brindilles de bois surmontées de touffes de poils de lièvre qu’on place dans le cou entre la peau et les vêtements. Les insectes se réfugient dans les touffes chaudes des poils et se laissent ainsi prendre le plus facilement du monde.

Après ce que je viens de raconter, ne croyez pas que les Grönlandais vous fassent éprouver un mouvement de répulsion. Très rapidement on s’habitue à la saleté, ce qui était facile du reste pour nous. On s’accoutume également à les voir se gratter le nez, les oreilles et la tête ; après un court séjour, l’atmosphère de leur tente n’incommode plus, et bientôt on trouve un certain charme à la compagnie des Eskimos.

Il est difficile de prononcer un jugement sur la beauté de cette race, car la beauté est une chose très relative. Prend-on comme point de comparaison le type grec, la Vénus de Milo par exemple, je dois avouer que les indigènes de la côte occidentale du Grönland en sont bien éloignés et que personne parmi eux ne représente ce genre de beauté. Mais si nous nous débarrassons des préjugés classiques, et si nous considérons comme beau, non ce que nous avons appris à considérer comme tel, mais ce qui réellement charme et attire les regards, nous trouverons des types de beauté parmi ces Grönlandais. Vivez un certain temps au milieu de ces pauvres sauvages, et, j’en suis persuadé, bientôt vous trouverez, dans le nombre, des figures agréables. Du reste, quelques femmes paraîtraient belles même aux yeux d’un Européen ; j’en vis notamment une dont les traits me rappelaient ceux d’une jolie Norvégienne de notre connaissance, et je ne fus pas seul à être frappé de cette ressemblance ; un de mes compagnons, qui connaissait la dame en question, éprouva
eskimo du cap bille.
(d’après une photographie.)
la même impression que moi à la vue de cette Grönlandaise. Si cette Eskimode avait paru dans un salon vêtue d’une élégante toilette, nul doute qu’elle n’eût eu le plus grand succès.

Les têtes sont généralement ovales, bouffies de graisse, avec de larges pommettes saillantes et les joues dodues. Les indigènes ont, pour la plupart, les yeux noirs, souvent légèrement fendus obliquement, et le nez plat. Il semble que leur visage ait subi une pression sur le devant et que la masse charnue ait été repoussée sur les côtés. Chez les femmes et surtout chez les enfants on peut tirer une ligne d’une joue à l’autre sans toucher le nez ; quelques enfants présentent même une sorte de creux au milieu de la figure. Ce ne sont pas là précisément les caractères de la beauté telle que les Européens l’entendent. Les Eskimos ne séduisent pas l’étranger par la régularité de leurs traits, mais par leur air de bonne humeur, leur jovialité et leur amabilité. Leurs extrémités sont très petites.

Aux yeux des Eskimos, plus une femme est grasse, plus elle est jolie. Aussi les beautés de nos pays n’auraient peut-être pas grand succès chez les indigènes de la côte orientale.

Les Eskimos ont les cheveux noirs. Généralement les hommes les relèvent sur le front à l’aide d’un ruban de verroterie, et les laissent pendre par derrière sur les épaules. La perle même de quelques cheveux est considérée comme un présage de mauvais augure. Ceux qui ne possèdent pas un cordon de ce genre ont la chevelure coupée à hauteur des yeux tout autour de la tête ; en guise de ciseaux, ils se servent d’une dent de squale, le fer ne devant jamais, dans leurs croyances, loucher les cheveux. Si un homme a eu les cheveux coupés dans son enfance, il doit continuer à les porter ainsi toute sa vie. Les femmes ont la chevelure réunie au sommet de la tête en une touffe qui doit être aussi droite que possible. Cette coiffure les rend chauves de bonne heure.

Dans la lente où nous nous trouvions, les femmes étaient beaucoup moins laides que les hommes. Ces derniers étaient presque tous imberbes, un seul avait une petite barbiche.

