À travers le Grönland/15

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 203-214).


sous nos efforts réunis la glace s’écartait.
(dessin d’e. nielsen, d’après une esquisse de l’auteur.)

CHAPITRE xiii

toujours au nord



Nous faisons roule le long de la côte. Tout d’abord les eaux sont libres, et nous allons rapidement. Les Eskimos ont une bonne avance sur nous. Pensant que leur connaissance de la côte nous sera utile, nous désirons les rejoindre et naviguer de conserve avec eux. Bientôt nos amis sont en vue ; ils sont arrêtés par le travers d’un cap et paraissent hésitants. Les femmes d’un oumiak se lèvent et regardent de notre côté pour voir si nous venons. Bientôt nous sommes tout près d’eux ; ils nous invitent alors par signes à passer devant et à leur frayer un passage au travers de la banquise amoncelée en cet endroit. Le contraire de ce que nous avions pensé arrivait : c’était à nous d’aider les Eskimos à trouver les passes.

Nous prenons alors la tête et nous heurtons bientôt à deux larges glaçons qui barrent complètement la route. C’était cet obstacle qui avait arrêté les Eskimos. Nous faisons avancer comme un coin une des embarcations entre les deux nappes de glace, et en même temps nous les repoussons avec les gaffes. Sous la vigueur de nos efforts réunis, les glaçons s’écartent ; en présence de ce résultat, les indigènes poussent leur grognement habituel pour témoigner de leur étonnement. À force de labeur nous réussissons à nous frayer un passage à travers la banquise, compacte dans ces parages. À notre suite avancent deux oumiaks et quatre kayaks ; à chaque mouvement de nos canots les indigènes poussent, à notre grande joie, des hurlements sourds, fort peu harmonieux.

La manière dont les indigènes prisent nous divertissait fort. L’un de ceux qui étaient en kayak s’arrêtait toutes les dix minutes environ pour prendre une énorme corne qui lui servait de tabatière et pour se bourrer les narines. Alors commençait une série d’éternuements sans fin. Comment le bonhomme réussissait à garder pendant ce temps son équilibre dans sa frêle embarcation, c’est ce que je ne saurais expliquer. De son nez descendait une roupie noire de tabac, et de ses yeux des filets de larmes ; avec cela il avait une mine si satisfaite de lui-même, que nous éclations de rire en l’apercevant. L’Eskimo paraissait ravi de notre joie, et à son tour il manifestait la sienne en nous souriant très gracieusement. De temps en temps nous crions pitssakase, le seul mot que nous eussions saisi dans la conversation des Eskimos et qu’ils répétaient souvent. Leur entendant prononcer volontiers ce vocable lorsque nous nous frayions un passage à travers la glace ou que nous naviguions au milieu d’eaux libres, nous pensons qu’il signifiait : « Cela va bien ». Tout autre est le sens de ce mot, comme nous l’apprîmes plus tard des indigènes de la côte occidentale. Il signifie, paraît-il : « Vous êtes adroits », ou bien encore : « Vous êtes bien obligeants ».

