À travers le Grönland/20

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NUNATAKS HOLM ET GAMÉL. 26 AOÛT.
(DESSIN DE F. NANSEN.)


CHAPITRE XVIII

nous nous dirigeons vers godthaab — climat de l’inlandsis — structure du glacier



Dans la soirée du 26 août nous faisons halte à l’altitude d’environ 1 990 mètres. Instruits par l’expérience, nous essayons de nous protéger contre la fine poussière de neige. Pour cela nous installons le campement dans un trou, élevons un rempart du côté de la brise, et protégeons cette partie de la tente à l’aide d’un traîneau retourné et couvert d’un prélart. Après cela nous nous glissons dans notre petite habitation ; la lampe à alcool chante joyeusement et répand une pâle lumière dans noire intérieur, où, en dépit de toutes nos précautions, la neige pénètre en fins tourbillons. Le thé servi, on allume une des cinq bougies que j’ai apportées pour m’éclairer lorsque je change les pellicules dans les châssis de l’appareil photographique. Cette lumière rend notre habitation plus agréable. La tempête peut souffler dehors, nous sommes maintenant bien tranquilles dans notre tente.

Le lendemain la tourmente durait toujours. Grâce aux travaux de défense, la neige avait pénétré en moins grande quantité dans l’intérieur de la tente que la nuit précédente. Je prends alors la résolution d’établir une voilure sur les traîneaux ; naturellement les Lapons ne sont pas de mon avis. « A-t-on jamais eu une pareille idée, de marcher à la voile sur la neige ! s’écrie Balto. Vous pouvez nous apprendre à naviguer sur la grande mer, mais avez-vous la prétention de nous montrer, à nous autres Lapons, la manière de marcher sur la neige ? Non, jamais on n’a eu une aussi sotte idée et une telle prétention. » Balto ne mâchait pas ses expressions, qui n’eurent, bien entendu, aucun effet sur moi. Les traîneaux furent divisés en deux groupes, deux furent solidement attachés côte à côte, les trois autres formèrent pareillement un seul tout. Pour les premiers, le plancher de la tente servit de voile ; au-dessus des trois autres, où devaient prendre place Dietrichson, Balto et Ravna, on hissa deux prélarts.

Nous essayons de nous élever dans le vent ; mais l’entreprise échoue, nous ne pouvons même pas maintenir le vent sur l’avant du travers.

Devant cet insuccès, je pris une grave détermination. Avec cette tempête et cette neige pulvérulente nous ne pouvions atteindre Kristianshaab vers le 15 septembre, à l’époque où le dernier navire devait quitter le Grönland à destination de Copenhague, je résolus de me diriger vers Godthaab. Il me paraissait très fâcheux de nous exposer à hiverner au Grönland. D’autre part, ignorant l’itinéraire des navires le long de la côte occidentale, je pensais que le bâtiment qui devait partir de Kristianshaab au milieu de septembre relâcherait dans les ports de la côte sud-ouest : il me semblait donc nécessaire, pour revenir avant l’hiver en Norvège, de nous diriger vers un des ports du sud, vers Godthaab par exemple.

Plusieurs autres raisons m’engageaient à modifier notre itinéraire. La partie de l’inlandsis avoisinant Godthaab était encore complètement inconnue, tandis qu’aux environs de Kristianshaab Nordenskiôld avait dirigé précédemment deux expéditions et recueilli de très importantes observations sur celle partie du glacier. Enfin la saison avançait et Godthaab était beaucoup moins loin que Kristianshaab. Je n’avais guère étudié, il est vrai, la possibilité d’une descente du côté de la première de ces deux colonies, et en second lieu Godthaab était plus éloigné que Kristianshaab de l’inlandsis.

Entre le glacier et Godthaab s’étend une région accidentée dépouillée de glaciers, qui peut-être serait très difficile, même impossible à traverser. En tout cas nous pourrions toujours atteindre le port par un des fjords au fond desquels débouche l’inlandsis.


