À travers le Grönland/29

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Traduction par Charles Rabot.
Librairie Hachette et Cie (p. 383-392).


vue prise au sud de kornok. (d’après une photographie de m. petersen.


CHAPITRE XXVII

excursion à l’inlandsis — arrivée du vapeur — le retour



Longtemps nous avions pensé entreprendre au printemps une excursion sur l’inlandsis pour reconnaître si celle saison n’était pas la plus favorable pour explorer le glacier. D’après ce que nous avions observé en septembre, toutes les crevasses devaient avoir été remplies en hiver ; en mars et avril l’inlandsis devait, croyons nous, présenter une surface relativement plane.

Dans ma pensée les expéditions de patineurs qui voudront explorer les régions de l’inlandsis limitrophes des côtes devront employer à ces voyages les mois d’avril et de mai, peut-être même une partie de juin ; à cette époque, il leur sera facile de traverser sans grandes difficultés la lisière du glacier, qui plus tard est accidentée de nombreuses crevasses. On pourrait alors employer un traîneau muni d’une voilure ; il avancerait sans difficultés sur la surface unie et en même temps très rapidement, car en cette saison les tempêtes sont fréquentes. Peut-être avec un pareil véhicule pourrait-on traverser le Grönland du sud au nord. Pour toutes ces raisons je résolus de faire une excursion sur l’inlandsis au printemps. Je voulais visiter la région que nous avions parcourue en septembre et me rendre compte des changements subis par le glacier depuis cette époque.

À Godthaab les résidents danois pensaient que le navire chargé de nous rapatrier arriverait dès le 1er avril, aussi nous ne pouvions guère songer à nous éloigner à partir de cette date. Plusieurs d’entre nous résolurent par suite de se mettre en route au mois de mars, bien que les observations à faire à cette époque ne fussent pas aussi importantes que plus tard. Le 21 mars, nous partîmes pour l’Ameralikfjord, Sverdrup et Kristiansen en canot, moi en kayak. En fait de provisions nous n’avions pu nous procurer à Godthaab que du poisson sec, du biscuit grossier et du beurre. Nous fîmes halle à Kasigianguit dans l’espoir de tuer là quelque renne afin de nous procurer un supplément de vivres. Pendant cinq jours régna une terrible tempête, et, bien loin de pouvoir compléter nos provisions, nous dévorâmes tout ce que nous avions apporté. De plus, notre position sous la lente laissait fort à désirer : la neige fondait partout et nous nous trouvions au milieu d’une véritable inondation.

Le temps de l’arrivée probable du navire approchait ; dans ces conditions nous ne pouvions songer à continuer notre excursion. Le 28 mars nous battîmes en retraite vers Godthaab.

Durant notre séjour sous la tente nous avions préparé le café avec une lampe alimentée par de l’huile de phoque ; comme cet appareil de chauffage fumait abominablement, nous avions la figure noire comme des nègres. Lorsque nous arrivâmes à la colonie, à grand’peine les indigènes purent nous reconnaître.

Pendant notre excursion Dietrichson et Ballo avaient fait un tour de kayak aux environs de Godthaab, et avaient visité Sardlok, Kornok, Umanak et Karusuk. Ils furent de retour quelques jours après nous. En revenant, un incident qui aurait pu avoir des suites très graves arriva aux deux voyageurs. Ballo s’aperçut tout à coup que son embarcation faisait eau. La côte aux environs était absolument accore ; dans cette situation Dietrichson conseilla à son compagnon de continuer à avancer le plus rapidement possible, mais l’eau gagnait de plus en plus l’embarcation du Lapon. Notre homme se décida alors à ramer en toute hâte vers terre ; trouvant là quelques pierres émergeant au-dessus de l’eau, il parvint à s’échouer. Un trou s’était ouvert dans le cuir du kayak de Balto ; avec un gant et un peu de beurre, notre camarade réussit à étancher la voie d’eau et put ensuite continuer sa route.

