À travers ma vie/5

La bibliothèque libre.
Honoré Champion, éditeur (p. 86-115).


CHAPITRE V


La préfecture de Versailles. — M. des Touches. — Nos dîners en ville. — Une rencontre imprévue. — Mariage de Virginie Nodier. — Première visite à ma marraine. — Le duc de Richelieu. — Désintéressement médiocre de la Fayette. — La pipe du premier ministre. — Mme  de Montcalm et Mme  de Jumilhac. — Alexandre de Fleury et son père. — Folie d’Ernest des Touches. — Le mariage de sa sœur. — Maternité récalcitrante. — Les bons conseils du docteur Chaussier.


Je descendis à Paris chez un des bons amis de ma famille que j’avais vu à plusieurs reprises déjà, Joseph Bruand, récemment nommé sous-préfet ; c’était un jeune homme d’une trentaine d’années, instruit, spirituel, ancien secrétaire particulier de M. le baron des Touches, qui l’avait lancé lui-même dans la carrière administrative. Il devait être mon introducteur à la préfecture de Versailles.

Pourvu de la sous-préfecture de Barcelonnette, et craignant de se trouver seul au milieu de ce pays de marmottes, il était allé bien vite prendre à Lons-le-Saunier une femme de vingt ans, dont il connaissait beaucoup la famille, et cette femme, jolie, agréable, s’essayait déjà, dans son petit appartement de la rue de l’Université, au métier, toujours si doux pour une jeune mariée, de maîtresse de maison. Je fus accueilli dans ce jeune et frais ménage comme si j’eusse été le frère de l’un ou de l’autre, et j’y passai quelques heureuses semaines.

Après m’avoir fait faire connaissance avec Paris, ses promenades et ses spectacles, mon hôte me conduisit à Versailles. J’éprouvai, dès l’abord, un vif entraînement, une sympathie réelle pour M. des Touches, dont les manières ouvertes, et surtout le talent avec lequel il sut me mettre à mon aise, me séduisirent tout aussitôt. En sortant de déjeuner, il me semblait connaître M. des Touches depuis mon enfance, et lorsque je vis mon introducteur prêt à prendre congé de nous, pour retourner à Paris, je n’éprouvai aucune émotion sérieuse en pensant que j’allais rester seul au milieu d’une famille et d’un monde entièrement nouveaux pour moi.

Le lendemain, je louai les meubles nécessaires pour meubler la chambre qui m’était destinée dans le corps de logis occupé par les bureaux, je chargeai la femme du portier, très bonne et très honnête femme, du soin de cette chambre et de mon linge, je choisis ma pension chez le restaurateur où mangeaient les gardes du corps, rue de l’Orangerie, et, ainsi organisé pour le solide, je me mis sérieusement au travail à côté de M. Oudard, secrétaire intime du préfet, qui devint bientôt mon ami.

Il avait été convenu que je déjeunerais tous les jours à la préfecture, chez M. des Touches, et que je dînerais où bon me semblerait ; mais, au bout de deux ou trois mois, M. des Touches parut si satisfait de mes habitudes régulières et de mon caractère, qu’il me dit un matin, en entrant près de moi : « Marquiset, donnez congé à votre pension, dorénavant vous dînerez à la préfecture. » Touché de cette bonté, je remerciai mon préfet avec effusion, et, à partir de ce jour, on me regarda comme de la famille.

Veuf depuis de longues années déjà, M. des Touches avait, pour diriger l’intérieur de son ménage, une femme de confiance, appartenant à une honorable famille, et qui avait été recueillie par lui, à la suite de malheurs immérités ; Mme  Villain était son nom. C’était une femme d’une cinquantaine d’années au moins, bonne, indulgente, aimant beaucoup la jeunesse, et qui avait pour moi une affection particulière. Dans son intérieur, M. le baron des Touches avait des habitudes d’ordre dont il ne se départait jamais. Par exemple, il allait tous les samedis à Paris après le déjeuner, faisait sa cour au roi et aux princes dans la matinée du dimanche, se présentait le soir chez les ministres, et courait le lendemain lundi les bureaux des diverses administrations pour y recommander ses affaires les plus importantes. Pendant le temps que durait cette absence, les fourneaux restaient éteints et la cuisinière était en vacances. Obligés alors d’aller prendre nos repas au dehors, Oudard, Fleury (dont je parlerai plus loin) et moi, nous avions toujours pour plusieurs semaines à l’avance des dîners échelonnés chez les uns et chez les autres. Toute vanité à part, c’était à qui nous aurait.

Cependant, nous avions une prédilection particulière pour le vieux chevalier de la Haye, maire de Viroflay, le colonel Rieussec, qui a été tué par la machine de Fieschi, l’amiral de Linois[1] et M. Fessard. Celui-ci était un ancien fournisseur des armées retiré des affaires, habitant une charmante petite villa située dans un des plus champêtres faubourgs de Versailles. Vieux garçon, aussi sourd que le Neptune en bronze du grand parc, ce digne homme était d’une conversation pleine de mouvement, de gaieté, d’à-propos, et jouissant largement d’une belle fortune qu’il devait à quarante ans d’un travail assidu.

