À travers le Grönland/25

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 341-348).


OUMIAK GRÖNLANDAIS.
(GRAVURE EXTRAITE DU « VOYAGE EN GRÖNLAND » DE NORDENSKIÖLD.)


CHAPITRE XXIII

dans l’austmannadal



Ce récit est déjà très long, aussi ne puis-je donner ici qu’un résumé de la relation écrite par Dietrichson sur les aventures de nos quatre camarades dans l’Austmannadal pendant notre voyage à Godthaab.

Dietrichson, Kristiansen et Ravna se mirent en route dans la matinée du 27 septembre pour remonter au fond de la vallée. Beaucoup plus pénible fut cette route au retour qu’à l’aller. Dans l’intervalle entre les deux voyages, les torrents avaient grossi et la glace des lacs était devenue plus mince ; pour éviter ces nappes d’eau, nos camarades durent s’élever sur le flanc des montagnes. Néanmoins, dans la soirée ils arrivèrent à l’Austmannaljern.

Les jours suivants furent employés au transport des bagages abandonnés dans la haute vallée. Les nuits, nos camarades dormaient en plein air dans le sac de couchage que nous leur avions laissé. Le 28 septembre au soir, Ballo rejoignit Dietrichson. Il avait réussi à contourner tous les lacs, excepté le Langvand. La traversée de cette nappe d’eau, raconta-t-il, fut très dangereuse ; pour ne pas effondrer la glace, il dut s’avancer en rampant.

Le 29 septembre, la caravane en route pour le sud atteignit de nouveau le Langvand. Balto traversa un petit bras du lac sur ses ski en tirant un traîneau. « Tout en marchant je m’occupais, écrit Dietrichson, de dresser la carte de la vallée ; ce travail m’obligeait à des haltes fréquentes : aussi, pour gagner du temps, je résolus de traverser le lac comme l’avait fait Balto. Je chausse mes ski et m’avance sur la glace en halant un traîneau. Tout à coup, arrivé au milieu de la nappe d’eau, je sens la glace ployer sous moi, je continue à avancer avec précaution, mais la couche cristalline devient de plus en plus faible et finalement se rompt sous mon poids. J’ai heureusement la présence d’esprit de lâcher mes patins et puis de gagner La rive à la nage. »

Balto, lui aussi, avait failli tomber à l’eau. Il raconte cet incident dans les termes suivants : « Craignant que Dietrichson ne s’aventurât sur cette mauvaise glace, je courus au sommet d’un monticule et donnai un coup de bouquin pour savoir où il se trouvait. Immédiatement il me répond. Une fois arrivé au sommet du mamelon, j’aperçois notre camarade sur la glace. Voyant sa position dangereuse, je lui crie immédiatement de se diriger vers la rive. Dietrichson continue néanmoins à avancer et bientôt tombe à l’eau. « Laissez là le traîneau, et nagez vers la rive », lui criai-je. Notre camarade suivit mon conseil et fut ainsi sauvé. Resta il maintenant à amener le traîneau à terre. Malgré mes conseils, Dietrichson se remet en route pour aller le chercher, mais une seconde fois la glace cassa sous lui et le voilà de nouveau à l’eau jusqu’au cou. Sur ces entrefaites, Kristiansen, arrivé au sommet d’un mamelon, me demande la cause de tous ces cris. « Apporte une corde et un bâton, lui répondis-je : Dietrichson est tombé à l’eau et le traîneau esl resté sur la glace. » Redoutant un malheur, Kristiansen accourt en toute diligence, et avec son aide nous réussissons à amener le traîneau. Après cet incident, nous nous dirigeons vers le bivouac, où un excellent café nous attendait. Dietrichson était trempé comme une soupe. »