Les oumiaks ne sont ramés que par des femmes. Les Eskimos païens croiraient déchoir en prenant un aviron dans ces embarcations. Mais c’est toujours un homme, généralement le chef de famille, qui gouverne ce canot, bien que cette fonction ne lui soit guère agréable. Les Grönlandais préfèrent toujours naviguer dans leurs kayaks. Les oumiaks mesurent une longueur de 10 mètres. La manœuvre de longs bateaux au milieu des glaces flottantes étant plus difficile que celle des petites embarcations, ils sont pour ce motif plus courts sur la cote orientale que sur la côte occidentale. Les femmes qui nous précédaient ramaient d’une manière très curieuse. Elles donnaient d’abord des coups d’aviron lents, puis, graduellement, accéléraient le mouvement, et au moment où il devenait très rapide, elles s’arrêtaient brusquement pour souffler un instant. En tirant sur leurs avirons, les Grönlandaises se lèvent tout debout, puis retombent sur le banc. Leurs rames étant très courtes, elles sont par suite obligées de donner des coups plus précipités. Les oumiaks avançaient rapidement, quelquefois même nous dépassaient ; nos embarcations, il est vrai, n’avaient que deux rameurs, tandis que les canots indigènes en comptaient sept. Un moment les Eskimos prennent l’avance sur nous, mais bientôt, arrêtées par de la glace, les femmes nous font signe d’aller à leur secours. Quand nous arrivons avec nos gaffes, nous ne pouvons nous empêcher d’éclater de rire. Un Eskimo est là avec un petit bâton, essayant de déplacer un énorme bloc. Il a une mine toute contristée de voir ses efforts restés sans résultat. Sous notre poussée le glaçon s’écarte tout de suite, et nos canots passent. Les oumiaks, beaucoup plus longs que nos embarcations, eurent au contraire quelque difficulté à traverser l’étroit chenal que nous venions d’ouvrir. Souvent, du reste, les canots des Eskimos sont pris dans des passages que nous leur avons frayés. Si nous n’avions pas attendu nos compagnons, nous aurions pris une grande avance sur eux. C’était avec un profond étonnement que je constatai l’infériorité de l’oumiak sur nos embarcations après l’éloge qu’en ont fait Ilolm et Garde. D’après ces explorateurs, un voyage le long de la côte n’est possible qu’avec les canots des Eskimos. Pendant longtemps les Danois établis au Grönland ont partagé cette opinion. Voyant les Eskimos se frayer un chemin au milieu des glaçons, alors qu’eux-mêmes seraient en pareille circonstance réduits à l’immobilité, ils considéraient les indigènes comme leurs maîtres dans cette navigation, et, ces indigènes n’employant que des canots en peau, ils ont été persuadés que ces embarcations étaient les meilleures pour voyager sur une mer encombrée de glaces. À mon avis nos canots sont de beaucoup supérieurs à ceux des Grönlandais pour ce genre de navigation. Quant à l’objection faite que nos embarcations ne peuvent prendre un chargement aussi lourd que les oumiaks, elle me parait sans fondement.

Dans la journée, nous nous arrêtons pour prendre un peu de nourriture. Les Eskimos, qui, eux, ont l’avantage de pouvoir rester longtemps sans manger, continuèrent leur route. Deux d’entre eux restèrent cependant avec nous pour jouir de l’intéressant spectacle d’un repas d’Européens. Il eût été vraiment trop cruel de ne pas les faire participer à notre festin, et pour satisfaire leur curiosité gourmande je leur donnai quelques morceaux de biscuit. Avec quelle joie ils les reçurent, les pauvres gens !

Peu de temps après nous être mis en route, nous apercevons nos amis, qui n’ont qu’une petite avance sur nous. Deux d’entre eux étaient occupés, du haut d’une montagne, à observer la mer dans la direction du nord. C’est mauvais signe : la banquise est sans doute impénétrable en avant. Entre temps le ciel s’est obscurci et la pluie a commencé à tomber ; nous revêtons alors nos imperméables et continuons notre marche. Mais voici que les oumiaks virent de bord et se dirigent vers nous. Dès qu’ils sont arrivés à portée de voix, toutes les batelières nous montrent le ciel, et les hommes nous font comprendre par signes que la banquise est compacte plus au nord. Tous manifestent le désir de camper en attendant un changement favorable dans l’état de l’atmosphère et des glaces. À mon tour je leur explique par une pantomime animée que je veux poursuivre ma route. Avant de risquer l’entreprise je tiens à m’assurer de l’état du pack, et dans cette intention nous nous dirigeons vers la terre pour gravir un rocher. De là nous saurons à quoi nous en tenir. Un indigène s’attache à mes pas et déploie en pure perle toute son éloquence pour me prouver qu’il est impossible d’avancer. Du sommet d’un promontoire je reconnais à la lunette que les glaces ne présentent pas une mauvaise apparence, et tout de suite nous continuons notre chemin, tandis que les indigènes restent en arrière. L’orateur eskimo paraît fort contrarié de celle détermination ; pour adoucir ses peines je lui fais cadeau d’une boîte de conserves vide.

Les menaces de mauvais temps avaient déterminé les Eskimos à s’arrêter. Les indigènes n’aiment guère à recevoir la pluie, les femmes surtout, leurs vêtements en peau n’étant pas précisément agréables lorsqu’ils sont mouillés. Naturellement ils avaient cherché à nous dissuader de poursuivre notre route ; notre société était pour eux une occasion de joie et d’amusements, et pouvait en même temps leur procurer quelque profit. Nous continuons à avancer vers le nord, fiers de poursuivre notre chemin, alors que les indigènes, qui eux connaissent la côte, abandonnent la partie.