De temps en temps nous allions à Paris faire de bonnes parties avec quelques amis de l’armée, la plupart jeunes, rieurs, ayant le sang chaud et aussi brillants quand ils avaient le verre que le sabre à la main. Je me rappelle toujours certain souper donné au restaurant Ledoyen, des Champs-Élysées, lorsque Lyautey[2] obtint son brevet de garde du corps de Monsieur, souper qui se termina fort avant dans la nuit. L’heure de la séparation venue et les têtes se trouvant un peu échauffées, d’Authume, garde à la compagnie d’Havré, Suremain, sous-lieutenant aux chasseurs de la garde royale, et moi, nous rentrâmes à pied pour nous baigner un peu le front dans l’air frais. La conversation devait rouler sur un sujet palpitant dont je n’ai plus le moindre souvenir, et nous discutions ferme le long des rues, lorsqu’en traversant le Roule, nous aperçûmes à quelques pas de nous une voiture de place arrêtée devant un hôtel. — « Tiens ! un amoureux, » fit d’Authume. Au moment où nous arrivions à hauteur du fiacre, la porte de la maison s’ouvrit à ma droite et un homme sortit si brusquement qu’il me bouscula en s’écriant : « Sacrebleu ! vous avez donc les yeux dans vos poches ? — Et vous, dans vos talons ? » répondis-je irrité. Ma phrase ne fut pas entendue, car le monsieur s’était jeté dans la voiture qui filait au grand trot. « Eh bien ! me dit d’Authume, je ne vous conseille pas d’aller lui demander jamais un chapeau de préfet. — Qui est-ce donc ? Vous le connaissez ? » fis-je avec étonnement. Mes deux amis un peu interloqués me jetèrent un nom qui, vu l’heure et la situation, ne me stupéfia point. C’est la seule fois de ma vie où j’ai eu l’honneur d’adresser la parole à S. A. R. Mgr le duc de Berry[3].

Lancé presque tout à coup au milieu d’un monde nouveau, absorbé par les plaisirs attrayants d’une grande ville, j’oubliai peu à peu mes bonheurs bisontins, y compris le pur et suave sourire de Virginie Nodier, et je m’en pris à regarder mes rêves passés comme un jeu d’enfants auquel devait renoncer l’homme raisonnable. Virginie en fit tout autant de son côté, seulement sa constance fut un peu plus longue que la mienne de quelques semaines ; voilà toute la différence. Elle épousa bientôt M. Joseph Gandillot, eut des enfants, perdit sa grâce de jeune fille et se développa démesurément de taille et de visage ; ses traits se noyèrent dans un épais ovale de graisse qui éteignit les lignes si correctes, si distinguées de sa figure charmante ; ce n’était plus qu’une superbe mère de famille, dont la physionomie sans cachet et la tournure alourdie n’inspiraient ni sentiment ni passion. Elle était si peu en rapport avec son essence primitive, si loin de cette conversation simple et attrayante qu’elle avait autrefois, que je ne songeai jamais à lui demander si elle était heureuse. Sa vie était uniforme, d’un calme plat, et paraissait s’absorber dans les soins du ménage. Elle avait une santé magnifique, et pourtant elle est morte jeune. Je ne crois pas, et j’en ai eu un chagrin véritable, qu’elle ait trouvé dans le mariage le bonheur idéal qu’elle avait rêvé. Je l’ai revue plusieurs fois depuis mon départ de Besançon, mais jamais elle n’est redevenue, pour moi du moins, Virginie Nodier. Il n’est donc pas absolument vrai


Que l’on revient toujours
À ses premiers amours.


À la fin de mon premier mois d’installation à Versailles, je me décidai, sur de récentes instances de ma mère, à aller faire à Paris une visite qui m’effrayait fort ; c’était celle à ma marraine la marquise de Montcalm qu’une crainte irréfléchie me poussait à retarder sans cesse. Aborder seul, sans un introducteur bienveillant, une aussi grande dame, sœur du premier ministre de l’époque, me semblait une démarche au-dessus de mes forces. Tant d’autres à ma place eussent été si fiers, si heureux, d’avoir une telle protectrice, de pouvoir s’en vanter partout, qu’ils seraient entrés dans le salon de Mme  de Montcalm avec autant d’assurance que chez leur lingère. Je n’ai jamais été de cette trempe-là, mais j’avouerai pourtant que j’ai vu réussir dans le monde beaucoup d’étourneaux et de vantards effrontés qui ne doutaient de rien.

Annoncé chez Mme  de Montcalm par un valet de pied en bas blancs, en habit français avec des aiguillettes, ma surprise fut grande lorsqu’au milieu d’un luxe si nouveau pour moi, je vis cette femme de la plus rare distinction me recevoir comme une simple mortelle, me mettre parfaitement à mon aise, et m’interroger pendant plus d’une heure avec bonté, sur ma mère, sur les miens et sur moi. Elle me donna ensuite quelques sages conseils sur ma tenue, sur les dangers de Paris, sur la conduite enfin que je devais mener pour me rendre digne de la bienveillance de son frère et de la sienne, etc. Je pris congé d’elle, en lui demandant la permission de venir la revoir dans huit jours. Plus tard, j’aurais dit : de venir lui faire la cour.

La connaissance était faite ; je me trouvais heureux de mon début, et je ne me sentais plus embarrassé pour reparaître devant la porte de cet hôtel, dont j’avais hésité, un moment avant, à soulever le marteau. À ma seconde visite, Mme  de Montcalm me présenta à son frère, qui était entré chez elle presque en même temps que moi.

Le duc de Richelieu (Armand-Emmanuel Duplessis), petit-neveu, par les femmes, du célèbre cardinal, né à Paris en 1566, était le petit-fils du maréchal de Richelieu, l’Alcibiade français, comme dit M. de Lamartine. Après avoir émigré en 1789, il alla en Russie, servit avec distinction contre les Turcs, obtint la faveur de l’impératrice Catherine, puis de l’empereur Alexandre, fut nommé gouverneur d’Odessa, et chargé, peu après, du gouvernement de la nouvelle Russie, la Crimée, où il introduisit la civilisation. Rentré en France, en 1814, à l’âge de quarante-huit ans, il fut nommé, à la fin de 1815, ministre des affaires étrangères et président du conseil.

