Âmes honnêtes/2

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Traduction par Fanny Rivière.
Libraire A. Cote, Adrien Effantin, successeur (p. 32-53).


Les premiers jours.


Le lendemain était un jeudi ; donc Caterina n’allait pas à l’école, elle avait vacance et pouvait disposer de son temps pour faire connaître la maison à Annicca.

Le matin, chacun mangeait quand il voulait et prenait son déjeuner comme il l’entendait, froid ou chaud. On servit du café au lait à Annicca, installée près du feu à la cuisine, puis elle remonta dans sa chambre pour se coiffer. Lucia, qui, pendant cette semaine, faisait à son tour la toilette des enfants, voulait la peigner, mais elle s’y opposa.

— Je le fais toujours moi-même. Si vous voulez, je peignerai aussi Caterina.

— Comment peux-tu peigner tous ces cheveux ?

— Mais… avec le peigne : j’y suis habituée.

Elle se coiffa, en effet, avec la plus grande aisance. Elle se servait d’une lacette pour attacher ses cheveux sur la nuque, ensuite elle les tressait et rejetait en arrière la grosse natte, dont la pointe était toute frisée.

Lucia monta la valise d’Annicca et l’aida à tout ranger dans le coffre, les robes de couleur au fond, ensuite le linge, parfumé d’iris. C’était, en vérité, un bien modeste trousseau, de la lingerie mal taillée et mal cousue.

— Tout est là ? demanda Lucia agenouillée. Quels beaux petits bas ! Qui les a faits ?

— Grand’mère. J’ai laissé beaucoup de choses à la maison ; l’oncle Paolo m’a promis de les faire bientôt apporter.

— Qui est maintenant dans cette maison ?

— Personne. On ne sait pas à qui elle reviendra.

Pendant que Lucia mettait en ordre les derniers objets : fichus, tabliers, un gros livre de prières, un petit châle, Annicca la regardait attentivement. Oui, certainement, elle était plus jolie qu’Angela. Elle avait un cou délicat d’une blancheur extrême, le nez bien profilé et diaphane au point que les narines se teintaient de rose à la lumière. Et quels beaux yeux noirs ! De plus, elle était bien coiffée, et ses mains étaient si blanches et si effilées qu’Anna eut honte des siennes. Caterina vint la tirer de cette contemplation pour lui faire visiter les chambres, la cour, les galeries et le jardin, ce qui prit toute la matinée.

À côté de la chambre des jeunes filles, il y en avait une petite pour les servantes. La fenêtre était munie de barreaux et la porte donnait dans l’appartement de ces demoiselles ; ainsi on ne pouvait avoir de communication avec personne pendant la nuit.

Deux grandes chambres, à la suite l’une de l’autre, étaient occupées par Sebastiano et Cesario ; Antonino couchait près de son frère aîné, parce que Cesario faisait l’aristocrate : il voulait une chambre pour lui seul et ne permettait même pas qu’elle fût habitée en son absence. Il y avait là une quantité de livres, romans et journaux, et tout était imprégné d’une forte odeur de cigare. Rien de semblable dans l’autre pièce, sévère et simple comme une cellule.

La chambre de Paolo et Maria était au premier étage, ainsi qu’une petite pièce où l’on avait installé la machine à coudre et les jeux des enfants.

Au même étage, une autre chambre très-soignée, avec quelques meubles élégants, était réservée aux hôtes de passage, c’est-à-dire, aux amis des villages voisins. En Sardaigne on se reçoit ainsi réciproquement avec amitié et, cela va sans dire, gratuitement. Cette chambre servait aussi de salon quelquefois. Habituellement, les Velena recevaient les nombreuses personnes qui fréquentaient la maison, dans la salle à manger ou dans le bureau, autre pièce très-simple, située au rez-de-chaussée, où Paolo vaquait à ses affaires. Les visiteurs étaient, pour la plupart, des gens d’humble condition, amenés par raison de service : fermiers, gardiens de troupeaux, ouvriers et femmes du peuple ; il y avait aussi ceux qui venaient pour affaires ou comme acheteurs.

Derrière la maison étaient la cantine et les entrepôts, aux fenêtres garnies de solides barreaux et aux portes massives, qui donnaient sur la cour. Là aussi se trouvait la vaste cuisine ; plus loin, l’écurie et le jardin.

— Tu crois peut-être que nous restons ici ? dit Caterina, arrivée au bout de l’enclos. Regarde bien. Nous enjambons le mur et nous descendons là-bas.

Annicca se pencha pour regarder.

Là-bas c’était la campagne : une pente aride, défoncée, couverte de roches et de buissons épineux, et terminée par une haie de ronces ; au-delà s’étendait la grande route.

— Tante Maria vous laisse aller ?