Pendant quelque temps nous marchons rapidement, mais au milieu d’un fjord la glace est de nouveau compacte et de plus poussée par un fort courant. Les blocs culbutent les uns contre les autres, s’entre-choquent, puis s’écartent rapidement. Au milieu d’un pareil tourbillon il faut avoir l’œil ouvert pour passer sans que les
vue prise de l′örnerede
(d′après une photographie)
canots soient brisés. Plus nous avançons, plus la situation devient périlleuse.

Un moment nous nous trouvons entre deux larges flaques poussées rapidement l’une contre l’autre par d’autres blocs ; nous n’avons que le temps de sortir de cet étau par une prompte retraite. Dans la soirée nous atteignons la rive opposée du fjord ; la côte, partout escarpée, rend l’atterrissement difficile. Ayant découvert dans le rocher une sorte de crevasse, juste assez large pour abriter nos canots, nous les tirons hors de l’eau à l’aide d’un palan. Plus haut, sur un petit replat de rocher, à grand’peine trouvons-nous la place suffisante pour dresser la lente. Nous appelâmes ce campement aérien le Nid d’aigle. En eskimo cette localité porte le nom d’Ingerkajarfik ; elle est située par 62° 10’ de latitude nord et 42° 12’ de longitude ouest. Le sol sur lequel la tente avait été établie inclinait d’un côté, et, en nous réveillant le lendemain, nous nous trouvâmes tous les uns sur les autres.

Le lendemain le temps est superbe et le soleil brillant. Au sud de notre campement un puissant glacier, étincelant comme un beau cristal, descend jusqu’au niveau de la mer. Après avoir déjeuné et mis les canots à l’eau, je prends une photographie du paysage, et maintenant, en route ! La mer est parsemée de glaces flottantes, à travers lesquelles il est facile de se frayer un passage. Vers midi nous atteignons un mouillage excellent sur la côte d’une petite île située à l’embouchure du fjord de Mogen Heinessön ; nous nous y arrêtons pour dîner. Cet îlot est certainement le plus riant coin de terre que nous ayons vu jusqu’ici sur la côte du Grönland : partout de la verdure et des fleurs. Sur le sommet d’un monticule se trouvent les ruines de deux constructions indigènes, couvertes également d’une très belle végétation. Quel plaisir de se reposer dans l’herbe aux chauds rayons du soleil ! Après avoir pris quelques échantillons de la flore de ce coin idyllique, en route !

La côte que nous avons longée jusqu’ici est plate, monotone et nue. Presque partout la neige et la glace atteignent le niveau de la mer. Autour du fjord de Mogen Heinessön s’élèvent des pics présentant des formes à la fois élégantes et hardies ; nous voici maintenant au milieu de paysages d’un genre nouveau. De tous côtés se dressent au-dessus de la mer de hautes montagnes, entassées les unes contre les autres.

Tout est relatif dans ce bas monde. Devant ces belles montagnes, il semble que nous nous trouvions dans un pays moins désolé ; et voyant des rochers au lieu de champs de neige, nous nous croyons au milieu de l’été, quoique environnés de glaces flottantes.

Nous rencontrons de grands isbergs, quelques-uns échoués tout près de la côte. Dans la soirée, à l’est de Nagtoralik, apparaissent de hauts pilons blancs, d’une forme particulière ; tout d’abord je ne sais trop ce que je vois, je doute du témoignage de mes yeux, enfin je reconnais que ce sont les dentelures du sommet d’une colossale montagne de glace. La photographie que j’en fais ne rend guère l’effet produit par ce magnifique isberg. Il se composait de deux énormes pitons de glace élancés comme des clochers ; à une certaine hauteur, le bloc était percé de part en part par un tunnel, et, à la ligne de flottaison, la mer avait creusé des grottes qui auraient pu abriter un petit navire. On eût dit un palais des contes de fées bâti avec le saphir le plus pur. Cela nous rappelait les légendes que nos mères nous racontaient dans notre enfance[1].

Le soir, nous campons sur un îlot par 62° 25’ de latitude nord, 42° de longitude ouest de Gr.