Par suite de l’affection que lui portait l’empereur Alexandre, le duc de Richelieu obtint de ce monarque l’allégement des charges qui pesaient sur la France ; fit réduire à cinq ans, au lieu de sept, la durée de l’occupation étrangère, et réussit plus tard encore à faire abréger ce terme. Après ce résultat si heureux pour le pays, si heureux surtout pour les provinces occupées, il quitta les affaires. C’était en 1818. Les Chambres lui votèrent, comme récompense nationale, une dotation de cinquante mille livres de rente qu’il accepta, mais pour en fonder, le jour même, un hospice dans la ville de Bordeaux. Et il n’avait pas de fortune !… Il reprit la présidence du conseil en 1820, à la suite de l’assassinat du duc de Berry, et mourut peu de temps après en 1822, universellement estimé.

En voyant la belle, la noble conduite du duc de Richelieu, à l’occasion de la dotation dont il fut l’objet, il m’est impossible de ne pas faire certains rapprochements que l’esprit de parti ne permit même pas, dans le temps, de signaler à l’attention publique.

Le général Lafayette, on se le rappelle, fut un des adversaires les plus acharnés, lui trentième, de la fameuse Indemnité du milliard, proposée dans l’intérêt de l’émigration. Il s’éleva, avec autant de force que de raison, contre ce projet de loi qui passa à la presque unanimité des voix, malgré les efforts persévérants d’une éloquente et courageuse minorité. Lafayette avait certainement prévu ou dû prévoir d’avance ce résultat évident, il luttait alors avec d’autant plus de confiance, de tranquillité d’esprit, que, d’une part, ses discours à la tribune lui valaient les applaudissements frénétiques d’une foule enthousiaste, et que, de l’autre, il allait recueillir les beaux deniers comptants d’une fortune qu’il n’avait pas le projet, lui, de distribuer en œuvres de bienfaisance.

Oh ! le vieux roué, le vieil hypocrite ! Que fit-il en effet dans cette circonstance ?

Il agit d’une manière diamétralement opposée aux principes qu’il avait établis naguère, aux acclamations des masses. Il reçut, avec courtoisie, les trois indignes millions qui lui revenaient pour sa part au gâteau de l’indemnité ; il les serra avec soin dans son tiroir et les garda. Et la foule stupide continua d’applaudir au désintéressement du général Lafayette. L’esprit de parti est en tout temps si aveugle, si absurde, que les partisans de la garde nationale de Paris trouvèrent tout simple que leur héros conservât l’énorme dividende qui lui revenait du milliard, comme ils trouvaient tout simple, par un esprit de contradiction des moins réfléchis, mais assez ordinaire dans l’espèce, que le duc de Richelieu eût fait don à la ville de Bordeaux de sa dotation si justement, si noblement obtenue.

Le général Lafayette aurait fondé un établissement de bienfaisance avec le produit de sa bribe du milliard, qu’il n’eût pas encore été l’égal du duc de Richelieu en générosité. Le général Lafayette avait combattu le projet de loi comme contraire à la justice, à la morale, etc. ; il ne devait donc pas se laisser salir les mains par un argent dont la source, d’après ses propres discours, n’était pas pure. Le duc de Richelieu, au contraire, avait obtenu, de la bienveillance de l’empereur Alexandre, le retrait des troupes de la coalition dont la présence souillait notre territoire et blessait notre orgueil national. C’était une faveur toute patriotique, et qui, en flattant l’amour-propre de tous, délivrait en même temps le trésor français de charges accablantes. La dotation ne pouvait donc qu’être honorable pour celui qui la recevait. Malgré tant de motifs militants, malgré le manque absolu de fortune du duc de Richelieu, ce noble gentilhomme ne se donna même pas le plaisir de faire entrer chez lui la récompense que la juste reconnaissance des Chambres lui avait accordée.

Aujourd’hui que nous sommes à quarante années de distance des deux faits que je viens de rapporter, qu’on examine de quel côté est le grand homme et le noble cœur.

Étranger, par son long éloignement, à toutes les colères, à toutes les ambitions de parti, le duc de Richelieu présentait cette condition de neutralité dans les passions et d’impartialité dans les pensées, heureuse condition des hommes qui ont temporairement quitté leur patrie et y restent comme arbitres, au-dessus des reproches et des lassitudes du temps de révolution[4].

Le duc était adoré de ses deux sœurs, la marquise de Montcalm et la marquise de Jumilhac. Homme d’une grande simplicité de manières, d’un abord bienveillant et facile, il ne m’a jamais tendu la main sans que ses yeux eussent l’air de me dire : « Soyez tranquille sur votre avenir, je n’oublierai pas le service que dans des circonstances critiques, votre famille a rendu à mes sœurs. » Sous ce rapport, il faut le confesser, il était moins discret que ne l’étaient ses sœurs elles-mêmes qui semblaient toujours craindre qu’on n’abordât ce chapitre.

Le danger passé fait oublier bien des serments et, cette remarque est saillante lorsqu’on lit attentivement la correspondance de Mme  de Montcalm avec ma mère. Antérieurement au retour des Bourbons, les lettres sont bonnes, d’une tendresse sans pareille et d’une intimité qui n’a pas pu être poussée plus loin avec d’autres affections. Après le rétablissement du trône légitime, ces lettres sont devenues, sans transition aucune, pleines de réticences parsemées de mots protecteurs et écrites enfin sur un ton qui rappelait à ma mère qu’elle ne devait pas ou plutôt qu’elle ne devait plus traiter avec ces dames d’égale à égale. À qui connaît le cœur humain, cette conduite ne paraîtra pas extraordinaire.

Quand j’allais déjeuner à la présidence, ce qui m’arrivait chaque fois que je me présentais le matin chez le premier ministre, qui habitait l’hôtel de la Chancellerie actuelle, placé Vendôme, le duc de Richelieu, dès que ses invités étaient sortis, me donnait le bras et nous allions nous promener en long et en large au pied de la colonne Vendôme, depuis la rue de la Paix jusqu’à la place de la Madeleine. Nous ne quittions jamais ce parcours, parce que s’il arrivait au ministère une dépêche pressante, l’huissier, qui avait la consigne, venait l’en prévenir là.