Quelques instants après éclata une furieuse tempête. Nos gens
le viel aperâvigssuak.
(d’après une photographie de m. c. ryberg.)
étaient heureusement arrivés près d’un point de la côte où il était possible d’aborder. Si le mauvais temps avait éclaté quelques minutes plus tôt, un malheur aurait pu arriver ; dans les environs ne se trouvait aucun abri et la mer était absolument démente. Dans cette tempête périt un indigène d’Umanak. Pendant sept heures Balto et Dietrichson restèrent sur les rochers qu’ils avaient pu atteindre. Dans la soirée, la brise ayant molli, ils purent se remettre en route et atteindre Godthaab, où leur arrivée fut saluée par des cris de joie.

Après être resté une semaine dans la colonie sans voir arriver le navire, je partis pour essayer d’atteindre de nouveau l’inlandsis. Dans cette excursion j’étais accompagné par Aperâvigssuak, le grand Abraham, un vieux batelier de Kangek. Le même jour nous arrivâmes à Kornok, situé à 32 milles de Godlhaab. Aperâvigssuak, fatigué par cette course, resta dans cette localité pendant que je continuai le lendemain, avec deux autres kayakmen, vers Ujaragsuit, point où je devais examiner l’inlandsis. L’extrémité supérieure du fjord se trouvant encore couverte de glace, nous débarquâmes, puis, chaussant nos ski, nous nous acheminâmes vers le fond de la baie de Kangiusak qui était également prise. De là, nous gagnâmes le fjord de Godthaab où nous campâmes. Nous n’avions qu’une petite quantité de provisions, et pour ne pas mourir de faim nous dûmes manger des lagopèdes crus, comme les Eskimos ont l’habitude de le faire, mets qui n’est pas trop mauvais si l’on a eu soin de laisser les oiseaux refroidir. Un jour que j’étais très affamé, je voulus manger un de ces gallinacés aussitôt après l’avoir tué : la viande avait un goût si désagréable que je dus abandonner la partie.

Le lendemain 6 avril, nous poursuivîmes notre roule vers le fjord Ujaragsuit, toujours en avançant sur la glace. À moitié route environ du haut d’un monticule où j’étais allé poursuivre des lagopèdes je vis que l’extrémité supérieure du fjord était libre. Le torrent sortant de l’inlandsis au fond de la baie avait recouvert d’eau la couche de glace.

Pour atteindre le glacier nous aurions dû débarquer à Ivisartok, sur la rive gauche du fjord, mais de là à l’inlandsis deux jours de marche auraient été nécessaires. Dans la crainte que le navire arrivât en notre absence, nous dûmes battre en retraite.

Cette fois l’excursion ne fut pas sans résultat ; si nous n’avions pas atteint l’inlandsis au point où nous l’avions désiré, nous avions vu le glacier situé entre Ivisartok et Nunatarsuak. Ce courant de glace n’était pas aussi couvert de neige que nous l’avions pensé et était déchiré de nombreuses crevasses. Aux environs la couche de neige était également peu épaisse ; sur des espaces assez étendus le sol en était même dépouillé ; à ce point de vue, le paysage différait complètement de celui de Godthaab.

La surface de l’inlandsis ne paraît pas subir en hiver des modifications aussi profondes que je l’avais cru, tout au moins dans les régions où elle esl séparée de la mer par une large zone de montagnes, comme c’est ici le cas.

Cette région extérieure absorbe naturellement une grande quantité de neige. Non sans étonnement nous observâmes la quantité d’eau apportée par le torrent issu de l’inlandsis. Pas même à Godthaab, durant tout l’hiver, la température n’était remontée au-dessus du point de congélation, et d’autre part la région voisine de l’inlandsis a un climat beaucoup plus froid que la côte ; dans les profondeurs de l’inlandsis règne donc une température constante indépendante des variations extérieures et qui s’élève au-dessus du point de fusion de la glace.


la route vers kornok dans la nuit du 7 avril.
(dessin de th. holmboe, d’après un croquis de m. nansen.)