Comme d’habitude, les canots sont déchargés et tirés à terre. C’est probablement en cet
un grand isberg à l’est de nagtoralik
(d’après une photographie)
endroit que les légendes de la côte orientale placent le théâtre d’un combat qui eut lieu entre un Européen et un Eskimo[2].

Le lendemain matin (2 août), nous tentons de traverser le fjord dans la direction de l’île Uvdlorsiulit ; de ce côté une masse de glace compacte nous oblige à battre en retraite. Nous nous dirigeons alors vers le chenal ouvert entre l’île et le continent. Et quel n’est pas notre étonnement d’apercevoir sur la côte toute une troupe de femmes et de gamins presque nus, que nous croyons reconnaître pour des indigènes du cap Bille ! Ils nous ont, paraît-il, dépassés pendant que nous dormions. Ils ont installé là leur campement dans un joli petit coin couvert de verdure. Nous ne voyons qu’un seul homme occupé à réparer son kayak. Les autres sont sans doute à la chasse.

Interrogés sur la route que nous devons suivre, les indigènes nous invitent à prendre au large de l’île. Le chenal, expliquent-ils, est si étroit qu’on ne peut y passer. Ce renseignement est inexact, car l’expédition de Holm a, à plusieurs reprises, franchi ce détroit. Devant l’île, la glace est partout compacte ; pour la traverser, nous sommes obligés d’employer le pic et la hache.

Quelques instants après midi, nous atteignons la côte nord de l’île Uvdlorsiutit, où se trouve une grotte profonde.

Dans la soirée, au moment où nous doublons l’île Ausivit[3], sur la côte septentrionale du Tingmiarmiulfjord, nous entendons dans le lointain des aboiements de chiens.

Il y a donc par là des Eskimos. Mais nous n’avons pas de temps à perdre et nous continuons notre chemin. La nuit, nous campons sur un îlot voisin de Nunarsuak (62° 45’ de latitude nord et 41° 49’ de longitude ouest de Gr.).

Le lendemain (3 août), une fraîche brise souffle de terre. Voici l’occasion de naviguer à la voile. En quelques instants, un gréement est improvisé ; de la toile servant de plancher dans la lente on fait une misaine pour un canot ; pour l’autre embarcation on emploie deux prélarts cousus ensemble. Au début, poussés par ce bon vent, les canots filent rapidement. C’est pour nous un véritable plaisir de naviguer ainsi, mais cela dure peu. La brise bientôt tourne au nord, augmentant en même temps de force. Il faut amener la voilure et reprendre les avirons. Après avoir ramé pendant quelque temps, nous sommes arrêtés à la hauteur de l’île Umanarsuak par le vent, qui descend de la montagne en tourbillons si violents qu’à grand’peine nous pouvons empêcher les canots de dériver. La tempête augmente, et pour gagner du temps nous devons haler les embarcations le long des glaces. Un moment, des glaçons chassés par la tempête menacent d’écraser les canots. Jusque-là les deux embarcations avaient navigué de conserve, prêtes à se porter secours réciproquement ; désormais chacun eut liberté pleine et entière de ses mouvements, chaque équipage dut travailler à son salut comme il l’entendait. Chacun pour soi et Dieu pour tous ! Au moment où la tempête est dans toute sa violence, une des rames de mon embarcation se brise. Nous n’avons plus d’avirons de rechange, les ayant tous cassés dans les manœuvres, au milieu des glaces. Tant bien que mal, nous remédions à l’avarie en prenant une rame de réserve dont la feuille a été avariée, et l’on redouble d’ardeur pour vaincre le flot. Par instants les rafales sont si violentes qu’en dépit de tous nos efforts les embarcations dérivent sous la poussée du vent. Juste au moment où l’ouragan est dans toute sa force, un tolet se brise ; en quelques instants, ce nouvel accident est réparé. Au prix des efforts les plus pénibles, nous réussissons à nous diriger du côté de la rive. Nous atteignons bientôt un large glaçon ; tout de suite Dietrichson saute dessus pour haler le canot à la cordelle ; dans son ardeur le malheureux n’aperçoit pas un large trou ouvert à la surface de la glace et y prend un bain complet. Pareil incident arrive journellement à chacun de nous, mais, dans la situation présente, avec cette tempête, il est particulièrement désagréable. Notre camarade réussit à sortir rapidement de sa baignoire, saisit la corde, et, comme si de rien n’était, haie l’embarcation. Il n’était pourtant pas précisément agréable de rester, avec des vêtements mouillés, exposé à un vent aussi âpre : jamais Dietrichson n’éprouva le moindre malaise à la suite de pareille aventure.