Pendant cette promenade, le ministre fumait dans une longue et belle pipe d’écume, cadeau de l’empereur Alexandre, qui attirait souvent la curiosité des passants. Il n’était pas de mode alors de fumer comme on le fait aujourd’hui, et cette habitude de la pipe, au temps dont je parle, était une rareté. M. le duc de Richelieu l’avait prise en Russie, et profitait pour fumer. de tous ses moments de loisir, mais toujours hors de chez lui et presque toujours aussi en marchant, car il lui fallait beaucoup d’exercice. Plusieurs de mes amis des gardes du corps m’ont assuré que chaque fois que le président du conseil venait passer la soirée aux Tuileries, soit chez le Roi, soit chez les princes, Mme  la duchesse d’Angoulême, que l’odeur du tabac indisposait, donnait l’ordre d’ouvrir les fenêtres dès que le duc de Richelieu, dont les habits répandaient le même parfum qu’un cigare allumé, avait quitté les appartements.

Mme  la marquise de Montcalm, qui était ma marraine, comme on l’a vu au début de ces notes, me recevait d’ordinaire vers midi, un moment avant l’heure de son lever, lequel se faisait méthodiquement chaque jour vers deux heures. Et qu’est-ce que c’était que ce lever ? Une manière un peu plus commode, un peu plus élégante de garder le lit, voilà tout. La pauvre femme, qui était encore fort belle par les yeux, par l’intelligence, par le brillant de la conversation, ne pouvait se mouvoir seule, ni marcher par conséquent. Elle avait une maladie cruelle que la science appelle, je crois, ostéomalaxie. C’est le ramollissement des os.

Mme  de Montcalm ne pouvait se servir de ses jambes, et la colonne vertébrale même était chez elle fort compromise, ses bras seuls étaient parfaitement libres et sains.

Après lui avoir fait sa toilette, ses deux femmes de chambre la portaient de son lit sur une chaise longue placée dans son salon, et la recouvraient d’une gaze chargée de broderies qui lui cachait entièrement le corps à partir de la ceinture ; son buste seul restait à découvert. Elle avait près d’elle une petite table à roulettes, sur, laquelle se trouvaient entassés des livres, des brochures, des lettres et des papiers de toute sorte. Tant qu’elle était seule, elle lisait ou écrivait, mais dès qu’on lui annonçait quelqu’un, elle repoussait elle-même sa petite table et se mettait tout entière à la conversation. J’ai dans mon cabinet un portrait d’elle gravé, d’une ressemblance parfaite, et au-dessous duquel on a placé une vignette qui la représente dans son salon, comme je viens de la dépeindre. Elle est morte à Paris en 1832, d’une attaque de choléra.

Sa sœur Simplicie, Mme  de Jumilhac, dont le mari passait à juste titre pour un des plus beaux officiers de l’armée française sous l’Empire, était une petite femme un peu plus haute qu’un mètre, et qui, à l’instar de Polichinelle, portait une bosse par devant et une autre par derrière ; ses traits avaient le type ordinaire de tous les bossus ; ils étaient fortement accentués, le nez et le menton surtout.

Elle déguisait sous les dehors d’une malignité factice, genre d’esprit qu’elle avait adopté sans doute pour faire oublier ses infirmités physiques, elle déguisait une bonté naturelle, dont elle a souvent donné des preuves en ma présence. Elle avait cette voix aigre, maligne, qui appartient à certains vieillards, et qui semble ne connaître que l’usage des phrases sardoniques, ou des mots piquants. C’est Mme  de Jumilhac qui me dit un jour :

— « Armand, vous étiez hier au bal déguisé de M. le duc Decazes ?

— Oui.

— Comment était Mme  Princeteau[5] ?

— Madame, elle était en sauvage, délicieuse, avec des plumes sur la tête, des plumes sur les épaules, des plumes partout.

— En sauvage, reprit-elle vivement, en sauvage ? Personne n’a dû la reconnaître ? »

Une autre fois que je lui rendais visite, la conversation tomba sur un gentilhomme étranger, de belle tournure, aimable d’esprit et bien accueilli dans les salons, mais que la jalousie disait n’être pas assez désintéressé dans ses bonnes fortunes. Il n’avait jamais eu que des procédés fort courtois vis-à-vis de moi et je n’avais aucune raison de ne pas être honnête vis-à-vis de lui ; aussi, comme Mme  de Jumilhac l’égratignait un peu, je me permis de l’interrompre :

« Pourtant, Madame, c’est un homme de commerce agréable…

— Certaines le disent.

— Bien élevé…

— Comme prix ! » lança-t-elle entre ses dents. Je jugeai prudent de ne pas insister.

Le fils aîné de Mme  de Jumilhac a hérité du nom et des titres de son oncle le duc de Richelieu, mort sans laisser d’enfants. J’ai vu souvent, dans ma première adolescence, le père de ce jeune homme, le marquis de Jumilhac (Antoine-Pierre-Joseph). Il commandait alors un régiment de lanciers portugais, en garnison à Gray. C’était un officier d’une beauté remarquable et que je me rappelle encore vêtu de son élégant uniforme et coiffé d’un casque qu’il portait à merveille.

M. de Jumilhac avait émigré et servi dans l’armée des princes. Échappé au massacre de Quiberon, il rentra en France après le 18 brumaire, prit du service sous l’empire, et fut nommé lieutenant général le 30 août 1814. À des manières pleines de distinction il joignait la franchise du soldat, il avait la repartie vive et brusque et je l’ai vu quelquefois d’une gaieté piquante et soutenue dans les longs dîners que lui donnait mon père, lorsque, de Gray, il venait passer quelques jours à Besançon.