Dans la soirée nous campons sur un promontoire près de l’embouchure du fjord d’Ujaragsuit. Comme nous en avions le temps, nous disposâmes un bivouac très confortable. Par-dessous la toile servant de plancher dans la lente nous entassâmes des monceaux de graminées et de mousses recueillies dans les environs ; après cela nous soupâmes d’un excellent café, de poissons et de lagopèdes crus. Une fois rassasiés, nous nous endormîmes profondément, bien que je n’eusse pas emporté de sac de couchage, dont le transport nous aurait causé trop de peines.

Le lendemain 7 avril, nous revînmes en arrière en traversant le fjord. J’aurais eu le plus grand désir de rester dans cette région qui est un véritable Eldorado pour le chasseur, mais, craignant toujours de retarder le départ du navire, nous dûmes revenir à Godthaab. À Ivisartok et à Nunatarsuak les rennes sont très abondants, et en ce moment des bandes de phoques grouillaient sur la glace du fjord. Sur les bords de l’Ameralikjord nos ancêtres élevèrent une de leurs principales colonies au Grönland ; en s’établissant dans ces parages ils avaient bien choisi leur emplacement.

Les Grönlandais sont de très mauvais patineurs ; en descendant une pente escarpée vers Kangiusak, mes compagnons ôtèrent leurs ski et dégringolèrent la montagne en enfonçant profondément dans la neige. Ils arrivèrent seulement une heure après moi au bas de la pente.


hutte grönlandaise au commencement de mai (sukkertoppen).
(d’après une photographie.)

Très tard dans l’après-midi nous atteignîmes l’endroit où nous avions laissé nos kayaks. Nous ne savions l’heure, l’obscurité étant venue et aucun de nous n’ayant de montre. Je désirais atteindre, le soir même, Kornok, où les habitants de Godthaab nous auraient, pour sûr, envoyé un exprès si le navire était arrivé. Bien qu’un de mes compagnons se montrât peu partisan de poursuivre notre voyage, je donnai l’ordre du départ. Peu de temps après, l’obscurité était devenue complète ; de plus, il s’était levé un vent violent d’ouest. Tant que nous pûmes marcher le long de la côte, cela alla bien, mais lorsque nous dûmes traverser le fjord pour atteindre Kornok, la situation ne fut pas précisément bonne. Les vagues brisaient avec violence contre les rochers et dans la nuit il n’était pas facile de les voir venir et de parer le choc. Les Grönlandais me demandèrent alors si je pensais pouvoir me tirer d’affaire par une mer pareille ; pour ne pas avoir l’air de reculer, je répondis affirmativement, et nous nous mîmes en route. Bientôt un de mes compagnons, qui portait sur son kayak un phoque qu’il avait tué, se trouva dans une position difficile. Il nous cria qu’il allait gagner le rivage pour mettre en sûreté sa capture : mais partout la côte était accore. Dans ces conditions notre homme jeta son phoque à la mer et essaya
un orphelin de sukkertoppen. (d’après un croquis de m. nansen.
de le remorquer : cela alla de mal en pis. Heureusement les nuages se dissipèrent et une lune brillante éclaira la mer. Grâce à cette lumière nous pûmes manœuvrer plus facilement et trouver notre route. Mais, sur ces entrefaites, nous rencontrâmes des glaçons dont la traversée nous donna beaucoup de tablature.

À une heure du matin seulement nous atteignons Kornok, où nous effrayons les habitants par notre arrivée nocturne.

Aucun exprès n’étant venu de Godthaab, j’allai le lendemain à Umanak, où se trouve une des missions des Frères Moraves. J’y passai quatre jours agréables chez le pasteur, M. Heinecke.

Le 12 avril, j’étais de retour à Kornok. Le lendemain il pleuvait, et par un pareil temps mon vieil ami Aperâvigssuak n’avait guère envie de prendre la mer pour retourner à Godthaab. J’offris alors un grand bal aux indigènes ; les divertissements commencèrent à quatre heures du soir et se prolongèrent très avant dans la nuit.

Le 14 avril, nous nous mettons en route et parcourons en huit heures les 32 milles qui nous séparent de cette colonie. Pendant trois heures nous avions eu le courant contre nous, et durant les cinq autres un vent violent. M. Heinecke me raconta qu’un bon kayakman avait franchi en une seule journée, aller et retour, les 36 milles qui séparent Umanak de Godthaab.

