Âme blanche/04

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La Renaissance du livre (p. 32-54).

IV


Après cela, les jours durent se suivre, tout pareils, dans la maison de mes grands-parents, si j’en juge par ce qu’il en était des années plus tard, alors que, parvenue à l’âge de raison, je me rendais mieux compte de ce qui se passait autour de moi.

Quant aux premiers temps de mon arrivée rue Marcq, je me rappelle seulement d’une manière très positive le soir de mon installation : pour celui-là, les péripéties en sont gravées à jamais dans ma mémoire et je suis bien sûre de ne pas m’être trompée sur le plus petit détail en les racontant.

Ce qui arriva dans la suite, immédiatement après, je ne saurais le dire ; même, le lendemain demeure pour moi obscur, muet, inconnu. Il y a ainsi des solutions de continuité dans les souvenirs de la première enfance. C’est comme pour ces très anciennes tapisseries, religieusement conservées par les amateurs et où des parties entières sont demeurées intactes, de coloris aussi frais, de travail aussi serré qu’il y a cinq siècles, tandis que la tête, ou les bras, ou quelque autre morceau essentiel des figures manquent.

De même que j’ai une idée nette de certaines personnes, de certaines choses datant d’une très lointaine époque de ma vie, sans pouvoir en retrouver d’autres, plus proches de moi, de même, je n’ai rien oublié de ma première journée chez mes grands-parents, tandis que bien des jours qui suivirent se sont envolés, ne laissant aucune trace dans le miroir de mes impressions d’alors.

Mon acclimatation parmi ces vieilles gens fut, sans doute, difficile ; j’eus, certainement, beaucoup de peine à me faire à une existence si différente de ce qu’avait été la mienne dans notre joyeux logis de la place du Béguinage…, mais j’étais bien jeune… ; les habitudes ne sont pas tellement enracinées chez une fillette de quatre ans, qu’on ne puisse en avoir raison avec de la persévérance. Il en est autrement des dispositions morales, et j’étais affectueuse, de sensibilité excessive, d’âme tendre. Aussi, ce dont je me souviens bien, c’est, d’avoir souffert cruellement d’une grande détresse, d’une douleur infinie et vague qui me faisait éclater en sanglots et porter instinctivement la main à mon cœur, comme pour prévenir le mal qu’on allait me faire, quand quelqu’un des Veydt prononçait devant moi le nom de ma mère.

La souffrance se précisait alors et je comprenais que ce qui me faisait pleurer, c’était d’être séparée d’elle. Je lui gardais un souvenir ému et exalté, une passion rendue plus vive, plus profonde, plus ardente encore par l’hostilité sourde que ces gens manifestaient contre elle.

Avec le temps, Mlle Veydt finit par me marquer une espèce d’attachement et de la bonté ; même, je ne serais pas éloignée de croire qu’il entrât un peu de jalousie du grand amour que je montrais pour ma mère dans l’obstination que mettait la vieille fille à ne jamais m’en parler. On m’élevait dans l’idolâtrie de mon aïeul, dans le respect et l’admiration de mon père mort… ; de ma mère, il était bien rarement question ou si l’on s’en occupait, par exception, c’était avec acrimonie, pour lui infliger quelque blâme au sujet de telle ou telle très ancienne infraction aux goûts de ma famille paternelle. On supprima de mon éducation toute la poésie et toute la grâce qu’elle y avait mises ; les choses qu’on m’enseigna furent du domaine des choses utiles et non agréables : à huit ans, je savais parfaitement tricoter un bas ; mais on m’avait laissé oublier les éléments de musique que Mme Veydt jeune — cette musicienne exquise — s’était plu à m’inculquer quand j’étais toute petite. Même, les jolies toilettes, les ajustements coquets dont elle avait naguère composé ma garde-robe, avaient été bientôt mis au rancart. pour faire place à des costumes austères, roides, laids comme ces vêtements confectionnés à la grosse, dans les prisons, à l’usage des jeunes détenus. Et le premier mouvement d’autorité qu’on eût voulu exercer sur moi, dans la maison, avait été de me couper les cheveux. Mais je fis une héroïque résistance et comme ma grand’mère, que ces longs cheveux frisés ennuyaient beaucoup le matin, à l’heure du démêlage, levait déjà ses ciseaux pour les supprimer :

— N’y touchez pas ! m’écriais-je avec une véhémence qui arrêta net son geste.