Toute la matinée je réfléchis à la situation. Les cartes furent examinées soigneusement, toutes les éventualités envisagées ; finalement je décidai de prendre la direction de Godthaab. Je supposais bien que de ce côté nous trouverions, à la descente, des glaciers très accidentés, mais je pensais que nous pourrions passer entre les bras de l’inlandsis. Le point que je choisis alors pour l’atterrissement fut précisément celui où nous arrivâmes quelques semaines plus tard. Lorsque j’annonçai à mes camarades ma résolution de nous diriger vers Godthaab, elle fut approuvée à l’unanimité : nous commencions à être fatigués de l’inlandsis et tous nous rêvions de régions moins inhospitalières.

Les voiles sont hissées sur les traîneaux, et vers trois heures de l’après-midi nous partons. Nous ne pouvons réussir à gagner dans le vent ; tout au plus parvenons-nous à nous maintenir au plus près, quelquefois même à un quart en dessous. Le vent, soufflant du nord-ouest, nous oblige à nous diriger vers un point situé un peu au sud de Godthaab. Il vaut mieux avancer ainsi que de haler les traîneaux. En quelques heures nous réussissons à parcourir plus de 11 kilomètres. Tout en marchant je songe au moyen d’atteindre Godthaab. D’après la carte, depuis l’inlandsis jusqu’à Narsak, hameau situé sur la côte méridionale de l’embouchure de l’Ameralikfjord au sud de Godthaab, s’étend une région très accidentée, hérissée de montagnes et déchirée de vallées. Il sera peut-être difficile de traverser ce massif, je songeai alors à gagner la colonie par mer. Avec nos deux prélarts, le morceau de toile à voile servant de plancher dans la tente, nous pourrons construire une embarcation, d’autant plus facilement que le bois ne nous manque pas. Les bâtons et les ski serviraient à fabriquer des rames, et en nous mettant tous au travail, nous réussirions en peu de temps à faire un canot. Je communique mes projets à Sverdrup : après avoir réfléchi il les approuve. A partir de ce moment, pendant notre marche nous discutons souvent sur les moyens de construire un canot. Dans un désert comme celui que nous traversons, il est toujours bon d’avoir l’esprit occupé.

Les journées suivantes, tempête et chasse-neige. La nuit l’ouragan menace d’enlever notre tente, et le malin les traîneaux sont enfouis sous une masse blanche. Avant de partir il est nécessaire de débarrasser les patins de la couche de glace et de névé agglomérés autour du fer. Après cela on attache les traîneaux, on hisse les voiles, travail particulièrement pénible avec ce froid, et en route ! Toute la journée on piétine dans la neige. Le soir venu, pendant ces jours de tempête ce n’est pas une petite affaire de dresser la tente. Pour attacher la toile du plancher aux parois de la tente, il faut travailler sans gants, et pendant ce temps gare aux morsures de la gelée !

Un soir, tandis que j’étais occupé à cette besogne, tout à coup mes doigts deviennent blancs et insensibles. Ils sont durs comme du bois. En frappant les mains l’une contre l’autre et en les frottant avec de la neige, je réussis à rétablir la circulation.

Le 28 Kristiansen eut la mauvaise chance de se luxer la jambe. Pendant plusieurs jours il ne put marcher que très difficilement ; des massages répétés lui rendirent heureusement bientôt l’usage du membre malade. C’était un spectacle curieux que de voir notre malade assis sur la neige, la jambe nue par un froid terrible, se soumettre aux frictions. Le même jour les Lapons se plaignirent d’ophtalmies ; pendant tout le voyage eux seuls souffrirent de la réverbération de la neige. Il est assez curieux que ç’aient été précisément les personnes de la caravane les plus habituées à l’éclat des neiges qui aient eu à en souffrir. Comme remède j’employai une dissolution de cocaïne ; grâce à l’usage constant de conserves et de voiles rouges, cette indisposition n’eut aucune suite. La plupart d’entre nous avaient la figure brûlée par la réverbération, et perdaient l’épiderme sur les parties saillantes du visage. Kristiansen eut surtout à souffrir de coups de soleil ; ses joues, couvertes de crevasses, suppuraient ; il semblait avoir une grave maladie de peau. À partir de ce moment nous employâmes toujours des voiles ; grâce à cette précaution nous n’eûmes plus à souffrir des effets du soleil.

