Âme blanche/03

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La Renaissance du livre (p. 25-31).

III


Chez les Veydt, les dames de la famille mangeaient dans la cuisine avec la domestique, selon l’ancienne coutume flamande. Mon grand-père prenait ses repas seul, dans une petite salle attenante à son cabinet de travail, à d’autres heures… ; et les mets délicats qu’on lui servait n’avaient aucun rapport avec ceux dont les femmes de la maison devaient se contenter.

On accédait à cette cuisine souterraine par un escalier de pierre taillé dans la muraille et qui sentait le moisi. Dès le seuil, je distinguai, éclairés pauvrement par une lampe à godets : le dallage en carreaux rouges semé de sable blanc ; les dressoirs chargés de poteries à fleurages ; les casseroles en cuivre accrochées au long des murailles. Dans le tiroir de la cuisinière, de grosses cendres tombaient une à une, flamboyantes, et le balancier de l’horloge, allant d’un mouvement régulier, avait l’éclat de l’or neuf.

Ma grand’mère, une petite femme maigre, active, pétulante, vêtue d’un deuil râpé, avec, sur ses grêles épaules, la pèlerine à effilé de soie des bourgeoises de la Flandre et, à son côté, suspendu à une chaîne de métal, un trousseau de clefs clinquantes, nous attendait, debout devant la table où quatre couverts s’espaçaient sur une nappe en toile-cirée. Comme j’entrais, elle s’était écriée :

— Ah ! c’est la petite.

Sans me souhaiter autrement la bienvenue, mais, s’empressa autour de Wantje, la servante, qui venait de desservir le dîner du docteur, et qui en rapportait d’en haut les reliefs, sur un plateau paré d’une fine serviette : M. Veydt, très soigneux de sa santé, ne soupait point, mais prenait son dernier repas deux heures avant celui de ces dames.

— Comment Monsieur a-t-il trouvé son poulet de grain ? — Le consommé lui a-t-il paru meilleur aujourd’hui ?… — Et la compote, n’était-elle pas un peu amère ?… — Il s’en est plaint ?… — Je m’en doutais ; vous auriez dû y ajouter du sucre, fit la vieille dame, tout d’une haleine, en s’assurant, avec une satisfaction visible, que « Monsieur » avait bu jusqu’à la dernière goutte sa bouteille de Chambertin, en ne laissant guère, dans les plats, que la carcasse décharnée de sa volaille.

Et, avant de se mettre elle-même à table, elle ouvrit, à l’aide d’une des clefs de son trousseau, une boîte en fer blanc cadenassée, prise dans une armoire, et d’où elle eut bientôt extrait une mesure de café en grains, moulus immédiatement par Wantje. J’assistai à la confection lente et minutieuse du « moka » du docteur, — lequel se faisait tellement fort que les femmes prenaient pour elles les brassins successifs de cette infusion-là et ne buvaient jamais d’autre café. De même, elles se nourrissaient toute la semaine du bœuf qui avait fourni le bouillon de M. Veydt.

Lorsque Wantje fut encore une fois redescendue, mais, sans son plateau, qu’elle laissait, avec la tasse de fine porcelaine, le sucrier, la cafetière et les flacons de liqueurs, à la disposition de son maître, la vieille dame l’interrogea de nouveau et sut d’elle que le docteur, ayant séance à la Société de Moralité publique, sortirait vers huit heures.

Notre souper commençait. Il était frugal : une salade de concombres et des pommes de terre en robe de chambre en constituaient tout le menu.

On m’avait placée entre ma tante et ma grand’mère qui dit le Bénédicité ; la servante occupait seule le haut bout de la table. Nous avions des serviettes en canevas bleu, à carreaux : on se servait de couverts en étain, pour épargner l’argenterie dont, seul dans la maison, le docteur usait. Et je me rappelle que ce repas, pris dans une cuisine, ce linge grossier, ces fourchettes d’étain posées sur une nappe en toile cirée froissèrent singulièrement mes goûts d’enfant heureuse, élevée par une femme délicate et élégante, dans les plus subtils raffinements du luxe moderne.

Je n’avais jamais pu souffrir les concombres et je trouvais bien secs le pain rassis, les pommes de terre rôties au four et qu’on assaisonnait seulement d’un peu de sel. Les chaises de la cuisine étaient trop basses pour moi : assise sur l’une d’elles, ma tête seule dépassait la table, et toutes ces circonstances fâcheuses contribuèrent à rendre plus mauvaise encore l’impression que m’avait produite, de prime abord, la maison de mes grands-parents.