J’eus le malheur d’ajouter :

— Maman les aime.

— Je le sais bien ; c’est encore une idée à elle, ça…, ces longs cheveux flottants qui vous donnent l’air d’une pas grand’chose.

— Papa les aimait ! dis-je encore, si émue que ma voix en était toute tremblante.

— C’est vrai, Jules les aimait, appuya Mlle Josine, présente à la scène.

Et l’effet fut magique ; on respecta ma chevelure. Mais une science précoce venait d’assombrir à jamais ma jeune intelligence : j’avais mesuré toute l’antipathie éprouvée contre ma mère par ceux qui m’élevaient.

Chaque trimestre, quand il s’agissait de payer sa pension, il y avait rue Marcq — et bien que l’argent de cette dépense fût bien à elle, la pauvre femme ! — il y avait contre l’absente comme un courant de haine plus implacable. Le docteur était spécialement chargé de ce soin, mais diverses entreprises, philanthropiques et autres, vidaient toujours sa bourse au moment de l’échéance à laquelle sa femme se voyait, alors, contrainte de faire face à l’aide des ressources du ménage. Elle éprouvait de cela une violente contrariété et au lieu de s’en prendre au vrai coupable, rendait sa bru responsable de son ennui :

— C’est encore une fois le terme pour Evangèline ! grondait la vieille dame.

Et je frissonnais, sentant passer, dans cette phrase, comme une accusation à la chère innocente de vivre trop longtemps, de les obliger trop souvent à « payer le terme ».

— Eh ! ce n’est pas sa faute, rectifiait aussitôt ma tante Josine qui, bien qu’elle détestât sa belle-sœur plus que personne dans la maison, avait cependant un fonds de justice, une loyauté native qui l’empêchaient de laisser dire ces énormités devant elle sans révolte.

Pourtant, lorsque les jouets que je devais à la tendresse de maman furent brisés ou, devenus trop enfantins pour mon âge et qu’on ne les remplaça point, elle n’eut pas une parole de protestation : son système éducateur ne comportait aucune futilité et quand elle me faisait, par hasard, un cadeau, c’était un cadeau d’argent, placé aussitôt, par elle-même, dans ma tirelire, avec d’autres dons semblables : récompenses pour de petits services que je commençais à rendre dans la maison, étrennes en numéraire du docteur ou de mon oncle Lorentz, que j’avais une sorte de fausse honte à accepter et que je ne reçus jamais sans rougir, car je trouvais ce genre de cadeaux humiliant ; ma tante les trouvait pratiques, et mon grand-père s’occupait à faire fructifier mon petit avoir : le jour de l’an et les jours de fête passés, il vidait ma tirelire, en empochait le contenu et sortait, en disant :