Dans les premiers jours de mon apprentissage administratif, je remarquai que M. des Touches était un homme bon, indulgent, aimant la jeunesse, lui pardonnant beaucoup, mais dont il ne fallait pas, soit par négligence, soit par un entraînement au plaisir, compromettre les heures de travail ou déranger les habitudes d’ordre. Sous ces deux rapports, il était inexorable et se mettait dans des colères terribles lorsqu’aux heures de bureau il ne trouvait pas sous sa main celui de ses trois aides de camp dont il avait besoin. Aussi, à une ou deux exceptions près, n’a-t-il pas eu, pendant mes cinq années d’études, à se plaindre d’une seule inexactitude de ma part.

M. des Touches avait un fils et une fille ; son fils, Ernest, capitaine aux hussards de la garde royale, était en garnison à Fontainebleau, et sa fille, alors âgée de dix-neuf ans, demeurait avec son père. Il y avait donc habituellement à table M. et Mlle  des Touches, MM. Oudard, secrétaire intime du préfet, Alexandre de Fleury, et moi.

Fleury était venu à la préfecture un an après mon arrivée, pour y faire comme moi son apprentissage administratif. Il était fils d’un ancien sous-préfet de Senlis, qui avait vécu dans l’intimité de Joseph Bonaparte lorsque ce prince habitait le château de Chantilly. M. de Fleury père, que j’ai vu plusieurs fois à Versailles, était un homme de mérite, de manières excellentes, et d’un esprit aimable et fin. Je me rappelle très bien qu’il racontait dans la perfection les historiettes les plus hasardées, et qu’il savait trouver des mots très pittoresques mais très décents pour exprimer des idées qui ne l’étaient pas.

M. de Fleury avait les pieds d’une extrême difformité, et les ondulations montagneuses de ses bottes, coupées en plusieurs endroits, trahissaient un potager dont la plupart des légumes étaient fort indiscrets.

Voici ce que j’ai lu dans les Mémoires de M. Stanislas de Girardin, au sujet d’un voyage qu’il fit à Chantilly, en août 1809 :

« J’ai, dit-il, passé à Senlis, pour y prendre M. Fleury, le sous-préfet. J’ai servi avec lui dans le Colonel-Général-Dragons, je le connais depuis 1778, c’est-à-dire depuis plus de trente ans. Une liaison si ancienne est devenue une vieille amitié. Fleury a de l’esprit, écrit avec facilité, fait des vers avec grâce ; il aime la société, où il a du succès ; il n’est pas content de ce qu’il a ; il ne se trouve pas bien où il est, et je ne puis l’en blâmer, car il a les moyens nécessaires pour remplir une place supérieure à celle qu’il possède, et, pour les hommes qui valent quelque chose, c’est un tourment de tous les jours que de se sentir resserré dans une sphère où l’on ne peut déployer ni son âme ni son esprit. »

Ernest des Touches, qui est mort fou, à l’âge de trente-quatre ans, dans la maison de santé du docteur Esquirot, était un officier de mérite, d’une bravoure éprouvée, et dont l’avenir devait être des plus brillants. Homme de cœur, libéral, généreux, d’une obligeance extrême, il m’avait toujours témoigné de l’affection, et la nouvelle de sa mort m’a causé, dans le temps, un chagrin réel et profond. Ernest avait déjà donné, à plusieurs reprises, lorsque j’étais à Versailles, des preuves d’exaltation qui annonçaient un certain dérangement, très momentané sans doute, dans les idées, et si, à l’époque dont je parle, on eût attaché plus d’importance aux faits que je vais rapporter, et qui, heureusement, demeurèrent secrets, on eût certainement prédit que tout cela finirait par une démence caractérisée.

Dans les premiers jours d’août 1818, Ernest vint passer un semestre à Versailles. Là il devint éperdument amoureux d’une Anglaise charmante et spirituelle, qui avait pour amant un capitaine des cuirassiers de la garde, beau et aimable s’il en fut. Je m’aperçus bientôt de cette folle passion, bien qu’il s’obstinât à me la nier ; mais il fut obligé, dans une certaine circonstance, de m’avouer que lady Fitz… occupait nuit et jour sa tête et son cœur, et qu’il ne pouvait plus vivre, s’il ne réussissait pas à lui faire partager son amour.

Je lui fis sentir combien il aurait tort de poursuivre une conquête impossible, puisque la séduisante étrangère était déjà le prix des soins exclusifs d’un homme des mieux faits pour plaire, et dont l’attachement et la tendresse pour elle ne se démentaient pas ; je lui fis observer en outre que cet amant heureux était son camarade, son ami, et que s’il apprenait quelque chose des tentatives de lui, Ernest, il en pourrait résulter de graves incidents qui donneraient certainement de l’ennui, peut-être même du chagrin à son père et à sa famille. Ces réflexions parurent le toucher, car il me quitta sans essayer d’y répondre, et me serrant convulsivement la main.

Le soir de cette même journée, vers les dix heures, je faisais seul un peu de musique dans ma chambre, lorsque je vois entrer Ernest, pâle, éperdu, l’œil hagard et le visage en feu ; son uniforme était à demi ouvert ; une partie des boutons en avait été violemment arrachée, et sa chemise était en lambeaux ; il avait, en un mot, l’air de quelqu’un qui vient de commettre un crime. En voyant son désordre, je lui demandai dans une brusque anxiété ce que signifiait le déplorable état dans lequel il se trouvait.

« En sortant de dîner, me dit-il, je suis allé faire un tour de promenade au parc, et j’ai choisi, pour rêver à mon aise, les allées les plus ombreuses et les plus solitaires. Je pensais à la belle lady, car je n’ai plus d’autre pensée, lorsque me prit le caprice soudain d aller me jeter à ses pieds, et de lui avouer ma flamme. Je la savais seule en ce moment ; je m’achemine donc vers sa demeure ; ma main saisit en tremblant le marteau de la porte, je frappe, et me voilà dans le vestibule, presque surpris moi-même de ma démarche. On m’annonce à Milady, et, en deux pas, je me trouve enfin à ses côtés, sur la même ottomane.