Nous étions depuis quelque temps occupés à nous livrer à une pantomime animée, lorsqu’un indigène sortit, puis rentra bientôt après avec une large courroie en peau de phoque. S’étant assis sur le lit, il la déroule, puis, prenant un couteau, en coupe plusieurs morceaux qu’il offre successivement à chacun de nous. Quelques indigènes imitent son exemple, et bientôt nous sommes tous propriétaires de quatre ou cinq solides courroies. Pauvres gens, ils nous donnaient ce qu’ils possédaient de mieux, dans la pensée de nous être utiles. Je m’attendais à ce que les indigènes nous demandassent à leur tour quelque chose en échange de leurs bons proçédés. Je ne me trompais pas. Celui qui nous avait donné la première courroie sortit et revint bientôt avec un objet auquel il paraissait attacher une très grande valeur. C’est un vieux fusil rouillé d’un modèle plus qu’archaïque, semblable à ceux dont font usage les Grönlandais de la côte occidentale. Le bonhomme, très fier de posséder une pareille arme, nous la montrait avec une satisfaction visible ; pour lui faire plaisir, nous témoignâmes la plus vive admiration. L’heureux propriétaire nous fit alors comprendre qu’il n’avait pas de munitions et qu’il en désirait. Je fis d’abord mine de ne pas saisir sa demande, mais devant son insistance je dus changer de système et tâchai de lui expliquer que nous ne pouvions le satisfaire. Le pauvre homme fit alors une mine toute déconfite, et remporta son fusil. Personne ne demanda ensuite de compensation pour les cadeaux qui nous avaient clé faits. Ces malheureux indigènes pratiquent l’hospitalité avec une cordialité dont on ne saurait trop faire l’éloge. La manière dont ils l’entendent doit nous faire honte, à nous autres gens civilisés : vous les verrez par exemple recevoir leur ennemi mortel, si les circonstances l’obligent à chercher un refuge chez eux, et l’héberger pendant des mois.

Après être restés quelque temps dans la tente, nous songeâmes à organiser notre campement.

Nous choisissons pour le bivouac un rocher voisin de la mer, et commençons à y apporter nos bagages. Dès que les Eskimos voient notre mouvement de va-et-vient, vite ils accourent nous aider ; tous se chargent, qui d’un sac, qui d’une boîte, et il faut voir avec quelle joie ils examinent chaque objet. La vue des grandes boîtes en fer-blanc qui contiennent une partie de nos provisions les transporte d’admiration ; c’est à qui les touchera ; on les tourne et retourne dans tous les sens, sans que la curiosité soit jamais satisfaite.

Après cela, il faut tirer les canots au sec. Pas moins de vingt à trente hommes s’attellent pour tirer une embarcation vide ; lorsque l’un de nous commence à entamer la plainte rythmée des matelots : Oh hisse ! l’allégresse est à son comble.

Cette manœuvre terminée, nous nous occupons à dresser la tente, ce qui intéresse également beaucoup les Eskimos. Les embarcations, les tentes, comme toutes les choses dont eux aussi se servent, excitent particulièrement leur curiosité. Avec quel étonnement ils voient notre petite habitation en toile installée en quelques minutes ! Nos vêtements attirent également leur attention, surtout les robes blanches des Lapons bordées de lisérés jaunes et rouges. Les bonnets carrés, ornés de cornes aux quatre coins, dont sont coiffés Balto et Ravna, sont particulièrement admirés.

Le soir, lorsque les Lapons revêtirent leurs robes en peau de renne, tout le monde voulut voir cette belle fourrure et passer la main au-dessus. Ce n’est de la peau ni de phoque, ni d’ours, ni de renard, est-ce de la peau de chien ? demandent-ils, toujours par signes. Non, et Balto essaye de leur faire comprendre que celle belle et bonne fourrure provient du renne, un animal qui a sur la tête de grandes cornes, qu’il essaye de leur représenter en se plaçant les bras en l’air le long de la tête. Les Eskimos ne comprennent pas, ils n’ont probablement jamais vu de renne ; cet animal n’existe pas dans la région qu’ils habitent.

Le souper est préparé et mangé devant la tente, en présence d’une nombreuse assistance. Plusieurs rangées de curieux observent attentivement tous nos mouvements. Après le repas, nous allons continuer nos observations dans le camp.

Sur la rive se trouvaient au sec un certain nombre de kayaks et plusieurs oumiaks. Voyant l’intérêt avec lequel j’examinais ces embarcations, un Eskimo s’empresse de me montrer l’usage de chaque objet. Il me fait examiner sa périssoire, très joliment ornée de figurines en os, et ses armes, artistement décorées ; il est surtout fier de son harpon, dont la pointe est formée d’une dent de narval. Les Eskimos mettent tout leur amour-propre à posséder un beau kayak.

Bien que la nuit fût venue, l’animation était toujours grande. Des ombres passaient et repassaient. Très amusante surtout était la silhouette des femmes, portant leurs enfants dans l’amaut[2] ; avec ce paquet dans le dos elles semblent toutes bossues. À voir les tentes éclairées, on eût dit des tonnelles garnies de lanternes vénitiennes ; nous avions l’illusion d’assister à une fête de nuit dans un petit port.

Maintenant il faut songer à dormir, et nous disposons les sacs de couchage, opération qui excite encore la curiosité des indigènes : les voilà en rangées serrées tout autour de nous, pour jouir du spectacle très intéressant que nous offrons en nous déshabillant. Les femmes ne sont pas moins désireuses que les hommes de nous voir quitter nos vêtements. Il n’eût pas été poli de prier les beautés grönlandaiscs de s’en aller ; d’autre part, si nous avions pu leur expliquer que chez nous il n’est pas d’usage que les dames regardent les messieurs se déshabiller, elles n’auraient certainement pas compris et, sûrement, ne se seraient point retirées. Lorsque les spectateurs nous voient entrer l’un après l’autre dans les sacs, grande est leur joie ; maintenant tous les six nous sommes couchés, la porte de la tente est fermée : bonsoir tous.