— Je vais travailler au bien de cette petite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La rue où nous habitions était écartée, peu passante ; elle est restée la même, avec ses maisons décrépites mais, toujours, fraîchement repeintes et si bien serrées l’une contre l’autre, dans leur pose lasse et branlante, qu’on dirait un bataillon d’invalides en pimpant uniforme, se soutenant mutuellement pour ne pas tomber. Les toits rouges rient à l’éblouissement des rayons ; la chaleur fait épanouir une flore bizarre sur la crête des murs et dans le plâtras des auvents. L’hiver y met des luisants de métal des paquets de neige… Combien de fois, je me suis amusée à regarder les façades qui nous faisaient vis-à-vis ! Partout, même ordre figé, insupportable, même propreté glaciale, même silence écrasant. A travers les vitrages limpides des rez-de-chaussée, j’aperçois des contours de meubles anciens, d’une conservation merveilleuse ; toutes les poignées de sonnettes scintillent comme des bijoux d’or, tous les décrottoirs ont l’air de lames d’acier tranchantes mises de distance en distance, à seule fin d’amputer dextrement les pieds boueux assez téméraires pour oser s’y frotter. Une âcre senteur de naphte, de poissons secs et de goudron, vient de l’Entrepôt qui est tout proche, mêlée au balsamique parfum des bois du Nord, remisés dans les magasins des quais. Le grand brouhaha du centre commerçant n’arrive ici que très atténué, fondu dans le recueillement de l’environ. Les étroits pavés de la rue courent, à la file, réguliers, tout blancs, polis et comme usés par les siècles ; la mousse fend les dalles plates des trottoirs, au long desquels des moineaux se promènent gravement, sans ombre de méfiance, tandis que des fillettes jouent aux osselets sur les seuils et que de très vieilles dames, ayant apporté des chaises devant les maisons, tricotent en jacassant éperdument.

C’est la monotonie et la paix d’un chef-lieu de province où l’on voisine.

Et, particulièrement, dans cette rue provinciale, la demeure de mes grands-parents était une demeure de province. M. Veydt, partisan des doctrines de Kock, y faisait répandre de l’acide phénique à profusion, par craintes des microbes ; ce désinfectant a une odeur inhospitalière, rébarbative, qui se communiquait à notre intérieur en s’y exagérant. Tout y était réglé avec la dernière minutie, depuis la somme des dépenses quotidiennes jusqu’aux menus des repas, jusqu’à la date invariable de la lessive annuelle, de la cueillette des fruits du jardin et de leur rangement au fruitier. Et, dans cette belle ordonnance, jamais rien d’imprévu, jamais ni expansion ni effusion. Les trois femmes actives, renfrognées, muettes, constamment occupées du bien-être du docteur, me font l’effet, aujourd’hui que j’en juge à distance, de ces abeilles ouvrières, vivant seulement pour faire vivre leur reine. La maison, propre et rangée, divisée en chambres régulières comme des cellules, administrée avec méthode, ressemblait à une vaste ruche que n’eût égayée aucun bourdonnement. On y travaillait en silence, on y faisait provision de butin pour assurer à M. Veydt la vie douillette qu’il menait au dedans ; la vie peut-être fastueuse qu’il menait au dehors. En vérité, nous ne savions pas bien à quoi il employait son temps quand il nous quittait, et il était trop avéré que ses dépenses personnelles étaient très fortes. Les journaux, parfois, nous renseignaient : on l’y citait comme président de tel Cercle de Tempérance, en guerre ouverte contre l’alcoolisme ; comme membre honoraire de telle association pour secourir les Pauvres Honteux, dont on s’émerveillait qu’il soignât les affiliés gratis. Pendant une période, il fut énormément question d’un hospice pour les enfants rachitiques, qu’il s’occupait à installer à Buyde, une petite localité du littoral flamand renommée pour sa jolie situation dans les dunes, et où le roi s’était fait construire un chalet de plaisance : une vieille veuve, des clientes de mon grand-père, la baronne van Dael, qui avait perdu son unique enfant d’une maladie de la moëlle épinière, avait légué à M. Veydt une somme importante pour cette œuvre philanthropique et il accomplissait souvent le voyage de Buyde, afin de surveiller la bonne administration de l’hospice. Cette affaire, à ce qu’il prétendait, lui avait coûté gros, malgré le legs de la baronne !

C’était un bourreau d’argent, et il avait épousé ma grand’mère sans autre amour que celui de la fortune qu’elle possédait : au moment de leur mariage, elle était considérée dans le pays de Moorzeele, sur la Lys, comme la plus riche héritière du Courtraisis. Vite, il l’avait décidée à un établissement dans la capitale où il avait, naguère, fait ses études et où il eut tous les succès que, sans doute, il avait attendus de sa jolie figure et se sa belle prestance. Le choix du logis et son aménagement avaient été laissés à Mme Veydt qui les voulut très provinciaux et il y souscrivit. De se faire une clientèle, il n’en avait cure, mais épuisa la dot de sa femme en peu de temps. Elle l’adorait et ne se plaignit pas.