Curieux spectacle que de nous voir avancer en file indienne, tous couverts de voiles rouges, au milieu de l’immense plaine de neige. Cela nous rappelait les Longchamp du printemps, les élégants équipages de ces fêtes et leurs ornements naturels, les élégantes aux yeux qui font rêver les amoureux. Aujourd’hui tout autre est la scène : nous sommes là six hommes tirant péniblement de lourds traîneaux, et les voiles qui flottent au vent cachent des figures halées par le plein air et qui depuis longtemps n’ont pas été débarbouillées.


LA CARAVANE EN MARCHE SUR L’INLANDSIS.
(DESSIN D’A. BLOCH, D’APRÈS UNE PHOTOGRAPHIE.)

Le 29 août le vent tombe : les voiles deviennent inutiles et nous nous attelons aux traîneaux. La neige est molle et profonde. Dans ces conditions, Dietrichson, Sverdrup et moi chaussons les raquettes canadiennes. Nous n’avons pas l’habitude de nous en servir, et au début nous n’avançons guère. Nous n’écartons pas suffisamment les jambes et à chaque instant le disque attaché à la jambe droite vient tomber sur celui de la jambe gauche ; impossible ensuite de faire un pas. Nous ne nous laissons pas rebuter par ces premières difficultés, bientôt l’expérience est acquise, et nous pouvons marcher rapidement. Avec ces raquettes on n’enfonce pas et le pied est parfaitement assuré sur la neige. Voyant l’avantage qu’elles présentent, nous nous prenons à regretter de ne les avoir point employées plus tôt. Kristiansen veut à son tour essayer ces engins ; la tentative ne lui réussit guère ; furieux de cette déconvenue, il les jette avec rage sur le traîneau et prend les raquettes norvégiennes (tryger). L’essai est cette fois plus heureux ; mais ces raquettes sont plus lourdes et enfoncent davantage que les canadiennes. Les Lapons avaient déclaré bien haut que jamais ils ne se serviraient de pareils instruments : maintenant il faut voir avec quel air de mépris ils nous regardent lorsque nous chaussons nos raquettes, et comme ils rient aux éclats quand au début elles nous embarrassent. A la vue de nos progrès, leur mine change. Ballo me demande bientôt si ces raquettes facilitent la marche, à plusieurs reprises il me fait la même question : évidemment il voudrait bien, lui aussi, les essayer, quoi qu’il en ait dit auparavant. Le 30 août, au malin, la couche de neige est unie, et notre homme prend ses ski ; bientôt après, Ravna suit son exemple, puis Kristiansen. Trouvant que les raquettes canadiennes étaient plus commodes que les ski tant que le glacier présentait encore une certaine pente, Sverdrup et moi nous les conservâmes jusqu’au 2 septembre. Dietrichson avait pris les ski la veille.

Pendant la traversée de cette partie de l’inlandsis, notre existence fut très monotone. Le moindre incident prit à nos yeux la plus grande importance. Lorsque la dernière terre disparut de notre horizon, ce fut un véritable événement. « Le 31 août, vers dix heures du matin, nous vîmes pour la dernière fois une terre dépouillée de neige, écrit Dietrichson. Du haut d’une ondulation du glacier nous apercevons un petit nunatak. Depuis plusieurs jours c’est le seul point noir qui, dans celle immensité blanche, attire nos regards. Maintenant il disparaît à son tour. » A ce petit pointement rocheux nous avons donné le nom de M. Aug. Gamél, le généreux Mécène de notre expédition. L’apparition d’un oiseau est également un fait très important dans notre vie.

