Âme blanche/05

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La Renaissance du livre (p. 55-60).

V


Le mot vénérable s’appliquait à la personne physique de M. Veydt absolument comme s’il eût été créé exprès pour la désigner. C’est celui, qui venait aux lèvres de chacun quand ce vieillard apparaissait. Sa belle tête, sa noble prestance, ses cheveux blancs soyeux et bouclés, ses yeux bleus d’une profondeur suave, sa parole onctueuse, d’un timbre séduisant, appelaient l’estime, inspiraient confiance. On se donnait à lui dès la première rencontre et ceux qu’il avait une fois conquis ne se reprenaient plus, demeuraient à jamais ses féaux, non pas, précisément, pour ce qu’il avait fait, mais pour ce qu’il leur semblait qu’il était capable de faire. Une sorte d’auréole le divinisait dont la pure lumière devait avoir bien du prestige car ce charme, exercé par lui sur les siens, les étrangers le subissaient aussi : ses malades l’aimaient comme un père et, dans les rues où il passait, les mendiants, — à qui, pourtant, il ne donnait jamais un liard, — se découvraient devant lui comme au passage du saint-Viatique.

Avec moi, il fut toujours parfaitement indifférent, bien que son sourire, quand nous étions réunis, exprimât l’affection chaude et émue, l’extase des vrais grands-pères. Parfois, le dimanche, il me conduisait promener et les gens s’attendrissaient à voir la façon si doucement protectrice dont il me tenait par la main et m’aidait à éviter les légers écueils de la route. Ces promenades, au cours desquelles M. Veydt recueillait, avec sa bonhomie souriante, d’incroyables compliments, les actions de grâces d’une foule d’inconnus, hypnotisés par sa carrure sympathique, étaient, pour lui, vraiment triomphales, Il y exhibait des toilettes qui, combinées ou non, étaient d’un effet irrésistible : c’étaient, l’été, une redingote de fin drap gris, d’un gris délicat, rosé, bénévole ; l’hiver, une pelisse garnie de martre, d’un aspect débonnaire, en même temps que confortable et, en toute saison, des chapeaux, soit de paille, soit de feutre mais également vastes, ronds, souples, d’une rondeur amère, d’une souplesse pleine d’urbanité, à grands rebords un peu fantaisistes, mais pourvus de candeur plutôt que d’audace :

— Comme ce noble monsieur doit gâter sa petite fille ! remarquaient les simples que nous croisions.

Cependant, il ne s’inquiétait de moi, durant ces promenades, que tout juste autant que c’était nécessaire pour produire l’apparence d’une excessive sollicitude et il se pourrait bien que j’eusse été pour M. Veydt, en ces occasions, simplement, une partie du décor servant à établir et à consacrer son caractère essentiellement patriarcal.

Naturellement, je ne vis bien toutes ces physionomies, tous ces objets que plus tard, beaucoup plus tard. Dans le moment, j’avais l’insuffisante intelligence d’une fillette plus disposée à sentir qu’à observer. Toutefois, j’ai la conscience qu’on me traitait rue Marcq en personne majeure, responsable de ses actes, non en petit enfant, et que cela me vieillissait un peu. Je le répète, il me serait impossible de formuler rien de cohérent ni de suivi au sujet de mes premiers temps de séjour dans cette maison. Des bribes de souvenirs sont épars dans ma tête, des tableaux incertains, sans contours ou à contours très vagues, fuyants comme ces formes changeantes dessinées par les nuages dans un ciel brouillé…

Et je me revois, un matin d’hiver, frissonnante sur le parquet verni de notre chambre à coucher, devant l’eau gelée de l’aiguière, tandis que Melle Josine casse fort tranquillement les glaçons pour verser, ensuite, cette eau dans la cuvette et m’en laver le visage, le cou, les épaules. Ma tante n’a pas l’air de se douter du froid, ni que je grelotte, elle n’entend pas mes dents qui claquent et ne peut deviner que la petite souffrance cinglante imposée à mon Corps nu par cette fraîche arrosade me fait tressaillir. N’est-il pas entendu, d’ailleurs, qu’il faut m’affermir par tous les moyens, afin de combattre et de vaincre les effets désastreux de ma première et trop douillette éducation chez ma mère ?

Une autre fois, c’est au printemps, par un midi radieux, dans une prairie proche Ganshoren, sur le plateau de Koekelberg : Wantje est venue là avec une lavandière, porter la lessive annuelle qu’on mettra à blanchir sur le gazon, loué dans ce but à des métayers. Les deux femmes, avant de l’étendre, rincent leur linge dans un ruisseau qui contourne la prairie. Elles m’ont amenée, mais ne songent guère à moi. Or, il y a, à deux pas, un verger tout en fleurs, où je me glisse et où je prends plaisir à me promener seule, sous l’éclat bleu du ciel, sous la blancheur candide des pétales qui, parfois, au souffle d’une très faible brise, s’envolent et me font courir, toute perdue, pour les rattraper.

Puis, c’est un dimanche de kermesse, en plein été : ma grand-mère a fait du riz au lait, qu’elle a mis à refroidir dans ses plus précieuses assiettes de Delft, rangées en bel ordre, sur le buffet, dans la salle à manger d’apparat. Je suis montée sur une chaise et j’ai bien envie, bien envie de goûter à ce riz…, tellement, que je ne résiste pas à la tentation de passer mon doigt, légèrement, à la vérité, sur le bord des assiettes ; je vais porter à mes lèvres ce pauvre petit doigt à peine barbouillé du délicieux dessert quand Mme Veydt pénètre dans la chambre et clâme, tombant sur moi comme la foudre :

— Ah ! je vous y prends, Mademoiselle !

C’est tout et c’est épouvantable : c’est la surprise en flagrant délit de vol et j’en suis si confuse, si humiliée, si désespérée que je sens que j’en pourrais mourir ; j’ai la conviction d’avoir enduré en cette fatale minute un supplice véritablement surhumain.

Mais à cette impression désolante en succède une autre, éprouvée presque simultanément, de telle façon que celle-ci et la première, gardées si longtemps en ma mémoire, ont fini par s’y confondre, par ne plus faire pour moi qu’une seule image aux contrastes frappants ; bouleversée d’avoir été prise en faute, je fondais en larmes, quand, soudain, avec cette singulière mobilité de l’enfance, je me mis à battre des mains joyeusement, tournée à des idées folâtres par un spectacle bien imprévu : un cortège de grands mannequins, promenés par la ville en l’honneur de la kermesse, passait devant nos fenêtres et, placée comme je l’étais, je les distinguais parfaitement. Les yeux encore humides, j’éclatais de rire, à cent lieues de Mme Veydt, et des assiettes de riz, et de toute la maison de mes grands-parents :

— Qu’est-ce que c’est, bonne-maman ? qu’ils sont hauts, qu’ils sont drôles ! disais-je, en extase devant les barbares visages de la gigantesque famille d’Ommeganck que je n’avais jamais eu l’heur de voir jusqu’alors, dont on ne m’avait jamais parlé et qu’un subit changement dans l’itinéraire de sa sortie officielle amenait rue Marcq ce jour-là.

Mme Veydt, sans répondre à ma question, ferma la fenêtre puis, m’avertit que je serais privée de dessert pour en avoir pris sans permission, avant l’heure. Et je me remis à pleurer, non pour ce que la privation avait de pénible, mais à cause du ton particulier, sec, cassant, hostile de la vieille dame m’’annonçant cette punition.