Même, pour le garder, pour le retenir et lui plaire en quelque point, elle flatta son vice de gourmandise et de paresse. C’est ainsi que mon père et ses sœurs avaient été élevés dans le respect, dans la vénération d’un chef de famille qu’ils ne voyaient guère, qui se levait à midi, dînait seul, passait ses soirées dehors et, souvent ne rentrait qu’à l’aube.

Eux avaient eu la rude existence des petits vivant dans un ménage besogneux : l’entretien matériel et les charités du docteur coûtaient tellement cher que c’est à peine si, en se privant et privant ses enfants de tout, en les habillant comme des pauvres et les nourrissant chichement, Mme Veydt parvenait à nouer les deux bouts. Sa fortune, puis les héritages qu’elle fit par la suite, fondaient aux mains de ce gros mangeur d’argent, comme la neige au soleil, et elle pardonnait cette gloutonnerie ; elle restait avec son mari d’une générosité que je nommerai héroïque, car son instinct était tout le contraire.

Mes plus anciens souvenirs me la montrent froide, têtue, avare et sévère, d’aplomb dans sa respectabilité de sage personne attachée à son devoir. Aucune créature ne poussa plus loin qu’elle la passion de la propreté, la haine de la poussière : elle fourbissait elle-même les boutons de cuivre des portes et des fenêtres et tenait closes, tout l’été, les persiennes de son salon, par effroi du soleil qui aurait pu dégrader la couleur des papiers de tentures. Aux repas, elle avait toujours les yeux fixés sur ma main, sur mon verre, sur mon assiette ; on aurait dit qu’elle souffrait de me voir boire ou manger. J’éprouvais de cette continuelle surveillance une grande gêne qui m’ôtait l’appétit. Mme Veydt n’admettait point que je fisse des taches à ma serviette et m’en réprimandait vertement quand ce malheur arrivait, mais une tache sur la nappe, les dimanches, quand la toile cirée de la cuisine se trouvait remplacée par du beau linge damassé, provoquait son courroux :

Les jours de vrugge marckt [1] la voyaient levée avant l’aurore, dans la préoccupation d’acheter quelques centimes moins cher les légumes de la semaine ; et elle était sans confiance dans les préceptes nouveaux ou les recettes hasardeuses : c’est ce qui lui fit s’obstiner à l’usage de l’huile de colza, pour l’éclairage, longtemps après le règne du pétrole et l’avènement du gaz ; de même, on cousait et on tricotait à la main, chez nous, malgré le triomphe des machines à coudre et à tricoter, mais elle eut fait une lieue à pied sous la pluie, le vent, la neige ou le plus accablant soleil, pour procurer au docteur tel aliment compliqué qu’il désirait et qui allait coûter un prix fou, tel appareil perfectionné pour la confection de son café ou l’ébullition de ses asperges en branches.

Mon grand-père, en son intérieur, avait l’importance d’une idole hindoue dans son temple, puissante, superbe, redoutée, que les plus précieux encens doivent trouver sans surprise, Sa famille, et jusqu’à la servante, Wantje, parlaient de ses mérites avec ferveur :

— Votre père travaille…, avait coutume de dire Mme Veydt à ses enfants quand ils étaient tout jeunes, — et que celui-ci fût, d’ailleurs, au lit, au cercle ou à la promenade.

C’était sa manière de le défendre contre toute mauvaise imputation ; il écrivait, selon elle, un ouvrage très érudit sur les maladies nerveuses, qui nécessitait des recherches considérables, un labeur de bénédictin, qui obligeait M. Veydt, chaque soir, l’heure de la consultation et des visites passée, à s’exténuer à la Bibliothèque royale sur de vieux textes mystérieux.