« Quelques heures au delà du Gaasedam, écrit Dietrichson à la date du 26 octobre, nous arrivons à une pente rapide relativement verdoyante. Là nous chargeons les traîneaux de nos bagages et les faisons glisser sur le sol. Nous avançons ainsi rapidement, lorsque soudain se présente un obstacle imprévu. Il nous faut traverser la rivière, et depuis notre dernier passage elle est devenue très grosse ; c’est maintenant presque un fleuve. Le passage doit être exécuté ici, car au delà le torrent est large, la base d’escarpements inaccessible, et d’autre part sur la rive droite se trouve la tente laissée par Nansen. Au gué, la rivière mesure une largeur de 100 alen, et nous devons la traverser trois fois, deux voyages étant nécessaires pour transporter tous nos bagages. Les Lapons conservèrent leurs vêtements pour se prémunir contre le froid de l’eau, Kristiansen et moi enlevâmes au contraire nos pantalons et nos bas, afin d’avoir des vêtements secs à nous mettre sur le corps après ce bain. Nous gardâmes aux pieds nos chaussures, pour ne pas nous blesser contre les pierres tranchantes du lit. Le courant était de foudre, et pour ne pas être entraînés, nous dûmes assurer nos pas avec nos bâtons. Chargés comme nous étions, si le pied nous avait manqué, nous aurions été infailliblement entraînés par le torrent. Inutile de dire qu’il ne fut pas précisément agréable de parcourir 300 à 400 alen dans une eau glaciale. Après avoir traversé le torrent, Kristiansen et moi avions les jambes littéralement bleues, mais après nous être frictionnés et après avoir mis des bas secs, la chaleur nous revint vite. Avec leurs vêtements mouillés, les Lapons souffrirent naturellement beaucoup plus que nous.

« Ce même jour, la caravane atteignit, avec une première charge de bagages, l’extrémité supérieure de l’Ameralikfjord. Le lendemain elle apporta le restant de l’équipement.

« Nous passâmes aussitôt en revue nos provisions, écrit Dietrichson. De pemmican nous en avions pour quelque temps, mais il ne nous restait du pain que pour six jours et de la soupe aux légumes pour cinq. De plus la provision d’aliments gras et de sel était épuisée.

« D’un moment à l’autre pouvaient nous arriver des nouvelles de Nansen et de Sverdrup. En descendant la vallée nous avions même le fol espoir de trouver un canot nous attendant dans l’Ameralikfjord. Nous n’avions aucune raison d’être inquiets du sort de nos deux camarades, mais nous étions décidés à gagner par terre Godthaab si, après une semaine d’attente, rien ne venait. Dans ce cas, la disparition de Nansen eût été vraisemblable, et après ce laps de temps tous nos vivres eussent été épuisés, excepté le pemmican. De cet aliment nous avions encore une quantité suffisante pour accomplir le voyage par les montagnes.

« Devant la tente nous faisons un grand feu et tout l’après-midi nous restons là couchés, perdus dans la rêverie. Maintenant le temps des épreuves est passé. »

Les jours suivants, mes camarades vécurent dans une oisiveté particulièrement douce après nos rudes labeurs.

Dans l’après-midi du 6 octobre, Dietrichson chassait sur les bords du fjord, lorsque soudain il entend un coup de feu. « Immédiatement, raconte-t-il, j’escalade un monticule pour aller à la découverte, et bientôt j’aperçois deux Eskimos chargés de sacs. Je pousse un cri, ils s’arrêtent, et je marche aussitôt à leur rencontre. Ce sont des exprès envoyés par Nansen avec une lettre nous apprenant son heureuse arrivée à Godthaab et l’envoi de vivres. Nansen m’annonce également le départ d’une embarcation pour nous amener à la colonie, mais jusqu’ici sa sortie a été retardée par la tempête. Je conduis les Eskimos au campement.

« Toute la matinée j’avais souffert de la faim, néanmoins je n’avais pas voulu entamer mon dîner, composé d’un morceau de biscuit à la viande et de pemmican. Maintenant le temps des privations est passé et en un clin d’œil j’avale ces provisions.