Pour la nuit nous n’établissons pas de garde ; nous dormons tous profondément, réveillés seulement de temps à autre par le hurlement des chiens. La matinée est déjà avancée lorsque nous sortons
je rencontrai une jeunne femme fort avenante.
(d’après une photographie.)
de nos sacs. Par les interstices de la porte de la tente, nous apercevons les indigènes faisant les cent pas devant notre habitation, impatients d’assister à l’intéressant spectacle de notre lever. En notre honneur, tous ont revêtu leurs plus beaux habits, des jaquettes en peau d’intestins de phoque, blanches comme du linge. Autour de nos canots s’agite une foule curieuse ; on examine les rames, les gaffes, tous les objets garnis de fer, on se les passe de main en main, en prenant le plus grand soin de ne pas les endommager. La porte de la tente ouverte, une double haie de curieux se forme immédiatement pour voir comment nous sortons des sacs et pour assister à notre toilette. Une ceinture ornée de dessins en verroterie et garnie d’une agrafe que portail Kristiansen excita surtout l’étonnement général. Chacun voulut la voir et la toucher, et accompagna cet examen de grognements poussés en chœur. Notre compagnon avait agrafé cette ceinture, lorsque survint un homme qui ne l’avait pas vue. Sans plus se gêner, notre homme releva le vêtement de Kristiansen, pour pouvoir admirer à son aise cet objet d’art. Notre déjeuner, composé de biscuits et d’eau, fut rapidement avalé en présence d’une foule.

Puis, avant de continuer notre roule, nous poursuivons nos études ethnographiques.

J’essayai de photographier le cercle de spectateurs qui entourait notre tente ; mais des qu’ils virent mon appareil braqué sur eux, tous s’écartèrent brusquement comme s’ils eussent craint de recevoir une décharge de mousqueterie. Quelques instants après, je voulus
tout à coup le mari sort de la tente. (d’après une photographie.)
prendre un groupe assis sur un rocher, mais ce fut sans plus de succès. Ce ne fut qu’en usant des plus grandes précautions que je réussis plusieurs vues.

Après cela je fis un tour dans le campement, muni de mon appareil. Devant une petite tente dressée à l’écart, je rencontrai une jeune femme fort avenante, avec une mine souriante, égayée par deux beaux yeux dont elle savait fort bien se servir. Elle n’était pas vêtue d’une manière très élégante, sans doute parce qu’elle était mariée, et qu’une mère de famille doit renoncer au plaisir de plaire. Elle portait dans son amaut un marmot dont elle paraissait très fière et auquel elle me montrait, un moyen certainement de me faire sa cour. Pendant que je prenais plusieurs photographies instantanées, nous échangions des politesses.

Tout à coup le mari sort de la tente et, à son grand étonnement, aperçoit sa femme en tête-à-tête avec un étranger. Le bonhomme se réveillait et, étant ébloui par l’éclat de la lumière, avait mis des lunettes en bois. C’était un solide gaillard, très avenant, qui s’empressa de me montrer maintes choses intéressantes. Il était très fier de posséder un de ces bonnets que j’ai décrits plus haut, et voulait absolument que je m’en couvrisse, pendant qu’il mettait sur sa tête mon couvre-chef. Cet échange de coiffure ne me convenait guère, de crainte de quelques suites fâcheuses. Ensuite il me montra son oumiak ; finalement je dus lui brûler la politesse et me sauver.

Je jetai ensuite un coup d’œil dans l’intérieur de plusieurs ce lui sans tentes. Dans l’une, deux jeunes filles étaient en train de déchiqueter à belles dents une mouette qu’elles avaient fait cuire. Chacune avait attaqué le morceau par une extrémité et paraissait s’en délecter. L’oiseau était encore couvert de ses plumes, mais elles ne paraissaient pas s’en préoccuper. Quelques femmes ayant remarqué que les Lapons mettent de l’herbe dans leurs chaussures, elles allèrent aussitôt en faire une abondante récolte, qu’elles nous apportèrent en souriant. Nous les remerciâmes de leur amabilité, en leur adressant nos plus gracieux sourires. Elles nous demandèrent alors, par signes, de leur donner des aiguilles. J’avais pris soin d’emporter toute une pacotille d’objets de ce genre, destinée aux Eskimos de la côte orientale : mais, craignant d’être obligé d’hiverner, je ne voulus pas me dessaisir de ces objets de prix. En place, je donnai aux Grönlandaises une boîte de conserves vide. Ce cadeau les ravit, et toutes s’empressèrent d’aller le faire admirer à leurs compagnes. Cette provision d’herbe arrivait juste à point pour les Lapons ; ils n’en avaient plus qu’une petite quantité, et, sans un paquet de foin dans leurs chaussures, ils ne marchent pas volontiers. Néanmoins Ballo et Bavna se répandirent en plaintes amères sur la qualité du cadeau : l’herbe n’avait pas été récoltée, disaient-ils, à l’époque convenable ; elle avait été pendant l’hiver exposée à la gelée, et n’avait point été séchée. Impossible de leur faire comprendre que les Eskimos n’ont pas, comme les Lapons, l’habitude de faire de grandes provisions de ces carex.