Une fois le glaçon dépassé, la violence du vent nous empêche d’avancer. Sous le souffle de la tempête nous allons même dériver ; grâce aux vigoureux coups d’aviron des rameurs nous réussissons à maintenir l’embarcation en place. Dietrichson est à ce moment occupé à repousser des glaçons, lorsque la gaffe qu’il tient vient à perdre son appui, et voilà de nouveau notre camarade à l’eau. Ce jour-là cet excellent ami n’eut véritablement pas de chance.

Dans le voisinage de la côte, la mer est plus calme. Bientôt nous réussissons à atterrir près du point où Sverdrup nous attend depuis quelques instants. Nous dînons, prenons ensuite plusieurs heures d’un repos bien gagné, puis de nouveau, en route ! Le vent est toujours aussi fort qu’avant. Après avoir dépassé la pointe méridionale d’Umanarsuak, nous trouvons une mer très haute venant du fjord situé au nord[4]. La journée est encore très peu avancée, mais dans ces conditions il est préférable de s’arrêter. Nous allons camper sur l’ile Umanak. Pour la première fois depuis que nous naviguons, nous avons le loisir de choisir un emplacement commode pour la tente, et pour la première et en même temps la dernière fois du voyage nous avons le plaisir de coucher sur un gazon plus ou moins fourni.

Après tout, nous n’avons pas le droit de nous plaindre : nous avons toujours parfaitement dormi ; nos nuits sont seulement trop courtes au gré de nos désirs. Dès que le bivouac est établi, nous réunissons un monceau de broussailles et faisons un grand brasier, sur lequel bout bientôt une excellente soupe. Une boîte de biscuits vide nous sert de marmite. Aucun de nous n’oubliera le campement d’Umanak et la soirée que nous avons passée joyeusement autour du feu de bivouac.

Sur l’ile se trouvent des ruines d’habitations ; à côté sont éparpillés des ossements d’indigènes. Il y a, notamment, un crâne de vieil Eskimo, dont la vue est particulièrement désagréable. Vraisemblablement, les habitants sont morts de faim, et à la suite de cette catastrophe leurs huttes sont tombées en ruine.

Le lendemain, le vent étant un peu tombé, nous pouvons continuer notre route. La glace est compacte ; à l’embouchure du fjord Schested, elle nous barre complètement la route. Pendant longtemps nous cherchons en vain une ouverture pour passer au milieu des glaçons ; finalement il devient nécessaire de nous frayer un chemin à l’aide du pic et de la hache. À neuf heures du soir nous apercevons un endroit où il serait agréable de camper, mais il est trop tôt, pensons-nous, pour nous arrêter. Jusqu’à une heure et demie du matin nous continuons à avancer ; le bivouac est alors établi sur un îlot de la côte orientale de l’ile Uvivak, où les canots peuvent être tirés à sec (63° 3’ latitude nord, 51° 18’ longitude ouest). Ce jour-là, pendant dix-sept heures nous avons travaillé à nous frayer un passage au milieu des glaces, sans autre repos qu’une halle de trente minutes pour le dîner.

Le 5 août, nous poursuivons notre route à travers la banquise, toujours très épaisse. Dans ces parages elle s’étend jusqu’à la côte même. Près de terre sont échoués plusieurs isbergs de dimensions colossales. Dans l’après-midi, au delà du cap de Kutsigsormiut, pendant que nous sommes arrêtés sur un îlot pour examiner les glaces, nous voyons un énorme fragment se détacher d’une de ces montagnes situées à quelques centaines de mètres de nous. En même temps, le centre de gravité se trouvant déplacé par la rupture de ce bloc, l’isberg culbute avec un fracas épouvantable. La mer est soulevée, comme fouettée par une grosse tempête, les petits glaçons jetés les uns contre les autres, et un îlot situé en face de nous balayé par d’énormes vagues. Eussions-nous poursuivi notre roule sans nous arrêter ici, les embarcations auraient été jetées à la côte.