Une heure après avoir perdu de vue le dernier nunatak, quel n’est pas notre étonnement d’entendre chanter un oiseau et d’apercevoir un bruant des neiges ! Après avoir volé autour de la caravane, le charmant petit oiseau vient se poser à quelques pas de nous. Il nous regarde, saute dans la neige, pousse plusieurs petits cris, puis prend sa volée dans la direction du nord : c’est le dernier être vivant que nous rencontrerons jusqu’aux approches de la côte occidentale.

Le glacier présentait toujours une certaine pente. Dans les derniers jours d’août, chaque jour nous pensions atteindre le sommet de l’immense plateau neigeux, et toujours nous espérions que le renflement situé devant nous serait le dernier. Nous arrivions au sommet du monticule, et à notre grand dépit nous apercevions une nouvelle plaine terminée par une nouvelle pente. L’inlandsis est accidentée par de longues ondulations étagées.

Dans la soirée du 1er septembre, nous arrivons au sommet d’une de ces immenses vagues de glace, sur laquelle s’étend une grande plaine faiblement inclinée. L’aspect du ciel est maintenant différent de celui que nous avons observé les jours précédents. Très loin à l’ouest, un peu au-dessus de l’horizon, s’étendent de gros nuages en forme de cumulus, comme nous n’en avons pas encore vu sur l’inlandsis. Ce sont, je suppose, des brumes formées par l’air humide de la mer le long des pentes occidentales du glacier. A l’est et au sud s’étendent des nuages légers ; au nord et au-dessus de nos têtes le ciel est au contraire clair.

Vers le nord l’inlandsis s’élevait, tandis qu’elle présentait une déclivité dans la direction du sud et de l’est. Suivant toute vraisemblance nous avions atteint le point culminant du glacier. L’annonce de cette nouvelle excita l’allégresse de tous mes compagnons ; depuis longtemps nous étions fatigués d’avoir toujours à gravir des pentes. Dans notre impatience, nous espérions atteindre bientôt la déclivité occidentale, sur laquelle on n’aurait plus qu’à se laisser aller pour arriver à la terre ferme. Aussi, grande était la satisfaction lorsque nous vîmes le soleil disparaître en empourprant les nuages.

Ce soir-là le coucher du soleil fut merveilleux. Dans la direction où resplendissaient ces merveilleuses colorations se trouvait le but de notre voyage. Hélas ! ce n’était que longtemps seulement après ce soir d’espérance que nous devions l’atteindre. Pour fêter l’événement il y eut festin. Comme toujours en pareil cas, le régal consista en biscuit de mer (mysost) et confitures d’airelles rouges. Après le repas les fumeurs eurent la permission de fumer une pipe En vérité, je vous le dis, ce fut une soirée agréable.

Par suite de la haute altitude à laquelle nous nous trouvions et de la faible pression atmosphérique, l’aiguille de notre baromètre anéroïde avait dépassé la graduation en millimètres. Nous nous trouvions alors à la hauteur de 2400 mètres ; si nous devions atteindre de plus grandes altitudes, les observations deviendraient difficiles. Grâce au cercle mobile sur le couvercle de l’instrument, nous pûmes cependant continuer les observations lorsque la pression atmosphérique fut encore plus basse.

Longtemps après seulement nous arrivâmes à la déclivité occidentale du glacier. Pendant des semaines nous avançons à travers une plaine de neige sans fin, chaque jour c’est le même panorama de l’immensité blanche. Cette uniformité fatigue à un point que le lecteur ne peut se figurer. C’est une mer de neige. Le soleil, la neige et nos compagnons, voilà les seules choses que nous voyons dans ce désert. Au milieu de la blancheur sans fin, la caravane seule trace une petite ligne noire. D’horizon en horizon, toujours la plaine neigeuse ; au centre, pas un point sur lequel l’œil puisse s’arrêter. Pour nous orienter il est nécessaire de consulter souvent la boussole, et avec l’aide du soleil, lorsqu’il est visible, nous ne commettons pas d’erreur de direction. Nous connaissions parfaitement notre position et nous savions que de longtemps l’aspect de l’inlandsis ne changerait pas. La surface du glacier était presque plane, accidentée seulement de distance en distance par de longues vagues, à peine visibles au milieu de la blancheur de la plaine. Ces ondulations étaient orientées, pour ainsi dire, dans la direction du méridien.