campement eskimo du cap bille. (dession d’e. nielsen, d’après une photographie.)

Maintenant il est temps de nous mettre en route, et nous commençons nos préparatifs de départ. Un Eskimo nous demande alors, toujours par signes, bien entendu, si nous nous dirigeons vers le nord. Sur notre réponse affirmative, la figure de notre homme rayonne de joie, lui et les siens vont nous accompagner.

Les indigènes que nous avions vus la veille devaient au contraire faire route vers le sud. Avant de nous séparer, c’est pour nous un devoir de leur donner quelque chose, en échange des cadeaux
départ des kayaks.
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie.)
que nous avons reçus. J’entre dans la tente de nos amis et remets à chacun d’eux une belle boîte de conserves vide. Tous sont enchantés de ce beau présent, et quelques-uns s’empressent de me montrer qu’ils s’en serviront comme de verres. Dehors, je retrouve l’homme au fusil ; il me renouvelle sa demande de poudre ; lui ayant donné une grande boîte en fer-blanc, je le laisse très satisfait de nous.

Les lentes en peau sont bientôt abattues et empaquetées dans les oumiaks. En peu de temps les Eskimos peuvent embarquer tout leur mobilier. Deux oumiaks firent route au sud à travers un chenal ouvert, pendant que deux autres embarcations disparaissaient bientôt derrière un promontoire situé au nord. Les kayaks étaient restés en arrière ; avant de se séparer, peut-être pour plusieurs années, les hommes voulurent s’adresser un adieu particulièrement cordial. Il y avait là une douzaine de ces canots, tous rangés en ligne. Je ne tardai pas à comprendre la raison de cette manœuvre, en voyant les tabatières circuler. Chaque homme se bourre les narines au moins deux fois. Quelques-uns éternuent sans interruption, et c’est véritablement extraordinaire qu’ils puissent garder leur équilibre. Je voulus photographier cette scène comique, mais, lorsque mon appareil fut prêt, les priseurs s’étaient dispersés, et l’un après l’autre les kayaks filaient vers le sud. Pour se faire leurs adieux, les Eskimos du Grönland oriental ont l’habitude de s’offrir une prise, comme les paysans norvégiens, un petit verre d’eau-de-vie. Les gens venant du sud pouvaient seuls faire cette politesse à leurs camarades : ils arrivaient probablement des établissements danois, alors que les autres se dirigeaient vers ces colonies. Les Eskimos de la côte orientale entreprennent souvent ces voyages ; à ceux qui habitent le plus au nord, pas moins de deux ans sont nécessaires pour atteindre la côte sud-ouest. L’expédition aller et retour peut durer quatre ans. Ces indigènes font ce long trajet, non pas pour se procurer des objets de première nécessité, comme on pourrait le croire, mais simplement pour acheter du tabac. Ils ne fument ni ne chiquent, mais ce sont des priseurs endurcis. Les Eskimos achètent dans les établissements danois des feuilles de tabac roulées ; après les avoir découpées, ils les font sécher au-dessus des lampes, puis les râpent sur des pierres plates, et ajoutent ensuite au tabac en poudre de menus fragments de calcaire ou de quartz, pour augmenter sa force sternutatoire.


eskimo du cap bille. (d’après une photographie.)

  1. C’est l’habitude des Eskimos de la côte orientale de souhaiter la bienvenue en indiquant aux nouveaux arrivants le meilleur point d’atterrissement, en transportant leurs bagages et en halant les canots à terre. Si, au contraire, ils ne désirent pas le visiteur, ils restent tranquillement sur la rive. (Voir Meddelelser om Grönland, X, p. 171.)
  2. L’amaut est un vêtement de forme particulière porté par les femmes qui ont des enfants en bas âge. Il est garni d’une espèce de grand capuchon qui peut être fermé par des courroies attachées à la ceinture. Dans ce sac le marmot est bien au chaud, et n’entrave pas les mouvements de la femme. Elle peut par exemple marcher et ramer sans éprouver la moindre gêne. Une mère de famille grönlandaise se sépare rarement de son enfant.