Et mon père et mes tantes s’étaient habitués à admirer profondément ce grand homme si occupé, dont l’œuvre géniale couvrirait de gloire leur nom. La plus jeune des demoiselles Veydt, lasse, sans doute, d’attendre ce beau résultat, était entrée en religion ; elle s’était faite sœur hospitalière, ce dont son père ne s’était pas ému outre mesure, bien qu’il avouât en avoir été extrêmement surpris.

La morale de ce médecin était basée sur la théorie du droit naturel, qui n’admet de règles sociales que celles imposées aux hommes par leur nature même : et il fut vite persuadé que devenir Augustine hospitalière était un besoin aussi naturel qu’irrésistible chez cette jeune personne ; dès lors, il trouva juste qu’elle y eût obéi.

J’ai dit qu’il vivait en dehors des siens, fort loin, semblait-il, dans quelque milieu de sélection où, seuls, pénètrent les individus supérieurs à l’Humanité,

Les dimanches, après le dîner du vieillard et notre souper, nous étions toutes quatre admises dans son cabinet, et 1] daignait jouer aux cartes avec sa femme, tandis que ma tante Josine, Wantje et moi nous nous absorbions en une innocente partie de loto.

Mon grand-père tenait beaucoup à ce piquet hebdomadaire, sans lequel l’unique soirée passée chez lui chaque semaine lui aurait paru bien morne, j’imagine. Et lorsque, deux ou trois ans après mon entrée dans la maison, Mme Veydt eut une attaque d’apoplexie, qui lui paralysa le bras gauche, de la naissance de l’épaule aux extrémités des doigts, il lui fit faire une main mécanique dont elle se servait exclusivement le dimanche, pour jouer aux cartes avec lui. Mais cette idée ingénieuse n’était pas venue sur-le-champ à Edouard Veydt. Aussi avait-il bien souffert au commencementde la maladie, qui survenait si brusquement sous son toit : l’agréable équilibre de sa facile existence se trouvait compromis et comment vivre sa soirée du dimanche sans cette partie de piquet pour laquelle il avait pris, peu à peu, tant d’attachement ! Sa fille Josine refusait d’être sa partenaire : elle haïssait les cartes et quant à Wantje, elle était à ce point bornée qu’il renonça vite à la tentation de lui rien apprendre.

Cependant, l’immobilité forcée de Mme Veydt exaspérait son mari ; il lui en gardait comme une sourde rancune. Et c’était pitié de le voir soucieux, chagrin, de l’entendre répéter :

— Elle en reviendra, certes, puisqu’elle n’est pas morte sur le coup ; mais si la paralysie persiste, comment faire ? A quoi passer nos soirées du dimanche ?

Alors, avec son sourire d’égoïsme féroce, mué en bienveillance universelle au dehors, mais qu’il ne se donnait pas toujours la peine de dissimuler pour nous, il s’approchait du fauteuil de la vieille dame, il lui disait :

— Hein, Sophie, c’était bien la peine de vous priver de tout, votre vie durant !

Il la plaisantait durement sur son avarice, la trouvait vraiment sotte là, toute percluse, la tête enfoncée dans les coussins, les pieds dans des sinapismes, à geindre en avalant des drogues chères, elle, qui, bien portante, se refusait jusqu’à du beurre sur son pain.

Au milieu de l’exacte régularité de sa vie intime, la terreur d’une habitude rompue plongeait le docteur dans un réel désespoir, Et il s’efforça de combattre la paralysie envahissante de Mme Veydt, de préserver au moins le poignet.

Le jour où, parvenu à ses fins, il avait eu cette imagination d’une main articulée permettant certains mouvements par la seule impulsion des nerfs du poignet, avait été radieux pour lui : il tenait le rétablissement assuré du jeu de cartes !