À la date du 30 août la couche de neige fraîche qui recouvre la vieille neige compacte a une épaisseur de 10 à 12 centimètres. Les jours précédents l’épaisseur de cette nappe n’était pas moindre de 30 centimètres environ ; soulevée par le vent en tourbillons, elle rendait le traînage très pénible.

À partir du 30, la surface de l’inlandsis est unie et glissante comme une glace : nulle part aucune aspérité. Les difficultés du traînage rendent nos étapes généralement courtes : nous parcourons de 11 à 22 kilomètres par jour. Au milieu de l’été la marche aurait été facile sur la neige durcie, comme nous en avions trouvé au début du voyage (les 22 et 25 août). Maintenant cette couche de névé résistant est recouverte de buttes formées de fines particules pulvérulentes amoncelées parle vent : terrain particulièrement mauvais pour le traînage. Les grands froids rendirent cette neige grenue ; avec cela il tomba une grande quantité de neige fraîche, ce qui n’améliora guère notre situation. À mesure que nous avancions dans l’intérieur du pays, le halage des traîneaux devint de plus en plus pénible. Les plus grands efforts étaient nécessaires pour faire glisser les véhicules sur ces névés pulvérulents.

Chaque page de mon journal de voyage contient des plaintes sur
m. nansen sur l’inlandsis. (d’après une photographie.)
l’état de la neige. Le 1er septembre, voici ce que j’écris : « Aujourd’hui le traînage a été encore plus pénible que d’habitude ; par-dessus le verglas qui recouvre la vieille neige, s’étend, sur une épaisseur de 20 à 22 centimètres, une couche de particules cristallines fines comme du sable. À midi, au moment où le soleil est dans toute sa force, la marche est particulièrement laborieuse. Supposant que les traîneaux glisseraient mieux sur des patins de bois, Sverdrup et moi enlevons les plaques d’acier qui garnissent le nôtre. Cette modification n’a point de résultats appréciables. Le traînage est toujours très pénible ; de jour en jour il devient plus fatigant. » Un peu plus loin j’écris encore : « Pendant plusieurs jours la neige a été moins mauvaise ; malheureusement cette amélioration est de courte durée. À midi le soleil n’a pas assez de force pour fondre la couche superficielle du névé, fusion qui amènerait pendant la nuit la formation d’une nappe de verglas. Le 8 septembre, le traînage est très laborieux, jamais auparavant le halage n’a été aussi fatigant. Nous marchons contre le vent à travers un chasse-neige. » Le 9, dans l’après-midi, la neige commence à tomber,’nous avançons avec plus de difficulté encore qu’hier. Il ne serait certainement pas plus aisé de haler des traîneaux sur de l’argile bleue que sur cette maudite neige.

« Pour faire avancer les véhicules nous sommes obligés de les tirer de toutes nos forces ; Sverdrup et moi, qui marchons en tête, sommes exténués ; les autres suivent la piste déjà frayée et ont par suite moins de mal. Le soir un bon dîner, composé d’un excellent ragoût de pemmican, nous fait oublier les durs labeurs de la journée. »

Ces extraits de mon journal montrent les fatigues endurées. J’ajouterai que le traîneau auquel j’étais attelé avec Sverdrup était le plus lourdement chargé de tous.