Quand elles eurent fini de manger, les trois femmes se signèrent ; Wantje enleva prestement les assiettes sales qu’elle porta dans le lavoir ; la toile cirée fut nettoyée à l’aide d’une éponge, les miettes de pain, soigneusement blayées du carreau ; puis, ces dames s’installèrent avec leur ouvrage devant la table, le plus près possible de la lampe alimentée d’huile à nouveau : ma tante Josine tricotait de fines chaussettes de laine pour le docteur ; ma grand’mère ourlait pour lui des essuie-mains et la vieille Wantje, qui avait conservé des yeux excellents, vint bientôt les rejoindre avec son tambour et ses bobines : elle faisait de la dentelle, ce à quoi je m’intéressai d’abord vivement, malgré l’air rébarbatif de la servante ; celle-ci était de ces personnes de haute stature, restées droites en dépit des années et dont les cheveux, très noirs, couronnant un front ridé, semblent teints tellement la nuance solide, puissante, uniforme en est peu en rapport avec leur âge.

— Vous allez rester là, à ne rien faire ? me demanda la terrible fille.

Elle m’avait posé cette demande en flamand : depuis quarante ans qu’elle était chez les Veydt, jamais Wantje n’avait consenti à dire un seul mot en français, bien qu’elle connût parfaitement cette langue.

Ma tante Josine se chargea de répondre pour moi, expliquant que j’étais bien jeune, que, probablement, on ne m’avait appris aucun ouvrage manuel.

Et ce on hostile, méprisant, inflexible me sonna aux oreilles comme un reproche à quelqu’un de bien malheureux, que j’aimais de toute mon âme et dont on m’avait séparée le matin même.

— Si, si, certainement, répondis-je aussitôt, coupant la parole à ma tante, je sais faire quelque chose, quelque chose qu’on m’a appris : je sais enfiler des perles !

Les trois femmes échangèrent un regard de pitié ; toutes ensemble elles avaient haussé les épaules, et elles ne s’occupèrent plus de moi.

Longtemps, longtemps, j’entendis le bruit des aiguilles de ma tante Josine, se heurtant les unes aux autres, et celui des bobines de Wantje, constamment remuantes, tandis que la silhouette de Mme Veydt se détachait fort précise sous la lumière pâle de la lampe dont elle se trouvait la plus rapprochée. Au dehors, la pluie tombait à torrents, dépavant la rue Marcq, jetée comme par une main furieuse du haut du ciel jusque contre les fenêtres basses de notre cuisine ; et, par moments, un pas sonore, un lointain roulement de voiture coupaient la monotonie de ce bruit d’averse violent, interminable. On avait laissé le feu s’éteindre, par précaution économique, dès que le café du docteur avait été servi. Et le froid, un froid humide, un froid pénétrant envahissait cette cuisine souterraine et dallée, où j’avais conscience de tenir moins de place, d’être plus étrangère, plus indifférente à tous, plus oubliée que la pauvre petite mouche, survivant aux beaux jours, qui dansait toute seule au plafond, dans le cercle lumineux de la lampe.

Je crois bien que je dormais aux trois quarts lorsque ma tante Josine me prit par la main pour me mener coucher. Dans le vestibule nous croisâmes le docteur qui s’en allait à sa société de Moralité publique, solennel et patriarcal, ses longs cheveux blancs étalés sur le col d’une superbe et chaude pelisse. Sa fille, pleine de sollicitude, lui proposa de faire chercher une vigilante par Wantje et, sur la réponse négative du vieillard, elle ajouta qu’il avait tort, que la pluie ne paraissait pas devoir finir de sitôt, qu’il serait mouillé.

— Ma chère, j’ai un parapluie ! fit-il.

Et il conclut, de l’air de quelqu’un qui ne songerait à rien de moins qu’à sauver sa patrie par quelque action d’éclat :

— J’irai bien à pied, pour cette fois.

Elle l’enveloppa d’un regard d’admiration, émue de ce grand courage, et nous continuâmes de nous diriger vers la chambre à coucher de Mlle Veydt pendant que mon grand-père, en partant, tirait derrière lui la porte de la rue.

Aussitôt qu’on m’eût mise au lit, mon gros sommeil disparut pour faire place à une lucidité grâce à laquelle le souvenir de ma misère me revint, poignant et affreux : un à un, les événements de la journée reparurent à mes yeux, avec une clairvoyance singulière et je sentis que j’avais souffert en ces quelques heures plus qu’en toute ma vie. Pourtant, je ne me laissai aller à pleurer que quand ma tante Josine, me croyant endormie, eut quitté la pièce. Alors, serrant ma poupée dans mes bras, je sanglotai, : répétant :

— Oh ! Zoone, si vous saviez, si vous pouviez savoir comme je suis malheureuse !