« Naturellement grande est la joie au campement à la vue des Eskimos. Je lis d’abord la lettre de Nansen, puis nous ouvrons avec curiosité les paquets dont sont porteurs les Eskimos. Ils contiennent du pain, de la viande, du café, du tabac ; mais ce qui nous fait le plus de plaisir, c’est le beurre et le lard. Les dames danoises de Godthaab avaient eu l’aimable attention de nous envoyer également des friandises. Immédiatement nous commençons à manger ; avec quel appétit et quel plaisir, je vous laisse à penser ! Nous nous jetâmes littéralement sur les aliments gras : jamais aucun de nous n’a absorbé une telle quantité de graisse que ce jour-là. »

Balto raconte en ces termes cet événement important :

« Dietrichson était parti à la chasse avec un biscuit dans sa poche, pendant que je gravissais un monticule haut d’une centaine de mètres. Arrivé au sommet, quel ne fut pas mon étonnement d’apercevoir trois hommes qui avançaient de mon côté. C’étaient Dietrichson accompagné de deux Eskimos envoyés à notre rencontre et qu’il avait trouvés sur son chemin. Aussitôt je dégringole vers le campement pour annoncer aux autres la bonne nouvelle. Mes camarades voulaient à peine me croire ; aussitôt je fais du feu et remplis d’eau la marmite, car, pour sûr, les Eskimos doivent nous apporter du café. Les Grönlandais arrivés au campement, Dietrichson passe l’inspection de tous les paquets dont ils sont chargés. Nansen m’avait envoyé une pipe et du tabac, je me mets à fumer pendant que les autres mangent. Nous coupons des tartines, les recouvrons d’un demi-pouce de beurre et par-dessus étendons du lard ; après cela nous prenons le café. »

« Pendant que nous mangions, écrit Dietrichson, nous entendons encore un coup de feu dans la direction du promontoire où j’ai rencontré les Eskimos, et bientôt après nous apercevons deux hommes. Ils nous remettent des lettres d’Umanak, une du koloni-bestyrer Bistrup, une autre de Möller, le journaliste grönlandais, et une troisième de M. Heinecke, missionnaire allemand. En outre, ces deux exprès nous apportaient des vivres.

« La lecture de ces lettres nous cause une douce joie. Elles sont conçues en termes si chaleureux et si affectueux ! Bientôt nous trouverons des gens joyeux de notre succès qui nous recevront les bras ouverts.

« Les deux indigènes arrivés d’Umanak restèrent avec nous, tandis que Terkel et Hoscas repartirent aussitôt. Kristianscn et Balto les accompagnèrent jusqu’à la pointe où ils avaient laissé leurs kayaks, pour nous rapporter les vivres confiés à ces deux Eskimos.

« Au retour de Balto et de Kristiansen commença de nouveau un joyeux déballage, écrit Dietrichson. A chaque sac qu’on ouvrait, c’étaient des cris de joie. Un paquet contenait des bouteilles d’eau-de-vie, un autre du sucre, un troisième de la bougie. Aussitôt nous allumons nos luminaires, préparons un grog et fumons des cigares devant la tente. Nansen m’écrivait que Sverdrup et lui vivaient comme des princes chez le directeur de Godthaab ; non moins douce nous paraît maintenant la vie. Ce fut, à coup sûr, la soirée la plus agréable que nous ayons passée sous la lente. Nous savions nos camarades en sécurité et nous avions l’espoir de voir arriver les embarcations d’une minute à l’autre. »

« Entre un aussi petit nombre d’hommes, jamais on ne vit pareille confusion de langues. Les uns parlaient norvégien, les autres lapon ou eskimo. A l’aide de gestes et de notre vocabulaire grönlandais, la conversation était relativement facile avec les indigènes. Nos deux nouveaux compagnons sont du reste très intelligents ; non seulement ils savent lire et écrire, mais encore ils dessinent très exactement. Les croquis des maisons de Gothaab et d’Umanak qu’ils firent devant nous étaient si précis, que plus tard nous reconnûmes facilement les habitations figurées par eux.

« Ce ne fut que très tard que nous songeâmes à prendre du repos. Kristiansen, Balto et moi nous nous installâmes dans un sac de couchage, Ravna et les deux Eskimos dans le second. Mais de longtemps nous ne pûmes fermer l’œil, car, à peine couchés, les deux Grönlandais commencèrent à chanter des psaumes. Ce concert spirituel fut terminé par la récitation d’une prière. »

Le lendemain Si las alla à la chasse au renne. Dietrichson aurait bien voulu l’accompagner, mais il resta avec ses compagnons pour transporter les bagages au delà de la pointe marquant l’extrémité de la grève.