Le 15 avril régnait une tourmente de neige et le temps était absolument bouché. Tout à coup dans l’après-midi, pendant que nous causions chez le docteur, des cris retentissent au dehors : Umiarsuit, Umiarsuit (le navire !). De suite nous courons au rivage, et à travers les rafales de neige nous apercevons la masse noire du Hvidbjörn. Aussitôt nous sautons dans nos kayaks et ramons vers le navire. Notre arrivée sur le pont est saluée par une décharge d’artillerie, et le pavillon norvégien monte au sommet du mât. Le commandant du Hvidbjörn, le lieutenant de vaisseau Garde, le célèbre explorateur de la côte orientale du Grönland, nous souhaite la bienvenue dans les termes les plus chaleureux. Aussitôt une réception est improvisée à bord, et très tard seulement nous regagnons Godthaab. Maintenant le temps des adieux est arrivé, et non sans regret nous nous séparons de nos excellents amis danois et eskimos.


le port de sukkertoppen et le hvidbjörn. (d’après une photographie.)

Un jour un Grönlandais me dit : « Dans quelques jours tu partiras pour le grand pays d’Europe, tu retrouveras là beaucoup d’amis et de belles choses et bientôt tu nous oublieras ; mais nous garderons toujours de toi un bon souvenir ».

Quelques jours après, nous quittâmes Godthaab. Enveloppée d’un soleil printanier, la petite colonie nous souriait, quoique encore ensevelie sous les neiges de l’hiver. En sortant du fjord nous aperçûmes trois kayaks. C’étaient trois de nos bons amis grönlandais qui avaient poussé jusque-là pour nous saluer une dernière fois.

De Godthaab, le Hvidbjörn se dirigea vers Sukkertoppen, où il arriva le 26 avril. Dans cette colonie on ignorait notre hivernage à Godthaab, bien que les deux localités ne soient éloignées que de 80 milles.


le port de sukkertoppen. (d’après une photographie.)

Après un séjour de six jours dans ce port, nous partîmes le 3 mai pour Holstensborg, établissement danois situé plus au nord. En route nous rencontrâmes le Nordlys, voilier du gouvernement danois, pris dans les glaces. Le commandant Garde s’occupa immédiatement de lui porter secours et réussit à le remorquer sans accroc jusqu’à Sukkertoppen. Dans la soirée, lorsque le Hvidbjörn reprit la mer, une épaisse banquise nous arrêta. Dans ces conditions force nous fut de rentrer pour la troisième fois à Sukkertoppen. Le commandant Garde renonça alors à pousser jusqu’à Holstensborg, et le 4 mai appareilla à destination de Copenhague.

Un soir, dans le détroit de Davis nous vîmes Balto appuyé sur le bastingage, absorbé dans de profondes pensées, les yeux fixés dans la direction de la terre. Dietrichson lui ayant demandé la cause de ses soucis, il répondit tristement : « Avez-vous donc oublié la belle Sophie ? »

La traversée dura dix-sept jours, dix-sept jours très agréables, en compagnie de l’aimable commandant Garde, et le 21 mai le Hvidbjörn arriva à Copenhague.

Je renonce à décrire la réception qui nous fut faite dans la capitale du Danemark et ensuite en Norvège. Innombrables furent les toasts portés en notre honneur, et les dîners donnés pour fêter notre retour.

Le 30 mai, nous arrivâmes par un temps magnifique dans le fjord de Kristiania. Aucun de nous n’oubliera cette journée ; la réception qui nous fut faite émotionna même le flegmatique Ravna. Tous les quais de la ville étaient noirs d’une foule compacte. « N’est-ce pas un beau spectacle, dit Dietrichson à notre compagnon, de voir tous ces gens venus pour nous saluer ? — Ah oui ! reprit-il, si c’étaient seulement des rennes. »


« adieu ! » (dessin d’a. bloch, d’après une photographie instantanée.