Dans la soirée nous atteignons une petite île au milieu de l’embouchure de l’Inugsuarmiutfjord. Fatigués par une journée de voyage particulièrement rude, nous pensions bivouaquer sur ce point, lorsque tout à coup nous apercevons la mer libre devant nous jusqu’au Skjöldungen[5]. La tentation est trop forte : nous nous réconfortons d’une ration de chocolat en poudre et continuons jusqu’à un rocher situé tout près de terre, de l’autre côté du fjord (65° 12’ de latitude nord et 41° 8’ de longitude ouest).

Sur la côte orientale du Grönland la différence de niveau entre la haute et la basse mer est très considérable. Ces jours-ci nous avons la mauvaise chance d’arriver au bivouac à la marée descendante, et sommes obligés par suite de haler les embarcations sur une distance assez grande pour les mettre en sécurité. Hier soir, nous avions, croyions-nous, mis les canots et les bagages hors de l’atteinte de la haute mer ; aussi, ce matin, quel n’est pas notre étonnement lorsque nous découvrons que le flot a emporté notre barillet de bière et une pièce de bois ! La perte du baril était particulièrement regrettable, non pas qu’il contînt encore de la bière, il y avait beau temps que nous l’avions bue, mais parce qu’il nous servait à transporter notre provision d’eau. L’eau qu’il renfermait avait un goût de bière, et en la buvant il nous semblait avaler celle délicieuse boisson. Désormais nous eûmes toujours soin de haler les embarcations à une grande distance de la mer.

Le lendemain matin, je me réveille la figure couverte de boutons, et la tente est remplie de moustiques. À la hâte je sors pour échapper à la rage. C’est tomber de mal en pis : dehors bourdonnent des essaims compacts de ces maudits insectes. Le plus pénible moment fut celui du déjeuner. Nous ne pouvons manger une bouchée sans avaler une bouillie de moustiques. Nous nous réfugions sur le sommet des rochers voisins, exposés à la brise, dans l’espoir que le vent chassera nos ennemis : peine perdue ! Nous allons d’un sommet à l’autre, nous nous couvrons de mouchoirs la figure, le cou : toujours en vain ; le mieux est de manger en toute hâte et de nous embarquer au plus vite. Nous fuyons ainsi l’ennemi, non sans perle de sang de notre côté.


paysage au nord de l’embouchure du fjord de tingmiarmiut.
(d′après une photographie.)

  1. On a longtemps affirmé que les glaciers de la côte est du Grönland produisent moins d’isbergs que ceux du littoral occidental. Au cours de leur mémorable expédition, le commandant Holm et le lieutenant Garde ont pu constater la fausseté de cette assertion. D’après les observations toujours très précises de ces voyageurs, tout au moins au sud du 66° de lat. N., des bras de l’inlandsis débouchant sur la côte orientale se détachent au contraire des isbergs en bien plus grand nombre que des glaciers riverains du littoral ouest. Au sud du 66°, on ne rencontre sur cette dernière côte que vingt et un glaciers, tous secondaires. Sur la côte orientale au contraire et seulement jusqu’au 65° il n’existe pas moins de 60 à 70 courants de glace larges de 2 à 5 kilomètres et une centaine d’autres moins importants, mais encore beaucoup plus larges que ceux situés sur le littoral ouest à la même latitude. Les montagnes de glace flottantes les plus grosses rencontrées par ces explorateurs s’élevaient à 60 mètres au-dessus du niveau de la mer et avaient un volume de plus de 6 millions de mètres cubiques. D’autres voyageurs ont vu le long de cette côte des blocs hauts de 10 mètres. (Meddelelser om Grönland, vol. ix, p. 195.)
  2. Meddelelser om Grönland, vol. ix, p. 187. Copenhague, 1889.
  3. Cette île est relativement basse. Son point culminant atteint à peine 500 mètres, d’après les observations de MM. Holm et Garde, Meddelelser om Grönland, ix.
  4. Ce fjord est l’Umanakfjord. Sur certaines cartes celle baie porte le nom de Sehestedfjord.
  5. Celle île est hérissée de hautes montagnes parsemées d’un grand nombre de petits glaciers. (Holm et Garde, Meddelelser om Grönland, vol. ix, p. 197.)