Le journal de Dietrichson contient le passage suivant relatif à cette journée : « Pendant un de nos maigres repas sur l’inlandsis, nous avions tous formulé le souhait de manger de la bouillie au beurre ; Nansen nous avait alors promis de nous régaler de ce plat dès notre arrivée à Godthaab. Aussi, dans les provisions qui nous avaient été envoyées, se trouvait-il les ingrédients nécessaires à la préparation de ce plat, et le premier repas chaud que nous fîmes fut composé de la bouillie tant désirée. Je vous laisse à penser si nous en absorbâmes !

« Après ce repas, nous étions paresseusement couchés sur l’herbe, occupés à fumer, lorsque nous apercevons notre ami Silas au sommet d’un escarpement. Il porte sur le dos quelque chose de gros et de lourd. Serait-ce un renne ? Les uns disent oui, les autres non. Enfin, par-dessus son épaule, apparaît une corne ; cette vue nous cause la joie la plus vive. Les Lapons exultent : ils vont enfin pouvoir goûter de leur mets de prédilection. Balto se met à danser, ne sachant comment exprimer sa joie.

« La marmite est mise incontinent sur le feu. Il y a une heure à peine, nous avons mangé la bouillie, néanmoins nous avons un tel appétit que toute la portion du renne apportée par Silas est bientôt dévorée. Nos estomacs étaient véritablement élastiques, et toute la journée nous ne songeâmes qu’à la victuaille. Nous avions tellement souffert de la faim sur l’inlandsis ! »

« À partir de ce moment, la vie nous semble meilleure, écrit Balto, et nous commençons à oublier les fatigues et les souffrances endurées sur le grand désert de glace.

« Pendant plusieurs jours encore aucune embarcation n’apparaît sur le fjord. La tempête soufflait dehors pendant qu’ici, au fond de la baie, nous jouissions d’un temps magnifique. »

« Le 11 octobre, à sept heures du matin, écrit Dietrichson, je fus tiré d’un sommeil profond par des salves. Évidemment les embarcations arrivent ; je sors de mon sac, saisis un fusil, le charge et, passant la tête hors de la tente, lâche un coup en l’air en réponse au signal. En un clin d’œil, nous sommes tous habillés. Une bande de 14 hommes et femmes arrive en babillant bruyamment et en déchargeant en l’air leurs fusils. Une fois la troupe près de nous, l’un d’eux m’annonce, moitié en danois, moitié en grönlandais, qu’ils sont venus nous chercher avec deux canots.

« Jamais le campement n’a été levé aussi rapidement qu’aujourd’hui. En quelques minutes les sacs sont bouclés, et chacun se dirige avec un ballot vers les embarcations. » Aussitôt tout paré, le départ est ordonné. Sur la rive nord du fjord, nous fîmes halte pour préparer le café et prendre une collation. À cette occasion, nous distribuons des vivres aux Grönlandais, qui, toujours insouciants du lendemain, n’avaient plus de provisions. Silas donna à ses congénères le contenu de l’estomac du renne qu’il avait tué, la partie la plus délicate de l’animal, à leur goût. La marche fut ensuite très rapide ; de temps à autre, l’oumiak chargé des bagages devait être tiré à terre pour laisser sécher les peaux de la coque, mais pendant ce temps, le canot qui portait les membres de l’expédition continuait sa route.

« Plus la journée avançait et plus le temps devenait beau ; à midi, le soleil était éclatant. La surface du fjord était unie comme une glace, et sur ce miroir se reflétaient les belles montagnes qui nous entouraient. Le lendemain, la caravane arriva à Godthaab, où elle reçut un accueil aussi amical qu’enthousiaste. »


dolette, métisse grönlaadaise de godthaab. (d’après une photographie de m. c. ryberg.)