« Dans cette position inespérée, ma tête s’échauffe, mon sang bouillonne, je m’empare de sa main que je baise avec transport, et, après avoir dérobé un rapide baiser à ses lèvres crispées, mes sens s’égarent, je la prends dans mes bras, je la porte sur son lit, où, en se débattant avec la plus rude énergie, elle rencontre le cordon de sa sonnette, qu’elle agite d’une façon désespérée ; j’entends un domestique monter l’escalier ; furieux alors, et ne me connaissant plus, je mets l’épée à la main, et j’annonce que je tuerai le premier qui entrera. Je ne sais si le mouvement impétueux que je fis en adressant cette menace et du geste et de la voix, ou si les supplications de la pauvre femme effrayée et tremblante, arrêtèrent mon bras ; ce qu’il y a de certain, c’est que je redevins calme à l’instant même, et que mon épée était rentrée au fourreau avant qu’on eût ouvert la porte. Après cette équipée, je suis sorti sans proférer un seul mot, et me voici comme si je quittais le champ de bataille. » En effet, sa chemise déchirée était mouchetée de taches de sang que la jeune femme avait faites en se défendant unguibus et rostro.

Lady Fitz… garda sur cette aventure un silence prudent, et elle ne circula, par conséquent, ni dans les salons ni dans le public.

Une autre fois, c’était antérieurement à l’épisode que je viens de raconter, Ernest était de service, escortant le comte d’Artois à la portière de son carrosse, lorsqu’au milieu de la rue de Rivoli, son cheval glissa des quatre jambes sur le pavé et s’abattit rudement. Une des roues de la voiture du prince passa sur le colback du commandant de l’escorte, qui pourtant ne fut point blessé. Étourdi par la chute qu’il venait de faire, et peut-être aussi par le danger qu’il avait couru, Ernest se releva fort en colère, et se mit à déblatérer contre les Bourbons les injures les plus grossières :

« Faudra-t-il donc, s’écria-t-il, qu’un officier trouve la mort sous les roues d’une voiture de parade ? Ces gredins-là ne sont donc pas satisfaits de toutes les humiliations qu’ils nous font éprouver ? Doit-on encore être traîné dans la boue par eux ?… »

Ces exclamations furibondes eussent duré plus longtemps sans doute, si quelques personnes sages ne l’eussent averti avec douceur de son imprudence. Il se remit peu à peu, remonta à cheval, et regagna les Tuileries ventre à terre.

Sa sœur, Mlle  Stéphanie des Touches, était une femme superbe, d’une fraîcheur, d’une carnation qui laissaient les plus belles bien en arrière ; sa taille était magnifique, mais tout l’ensemble de cette splendide personne était très imposant, trop imposant peut-être. Si elle sortait, soit pour une course dans la ville, soit pour une promenade, elle marchait sans contrainte, sans embarras, ne se souciant pas des regards qu’elle attirait, comme enveloppée de sa dignité, de sa grâce austère.

En général, on est peu d’accord sur la beauté ; le plus grand nombre la fait consister dans certaines proportions, et dans une régularité convenue ; d’autres reconnaissent seulement la beauté à l’influence qu’elle exerce et à l’impression qu’ils en reçoivent. Je crois que ceux-ci sont dans le vrai. Entre la beauté qui se prouve, et la beauté qui plaît, qui charme, qui séduit, le choix ne saurait être ni bien long ni bien douteux.

Mlle  des Touches avait aux yeux de tous la première de ces beautés ; elle était en outre d’une raison supérieure, exceptionnelle, et on pouvait à toute heure et sur toute chose venir la consulter comme une mère.

Il était certes bien dangereux pour trois jeunes gens dans toute la fougue de l’âge de se trouver deux fois par jour avec une jeune personne si pleine de qualités et d’attraits. Pourtant, de mon côté, bien que je me sentisse par un doux penchant porté vers cette digne jeune fille, ce n’était pas de l’amour que j’éprouvais près d’elle, je ne pouvais m’abuser sur ce sentiment, car je ne ressentais ni agitation, ni jalousie, ni cette préoccupation passionnée, incessante, qui remplit le cerveau et le cœur ; je ne pensais pas non plus à l’aimer autrement, je ne savais pas en vérité si elle était un camarade, un ami, une sœur ou autre chose pour moi. Je savais seulement que j’étais heureux près d’elle, cela me suffisait.

Je ne m’étais pas bien rendu compte de la manière dont je l’aimais ; si c’était de l’intimité pure, de l’amitié, de l’amour, de l’habitude, ou de tous ces sentiments réunis que se composait mon affection pour elle. Elle était admirable de candeur et de pureté. Quand je sortais du salon le soir, je la quittais aussi tranquille que lorsque j’y étais arrivé ; puis je regagnais ma chambre solitaire, où je dormais paisiblement, sous le même toit qu’elle, sans qu’une pensée, sans qu’un rêve d’amour, de ce côté du moins, vint embellir ou troubler mon sommeil ; et, à ce sujet, je ferai remarquer que quand ce petit dieu, auquel on est convenu de donner l’épithète de malin, vous a une fois percé le cœur de sa flèche acérée, c’est surtout la nuit que sa blessure vous fait souffrir. Pourquoi ? Parce que les grands sentiments et les grandes pensées ne peuvent pas vivre le jour. Le jour rempli par le soleil, par les bruits de la foule, est étroit, plein de distractions forcées. L’horizon se borne, les espaces se définissent, la lumière dépoétise tout ; la nuit seule est grande, profonde, immense, comme les rêves, comme les désirs.