Les Lapons se plaignaient bruyamment. Un jour Balto s’arrête et s’écrie en s’adressant à moi : « Bon Dieu ! lorsque nous étions à Kristiania, vous m’avez demandé quel poids nous pourrions traîner. Je vous ai répondu que nous nous faisions forts de haler 3 vogre (54 kilos) ; et maintenant, pour sûr, nos traîneaux pèsent le double. Si nous amenons cette charge jusqu’à la côte occidentale, je pourrai me vanter d’être fort comme un cheval. »

Que ces plaintes sur l’état de la neige ne vous fassent pas croire que les ski ne nous ont pas été utiles ; ces patins étaient au contraire absolument nécessaires, et sans eux nous ne serions pas allés loin. Pour haler des traîneaux, les ski sont préférables aux raquettes canadiennes ; avec les patins Scandinaves la marche est surtout moins fatigante. Durant dix-neuf jours, du matin au soir nous nous servîmes des ski ; la distance que nous avons ainsi parcourue n’est pas moindre de 510 kilomètres.

Pendant toute la durée de la traversée de l’inlandsis le temps fut généralement clair ; quelques jours seulement le ciel resta couvert. Lorsqu’il neigeait, et cela arriva souvent, les flocons n’étaient pas assez serrés pour masquer la vue du soleil. Cette neige était toujours formée de fines particules cristallines ; elle ressemblait plus à une pluie de givre qu’à la neige que nous sommes habitués à voir tomber dans nos pays. Elle avait l’aspect de la neige désignée en Norvège sous le nom de frotsne (qui est, croyons-nous, le grésil).

À mesure que nous avancions dans l’intérieur, le froid devenait de plus en plus vif. Mais, par les temps clairs, le soleil était chaud ; plusieurs jours même la chaleur nous incommoda. Le 31 août, la température s’éleva assez haut pour ramollir la neige et y déterminer un commencement de fusion ; nous avions même les pieds humides. Lorsque le soleil disparut, il se forma une couche de verglas sur laquelle les traîneaux glissèrent admirablement, et il fallut prendre des précautions pour ne pas avoir les pieds gelés. Souvent, au bivouac, quand nous relirions nos chaussures, il y avait au fond une couche de glace qui faisait adhérer
halte de la caravane.
(dessin d’a. bloch, d’après une photographie.)
les chaussettes à la semelle.

Plus tard le soleil ne fut jamais assez chaud pour déterminer une fusion partielle de la neige, cependant il nous envoyait encore une chaleur agréable. À la hauteur où nous nous trouvions, l’air était sec et raréfié, par suite les rayons solaires traversaient l’atmosphère sans l’échauffer et agissaient directement. Ainsi, le 1er septembre, un thermomètre à alcool placé au soleil s’élevait à +29°,5 C. alors que la température de l’air n’était que de —3°,6C. Dans la nuit nous avions eu —16° C.

Le 3 septembre à midi, un thermomètre exposé au soleil sur un traîneau marqua +31°,5 C. ; à la même heure, la température de l’air était de —11° C.

La grande différence observée entre les températures de l’air à l’ombre et celles prises au soleil provient du rayonnement particulièrement intense dans l’air raréfié et sec de ces hautes altitudes. Le voyageur norvégien Hansten avait fait du reste une observation semblable en Sibérie. « La hauteur relativement grande de cette région et son éloignement de la mer, écrivait-il d’Irkoutsk en date du 11 avril 1829, y déterminent une extrême sécheresse et un rayonnement considérable qui est une des causes de la basse température de ce pays. Au printemps le soleil est tellement chaud qu’il produit à midi une légère fusion de la neige sur les toits exposés à ses rayons, tandis qu’à l’ombre la température est de −20 à 30° R. »

Dès que le soleil s’abaissait, le froid devenait naturellement plus vif ; immédiatement après le coucher du soleil, la différence de température était surtout très brusque.

Nos thermomètres étaient seulement gradués jusqu’à −30 degrés centigrades : personne n’eût jamais supposé qu’en automne la température du Grönland serait aussi basse. Après le 8 septembre, une fois le soleil disparu, la colonne mercurielle des thermomètres descendit toujours au-dessous du dernier degré de l’échelle centigrade. Dans la nuit du 11 je plaçai sous mon oreiller un thermomètre à minima : le lendemain matin l’alcool était descendu au-dessous de −37°, terme de la graduation. Vraisemblablement la température s’était abaissée à −40° dans la tente, où six hommes étaient couchés et où la lampe à alcool avait été allumée.