Hélas ! la paralysie du bras de Mme Veydt n’avait pas pu être vaincue ; toute la semaine, la main malade demeurait inerte, mais, le dimanche soir, on la voyait, soudain, prendre une vie artificielle grâce au gant de frêne léger et machiné dont on la revêtait.

Aussitôt après son dîner, le docteur, impérieusement, nous sonnait. Et quand nous étions entrés dans son cabinet :

— Wantje, les cartes… faisait-il.

La bonne apportait les cartes et la main de Mme Veydt. La partie des deux époux commençait. Et c’était chose bizarre que les gestes saccadés de cette main remuant au bout d’un bras constamment immobile.

Le docteur aimait le jeu pour le jeu, sans plus ; ma grand’mère, elle, aimait le jeu pour le gain et, le gain, furieusement ; aussi, il fallait voir la main mécanique aller, aller dans les tas de cartes, prestement, avec une activité fébrile ! La petite figure chafouine de Mme Veydt s’animait, ses yeux déteints lançaient des éclairs ; c’était comme une subite résurrection, un coup d’électricité qui galvanisait tout l’être. Ils jouaient au piquet, en cinq points, à deux sous la partie : le duel était acharné, opiniâtre, sans merci. La vieille dame gagnait toujours ; plus d’une fois, au beau milieu d’une partie, j’avais entendu M. Veydt, interrompant le jeu, s’écrier, avec sa dignité imperturbable, mais d’un ton fort sévère:

— Ma chère, je crois que vous trichez, je ne jouerai plus avec vous.

Les vieillards se quittaient là-dessus, sans ajouter une parole. Ils restaient toute la semaine boudeur l’un vis-à-vis de l’autre; ils se voyaient tellement peu du reste ! Puis, le dimanche, à l’heure accoutumée, Edouard Veydt sonnait la bonne :

— Wantje, les cartes ! comme si rien ne se fût passé.

À son amour tenace de toutes ses habitudes, s’ajoutait, désormais, cette satisfaction profonde de voir agir la main articulée de la paralytique. C’était son œuvre, cela ! Et une gloire sans bornes l’envahissait devant les petits mouvements automatiques de l’appareil.

— Une fameuse invention, Sophie, une fameuse invention ! répétait-il, tout à fait content.

En ces soirées du dimanche, qui nous réunissaient tous les cinq dans son cabinet, il nous offrait, au dernier moment, un verre d’un exquis kûmmel enfermé là, dans son armoire particulière. Nous buvions cette liqueur debout, avec déjà notre bougeoir en main, pour aller nous coucher et c’est tout ce que nous absorbions en sa compagnie. Aussi, puis-je dire, en vérité, qu’un seul jour par an nous voyait à la même table que mon aïeul.

C’était le 31 décembre, quand tous les Veydt de Bruxelles et de la province se groupaient autour de leur doyen d’âge, dans le but de réveillonner avec lui et, à l’heure de minuit sonnant, de lui présenter leurs congratulations pour l’an neuf.

Ils arrivaient rue Marcq après avoir soupé chez l’un d’entre eux, car il était bien entendu qu’on servirait seulement chez le docteur un lunch léger, avec un doigt de vin au moment des souhaits ; les divers mouvements de cette réception, — la seule qui eût lieu chez mes grands-parents au cours de toute une année, — étaient réglés avec la dernière précision. Sa rareté lui donnait de la valeur et une espèce de solennité. On en parlait chez nous dès les bises d’automne : — Voici venir les froids, observaient ces dames, c’est bientôt « la soirée ».

Mme Veydt faisait embellir son bonnet de gala, en vue de cette réception et, pour n’être point prise de court, l’envoyait chez sa modiste dès la mi-octobre ; ma tante Josine retirait de l’armoire sa robe puce, d’une soie si vénérable, si mince, si volatile qu’on l’eût dite en papier brûlé, enfin, dans le sous-sol, une délirante agitation régnait : Wantje s’y livrait à un examen attentif des moindres objets destinés à contenir les babioles que les convives devaient absorber, sous forme de rafraîchissements et d’honnêtes pâtisseries, en cet exceptionnel jour du 31 décembre.