Il suit de ces réflexions que je n’étais pas amoureux de Mlle  des Touches ; je le croyais du moins. Ce calme de mes sentiments, qu’après trente ans je ne saurais comment qualifier, aurait duré pour moi des années peut-être, sans une circonstance toute naturelle, mais que pourtant je n’avais pas prévue et qui, en brisant la chaîne mystérieuse de cette intimité, rompit tout à coup le charme. Ce fut l’annonce du mariage de Mlle Stéphanie avec le comte Armand d’Houdetot, lieutenant-colonel au 4e régiment d’infanterie de la garde royale[6].

M. des Touches vint lui-même m’en faire part ; il était six heures du matin, et j’étais encore au lit. Après cette courte communication, mon préfet disparut, comme s’il venait de commettre une mauvaise action. Surpris et brisé, je me levai sur mon séant, je n’entendis plus qu’un bourdonnement confus, et je sentis bien à ce trouble, à ce bouleversement subit de mes sens, au découragement qui s’empara de moi pendant tout le reste de la journée, que j’étais bien près d’aimer d’amour, si la chose n’était déjà faite.

Dès ce moment, j’allai beaucoup dans le monde, je travaillai avec plus d’ardeur que jamais, et je fis seul chaque jour de longues et fatigantes promenades, cherchant ainsi à me débarrasser d’une pensée importune, qui s’obstinait à tenir garnison dans mon cerveau et dans mon cœur et qu’il fallait en chasser à tout prix.

Enfin, le mariage eut lieu, et, dès ce jour, je ne m’occupai plus de Mme  d’Houdetot que comme d’une femme parfaite, mais qui n’entrait plus dans ma vie comme une nécessité.

J’ai lu dans maint et maint roman que, dans les positions analogues à celle où je me trouvais, le sentiment qui s’en va se borne rarement à disparaître ; que ces retours ne se font pas sans un élan de passion qui vous jette dans une extrémité contraire et qu’ordinairement, après s’être haï ou aimé, la pure et simple indifférence n’est guère possible. Eh bien ! c’est précisément ce qui m’arriva.

Je ne retombai pas dans mon affection première. Mme  d’Houdetot ne fut plus pour moi Mlle  Stéphanie des Touches, et, dès que ce parfum, cette virginité, ce prestige de la jeune fille eurent disparu dans les plis étoffés et dans les flots de dentelle de sa robe de mariée, toutes mes tendresses, toutes mes illusions si douces s’envolèrent pour ne plus revenir. Il est vrai de dire que je ne lui avais jamais dit un mot de ma tendre affection pour elle, et que si cette affection s’est parfois trahie, ce sont mes yeux seuls, et toujours à mon insu, qui la lui auront révélée.

Le jour de la célébration de ce mariage, Alexandre de Fleury et moi, qui étions de toute nécessité les pivots sur lesquels devaient rouler les détails de la fête, nous partîmes pour Paris dès le matin, chacun par une voiture différente, et sans nous être donné le mot. Pour mon compte, je craignais que quelques larmes involontaires ne vinssent trahir mon émotion pendant la cérémonie, soit à la mairie, soit à l’église, et je pris le parti le plus sage, le plus prudent, celui de la fuite. Alexandre avait-il eu la même pensée, la même crainte que moi ? Je l’ai toujours ignoré. Ce qu’il y a de certain, c’est que nous n’avons jamais parlé de cette circonstance bizarre, ni dans le temps ni depuis, et pourtant nous nous sommes revus à plusieurs reprises, à bien des années de là.

On doit toujours prendre garde, dans les familles, de mettre des jeunes personnes en rapports habituels avec des jeunes gens. Ainsi, voir plusieurs fois par jour Mlle  Stéphanie des Touches, soit à table, soit au salon, aurait fini peut-être par nous impressionner tous les trois, et il pouvait arriver, ce qui n’est pas rare, que l’un de nous produisît sur le cœur de Mlle  Stéphanie le même effet qu’elle avait produit sur le nôtre.

Il n’y avait certes pas ici de danger de scandale ; d’une part, le caractère froid, réservé et pieux de Mlle  des Touches, et de l’autre le respect que nous avions pour elle et pour son père, étaient une garantie certaine contre tout danger ; mais il pouvait en résulter une affection profonde, et peut-être un mariage inattendu.

Le mariage, pour la fille de mon préfet, ressemblait à une énigme dans laquelle elle ne voyait qu’une pieuse cérémonie d’église et une utile adoption. Le lendemain de la noce, le bruit courut parmi les gens de la maison et les serviteurs que Mlle  Stéphanie s’était jetée hors du lit à l’approche de son époux, qu’elle s’était agenouillée, le suppliant de ne lui porter aucune atteinte, et que le mari, inquiet, troublé, effrayé même de son exaltation fébrile, avait passé la nuit sur un fauteuil en vaines prières.

Puisque nous en sommes aux révélations intimes, il y en a une assez importante qui doit ici trouver sa place. La première grossesse de Mme  d’Houdetot fut parfaite et tout annonçait que son enfant viendrait à merveille, mais point ; elle accoucha d’un gros garçon bien conformé, mais mort dans le sein de sa mère trois ou quatre jours avant sa naissance. Consultation des plus habiles médecins de Paris, qui tous sont d’accord sur le fait principal, à savoir la mort de l’enfant, mais qui décident, quant à la cause de l’événement, qu’ils n’y comprennent rien ; que cependant leur avis unanime est qu’à sa première grossesse Mme  d’Houdetot fasse le moins de mouvements possible, et qu’elle en passe toute la durée sur une chaise longue ou dans son lit.