La différence de la température entre le jour et la nuit dépassait 20°. Dans quelques localités du globe seulement l’on observe d’aussi brusques variations de température. Au Sahara, par exemple, on rôtit pendant le jour, et la nuit le thermomètre s’abaisse quelquefois au-dessous du point de congélation.

Jamais auparavant on n’avait relevé des températures aussi basses pendant la nuit sur l’inlandsis du Grönland. Toutes les expéditions entreprises précédemment avaient été dirigées dans des régions situées plus au nord, et avaient eu lieu en plein été. À cette époque et dans ces pays le soleil reste toujours au-dessus de l’horizon. Les voyageurs n’ont du reste pas publié de journaux météorologiques détaillés.

En se fondant sur la baisse rapide du thermomètre après le coucher du soleil, le professeur Mohn a évalué à −45° C. la température des nuits les plus froides que nous avons passées sur l’inlandsis. En septembre, à midi, c’est-à-dire au moment le plus chaud de la journée, le froid variait entre -20° et -15°. Nulle part ailleurs, à cette époque de l’année, des températures aussi basses n’ont été observées. Quelle peut bien être l’intensité du froid en hiver dans cette région, c’est ce que nous ignorons encore.

De l’état de la neige nous pouvons au contraire conclure quelle peut être approximativement dans ce désert de glace la chaleur la plus élevée durant l’été.

Jusqu’à l’altitude de 1 980 mètres la vieille neige était complètement gelée et en partie transformée en grains de glace. Elle avait donc été exposée à une chaleur assez forte pour avoir subi une fusion partielle, après quoi une gelée était survenue. Cette couche était recouverte d’une nappe de neige fraîche très sèche, dont l’épaisseur variait de 15 à 30 centimètres.

Le 31 août au soir, à la hauteur de 2 770 mètres, nous rencontrâmes, à notre grand étonnement, par-dessous la couche superficielle de neige pulvérulente, une lamelle de verglas sur la vieille neige ; elle recouvrait une neige également pulvérulente, à travers laquelle nous enfoncions les bâtons à une grande profondeur sans jamais trouver de résistance. Évidemment ici, pendant l’été, le soleil ne peut déterminer qu’une très faible fusion sur une mince couche superficielle, et, dès qu’il disparaît, celle neige ramollie dans la journée se transforme en glace. À celle altitude, la fonte ne peut diminuer la quantité de neige entassée sur l’inlandsis ; l’eau de fusion, ne trouvant nulle part d’écoulement, se transforme la nuit en glace. Partout dans l’intérieur du Grönland, il ne fond en été qu’une très petite quantité de neige. Sur tous les points de l’inlandsis on remarquait une stratification très intéressante.

Le 3 septembre, voici la coupe relevée en plusieurs endroits : tout d’abord de la neige pulvérulente sur une épaisseur de 8 centimètres, au-dessous une couche de glace de 1 centimètre 1/2 à peine, puis une nouvelle strate de neige encore plus pulvérulente que la première, ayant une puissance de 18 centimètres ; après cela une seconde couche de glace, que le bâton ne pouvait traverser qu’avec difficulté. Le bâton enfonçait ensuite d’un pied ou deux à travers une neige de plus en plus dure ; à la profondeur de 62 centimètres il ne pouvait pénétrer davantage.

La veille, dans une autre localité, j’avais observé la même disposition des couches superficielles. Là le bâton enfonçait à travers une neige de plus en plus dure jusqu’à la profondeur de 1 m. 25. À l’époque la plus chaude de l’année, les effets des rayons solaires se réduisent donc à produire à la surface du glacier une fusion imparfaite qui détermine ensuite la formation d’une couche de glace.


EN MARCHE AVEC LES RAQUETTES CANADIENNES.
(D’APRES UNE PHOTOGRAPHIE.)