Un événement aussi considérable ne pouvait avoir lieu sans qu’on eût, d’abord, procédé à un nettoyage rigoureux de toute la maison : les tapis étaient soulevés, retournés, battus ; les rideaux de vitrage étaient lavés à neuf, les meubles, débarrassés de leur houssé de percale. On aérait généreusement le grand salon du rez-de-chaussée qui, sauf en ce moment-là, était accoutumé de dormir dans l’ombre triste des persiennes baissées, des volets clos, et où l’on n’entrait jamais ; la salle-à-manger d’apparat, qui lui faisait suite, dont on ne se servait pas davantage en temps ordinaire, subissait la même opération. Puis Mme Veydt faisait dépouiller des mousselines gommées qui lui donnaient l’air d’un ballon captif privé de nacelle, le lustre à pendeloques du salon ; elle vérifiait le mécanisme des deux lampes-carcel ornant la cheminée de la salle à manger. Dès la Noël, la table à coulisses placée au milieu de cette chambre se trouvait pourvue de deux rallonges et ma tante se chargeait d’étaler sur cette table agrandie la plus merveilleuse nappe en toile damassée qui se pût voir ; d’avance on y dressait le couvert, à l’aide d’un service de Delft, hérité d’une lointaine ascendance et comptant plusieurs siècles d’âge : il était complet, intaet, sans qu’un râvier y manquât, sans une ébréchure à aucune de ses pièces, sans une fêlure, sans un éclat ; la verrerie employée ce jour-là était de Venise, ancienne, et l’argenterie, de style Henri II, provenait de cet argentier de Harlem, à qui Jacqueline de Bavière commandait jadis son orfèvrerie la plus artiste.

Ces choses antiques semblaient neuves, tellement elles avaient peu servi, tellement elles avaient été soigneusement conservées par des générations successives de sages bourgeoises flamandes, vivant comme Mme Veydt elle-même vivait. Et c’était très somptueux, ce linge, fin comme un linge d’église, ces vaisselles peintes au camaïeu, ces verres irisés, en forme de calices, — d’une somptuosité démodée et un peu mélancolique.

Les lampes-carcel préparées et le couvert mis, on fermait la porte de la salle à manger pour jusqu’à l’heure où il s’agirait d’y faire de la lumière, de placer sur cette table, déjà chargée de plats et de vases, les substances destinées à la partie alimentaire de « la soirée ». Le détail n’en variait jamais : deux langues de bœuf à l’écarlate, comme pièces de résistance ; deux assiettes de biscuits anglais, deux de mendiants, des gaufres, chef-d’œuvre de Wantje, et une pile de tartines, minces comme des feuilles de papier, pour accompagner la charcuterie. Les convives se rattrapaient sur les vins, qui étaient incomparables et distribués généreusement par l’amphitryon, malgré le crève-cœur qu’en éprouvait sa femme.

La parenté réunie se présentait rue Marcq à neuf heures précises; elle y restait jusqu’à minuit, afin de pouvoir souhaiter la bonne année à Monsieur, Madame et Mademoiselle Veydt. Or, malgré la préméditation de tous ces lents et minutieux arrangements, ces dames semblaient, chaque fois, prises à l’improviste par la visite annuelle et nombreuse : elles jouaient l’étonnement, allaient jusqu’à s’écrier :

— Comment, c’est ce soir la veille de l’an ! Et vous venez nous faire vos souhaits ? C’est bien aimable. Mais entrez donc ; donnez-vous la peine de vous asseoir !

Les autres répondaient : — En effet, voici déjà le 31 décembre. C’est à n’y pas croire ; ça passe tellement vite, une année !