Les prescriptions furent, on le pense bien, religieusement suivies, et comme la première fois, aucun malaise, aucune indisposition sérieuse, aucun fait particulier ne vinrent troubler la quiétude pleine d’espérance des époux ; mais au bout de ses neuf mois de repos absolu, la pauvre mère mit au monde un enfant mort dans les mêmes conditions que le premier. Consultation nouvelle des plus habiles accoucheurs qui dirent que « puisque le repos n’a pas amené les résultats qu’on en attendait, ils pensaient que Mme  d’Houdetot devait faire, pour sa troisième grossesse, le contraire de ce qu’elle avait fait pour la seconde, qu’elle prît beaucoup d’exercice, qu’elle fit de fréquentes promenades, des parties de mer à Trouville, etc… » On se remua, on s’agita dans tous les sens, et malgré cette vie active, on accoucha pour la troisième fois d’un enfant mort, mais toujours bien constitué.

Le désespoir était dans le cœur du mari et de la femme, et une vive douleur se laissait apercevoir chez M. des Touches, qui craignait que ces déplorables événements, si obstinément renouvelés, ne provinssent de quelques mauvaises dispositions, ou de quelque vice secret chez son gendre ou sa fille. Il n’y avait rien de tout cela. Enfin on appela M. le docteur Chaussier, vieillard savant, habile praticien, qu’on n’avait pu avoir jusqu’à présent, par des raisons qui échappent à ma mémoire.

J’entends encore ce médecin d’élite, dont la conversation sur les matières de son art était pleine de piquant et d’attrait, je l’entends encore dire à M. des Touches : « Monsieur le préfet, il y a des secrets de nature que la science ne pénètre jamais. Le triple fait si inquiétant qui vient de se passer à chacune des couches de Mme  d’Houdetot est de ce nombre ; il est pour moi, inexplicable, et notre art ne peut rien ici. Seulement, j’engage Mme  votre fille à faire, pendant sa quatrième grossesse, tout ce qui lui passera par la tête, comme une femme de la campagne, sans toutefois commettre d’imprudences, et de recommander le reste à Dieu. »

Mme  d’Houdetot le fit et fit bien, son quatrième enfant entra cette fois dans la vie en poussant de hauts cris, mais on craignit tant pour les jours d’un héritier si péniblement obtenu, qu’on l’a élevé, m’a-t-on dit, avec trop de précaution, des soins trop minutieux, et qu’on lui a fait une santé délicate d’un tempérament robuste qu’il aurait dû avoir. Par une singularité et une coïncidence des plus bizarres, cet enfant, aujourd’hui jeune homme de vingt-cinq à vingt-six ans, porte le même prénom que mon fils, il s’appelle Gaston, et a le même âge que lui.

J’ai perdu de vue toute cette famille depuis longtemps, mais surtout depuis 1826, époque de la mort de M. des Touches. Mme  d’Houdetot a succombé, il y a quelques années, à une courte maladie, et ce n’est pas sans douleur que j’ai appris la mort de cette excellente femme.

Séparateur

  1. Linois (Charles-Alexandre-Léon, comte Durand de), 1761-1848. D’abord lieutenant de frégate auxiliaire, il devint enseigne de vaisseau en 1781, lieutenant en 1789, et capitaine en 1796. Après l’expédition d’Irlande, le Premier Consul le nomma, le 5 pluviôse an VII, au grade de contre-amiral. Le 6 juillet 1801, il se couvrit de gloire dans la rade d’Algésiras, en écrasant, avec trois vaisseaux et une frégate, une flotte anglaise composée de six vaisseaux. Cet exploit lui valut un sabre d’honneur. Pendant plusieurs années, il commanda le Marengo avec lequel il devint l’effroi de l’ennemi. C’est sur ce navire et accompagné de la Belle-Poule, que le 22 ventôse an XIV, après un combat acharné contre sept vaisseaux de ligne anglais et plusieurs frégates, il fut blessé et fait prisonnier. Retraité en 1816, Charles X le nomma ensuite vice-amiral honoraire, et Louis-Philippe le fit grand officier de la Légion d’honneur.
  2. Lyautey de Colombe (C.-E.-F.), garde du corps de Monsieur, le 7 mai 1819.
  3. Le duc ne sortait-il pas de chez Virginie Oreille ? Elle habitait alors 8, rue de Valois. 1
    13 janvier 1815. On raconte que S. A. R. Mgrr le duc de Berry est souvent en courses nocturnes, que dans les voitures de place qu’il emploie alors, il oublie souvent ses cordons, sa redingote, etc. (Rapports de la Sûreté générale. Archives nationales. — Cités par M. Nauroy, dans le Curieux.)
  4. « Son visage portait son nom ; son front était éclairé, ses yeux limpides, son nez aquilin, sa bouche ouverte. L’ovale grec de ses traits rappelait la beauté de son grand-père dans sa jeunesse, mais son expression n’en avait ni la légèreté, ni l’audace, ni la vanité. On sentait qu’une révolution sérieuse et triste avait passé sur cette splendeur naturelle de race et y avait empreint la réflexion, la maturité, la vertu des longues adversités. Le caractère dominant de sa figure comme de son âme était la modestie. C’était un homme qu’il fallait toujours convaincre de sa propre suffisance, et à qui on ne pouvait faire accepter un honneur qu’en lui démontrant que c’était « un devoir. » (Lamartine, Histoire de la Restauration, tome V.)
  5. Sœur du duc Decazes, et mariée en 1806 à un propriétaire de Libourne, M. Princeteau, qui l’abandonna malgré son charme et son esprit. Elle se réfugia près de son frère et fut par lui présentée à Louis XVIII : « Le roi, dit Chateaubriand dans ses Souvenirs d’outre-tombe, s’en était amouraché en perspective », mais sa faveur dura peu.
  6. D’Houdetot (Armand, comte), né le 9 avril 1787. Enrôlé volontaire à la 66e demi-brigade d’infanterie en 1803, il devint capitaine, aide de camp du général Lagrange, colonel du IIe régiment d’infanterie de ligne en 1821, et démissionna en 1830. Il avait fait campagne aux colonies jusqu’en 1809, puis avec la Grande Armée. Il était petit-neveu de la célèbre Mme d’Houdetot, l’amie de Jean-Jacques.