Et ils pénétraient tous ensemble dans le salon où le lustre, glorieux de toutes ses bougies flambantes, eût suffi à dénoncer le naïf mensonge des dames Veydt. Les arrivants, au surplus, savaient bien à quoi s’en tenir. Ils n’en faisaient rien paraître, laissant la comédie habituelle de la surprise s’accomplir et se dérouler jusqu’au bout. C’étaient les neveux et nièces du docteur, accompagnés respectivement de leur mari ou de leur femme et des grandes filles de deux ces ménages. Les neveux : Paul, Louis et Jacques Veydt étaient les fils d’un frère cadet de mon aïeul ; Staaf Dillie avait épousé une de ses nièces ; Louis Veydt était huissier, une carrière où le hasard l’avait jeté, mais qui lui convenait peu ; en effet, il avait l’âme à ce point compatissante qu’il lui était arrivé de payer, de ses deniers, les créances des malheureux chez qui il se rendait pour saisir judiciairement. Paul était dans le commerce, Jacques était avoué. Staaf Holstein qui, au temps dont je parle, habitait le Furnes-Ambacht, était en train d’y gagner une grande fortune dans l’agriculture. Les femmes étaient de bonnes bourgeoises, excellentes mères de famille, ménagères accomplies. Maria, la fille de Louis Veydt, avait vingt ans ; Julie, la fille de Paul, à peine dix-huit. Le couple Holstein possédait bien un fils, mais trop jeune pour qu’on le reçût rue Marcq aux cérémonies du Réveillon. Déjà, il était été bien difficile d’y faire admettre Maria, puis, Julie ; moi-même, je n’y parus qu’une fois, grâce au hasard qui rendait nécessaire la présence d’un quatorzième à table ; ces dames ayant toutes la superstition du nombre treize.

Ma grand-mère s’épouvantait à la perspective de ce que deviendraient ces soirées de la Saint-Sylvestre si l’on en venait à y introduire les générations successives, et elle accueillait les jeunes filles sans beaucoup d’aménité. Mais ces braves gens adoraient, vénéraient le docteur, croyaient de leur devoir de venir lui apporter leurs hommages ce jour-là, et ils eussent subi n’importe quelles avanies de la part de Mme Veydt, plutôt que de manquer au rendez-vous du 31 décembre !

C’était à celui d’entre eux qui flatterait l’oncle à l’endroit le plus sensible : ses nièces et petites nièces lui brodaient des pantoufles et des bonnets grecs ; il devait à une attention de Paul — qui était en relations d’affaires avec la Russie — le délicieux kûmmel gardé dans l’armoire de son cabinet et dont il nous régalait parfois le dimanche… ; enfin, Louis, Jacques et Staaf lui offraient, pour sa bibliothèque, des volumes scientifiques d’éditions rares reliés en veau, marqués à son monogramme. L’accolade de mon aïeul rendait ces gens rouges de bonheur ; on mangeait avec componction les frugales petites choses servies avec tant de raffinement dans la salle à manger d’apparat. Et aux premières paroles du speach, toujours le même : banal merveilleusement et creux avec beaucoup d’éclat, que ce patriarche ne manquait jamais d’improviser en réponse aux congratulations que lui présentait sa famille au coup de minuit, tous pleuraient. Pour la péroraison, il étendait la main d’un geste auguste, il disait, fort grave, d’une voix pénétrée :

— Mes enfants, je vous bénis.

Et jeunes et vieux se prosternaient ravis, aux anges, balbutiant avec idolâtrie :

— Oncle Edouard… cher, cher oncle Edouard ! Ni plus ni moins que s’il eût, à la minute, fait jaillir à leur profit la source de toutes les félicités.

Puis on se retirait, en répétant à l’envi :

« Quel brave homme ! Quel homme admirable ! » Sans trop connaître en quoi M. Veydt méritait ces qualificatifs. Mais ne suffisait-il pas qu’il eût l’air de les mériter ? Au fond, je crois qu’on lui était reconnaissant de posséder, justement, l’apparence qui permît d’en faire l’objet d’une telle dévotion.

La foi est une vertu si délicieuse à exercer que ce n’est pas trop d’en savoir gré à qui nous l’inspire.

  1. Marché matinal.