— Certainement. Ce terrain est à nous, donc nous pouvons bien y aller ! Maintenant je vais te montrer les bêtes.

— Le cheval ?

— Oui, et quel drôle cheval ! Viens, viens…

Elles revinrent sur leurs pas et tous les animaux eurent leur visite : les poules et les poussins, les pigeons, les petits chats, que Maramea, leur mère, allaitait dans une mangeoire de l’écurie, près du cheval noir de Sebastiano.

Caterina babillait sans cesse. Elle avait tant de choses à dire ! tant de choses qu’elles finissaient par se heurter et se confondre dans sa pensée.

— Eh ! Anni, ne touche pas le cheval, prends garde qu’il te fasse mal. Vois, les poules font leurs œufs ici. Sais-tu combien elles en font chaque jour ? Beaucoup, beaucoup, plus de seize. Qu’est-ce que nous en faisons, tu dis ? Ah ! il y a du monde à nourrir dans la maison, et les œufs sont bien nécessaires, tu le sais. Je connais les œufs de cette poule-là et les œufs de celle-ci. Chaque soir c’est moi qui fais revenir les poules de la cour à l’écurie, en les poussant avec un bâton. Elles sont toutes bien gentilles.

— Comment s’appellent ces petits chats ? Oh ! qu’ils sont jolis dit Annicca, et elle les touchait les uns après les autres. Ils ont pourtant les yeux encore fermés…

— Voici leur maman. Bonjour, Maramea ! cria Caterina.

La belle chatte noire s’avançait silencieusement, attentive à choisir son chemin et secouant ses pattes de temps en temps. Quand elle eut rejoint ses petits, qui miaulaient désespérément, les deux fillettes retournèrent au jardin, où Sebastiano, armé d’un sécateur, taillait des rosiers. L’herbe commençait, à pousser et les fleurs des amandiers, effeuillées par le vent, la recouvraient comme un petit tapis de neige parfumée. Le milieu de l’enclos était pris par la culture du colza, mais le long des murs, sous les amandiers reverdis, croissaient déjà d’autres plantes, baignées par la rosée. Les tiges des oignons, spécialement, semblaient avoir reçu une pluie de perles.

Sebastiano s’occupait seul du jardin. Il attendait maintenant que le colza fût vendu, pour piocher, sarcler et replanter ; ce qui ne l’empêchait pas de semer les premières fleurs, de tailler les rosiers et les buissons.

— Tu as mis les pieds ici ! cria-t-il à Caterina, dès qu’il l’aperçut, et il indiquait une platebande piétinée.

— Ce n’est pas vrai. Tu ne vois pas que c’est la marque des pattes de Maometto…

— Quels mensonges viens-tu me dire ? Ce sont tes pieds, j’en suis sûr. Fais en sorte que je ne t’y prenne pas, autrement je te coupe le nez avec les ciseaux que voici. Bonjour, Anna, as-tu dormi cette nuit ?

— Pas mal, répondit Annicca en rougissant. Merci.

— Merci de quoi ? demanda Sebastiano, les bras en l’air, et riant.

Annicca rougit encore davantage et disparut avec sa cousine.

Maometto était le chien, un grand beau lévrier, au long museau de velours, aux yeux expressifs comme des yeux humains. Une tache blanche, au milieu du front, se détachait seule sur le noir de son corps élégant.

Les deux promeneuses le trouvèrent dans la cuisine, où il jouait avec Antonino.

— Écoute un peu, je veux te raconter quelque chose, dit Caterina à son petit frère, en l’attirant dans la cour. Depuis la rebuffade de bastiano, elle était devenue sérieuse et triste.

Ils restèrent longtemps dehors, conférant à voix basse, Antonino très-attentif, les mains croisées sur son dos. Annicca ne sut jamais ce qu’ils s’étaient dit. Pendant ce temps elle examinait la cuisine, regardait dans le four, inspectait les casseroles de cuivre bien reluisantes, pendues aux murs jaunis. Elle fit aussi plus intime connaissance avec les domestiques, dont l’une allumait les fourneaux, tandis que l’autre balayait. Rosa était grande et laide, une vraie perche habillée, Elena était petite. Celle-ci avait surtout pour emploi de garder Nennele.

En revenant à la cuisine, Caterina dit aux servantes :

— Vous devez appeler ma cousine donna Annicca, parce que c’est une demoiselle.

Annicca eut un sourire de complaisance ; toutefois, elle dit modestement :

— Ce n’est pas nécessaire pour le moment.

— Maman ne veut pas qu’on se familiarise avec les domestiques, murmura Caterina à l’oreille de sa compagne, quand elles furent dans la salle à manger. Ce sont des gens grossiers et qui disent toujours de vilains mots.

Angela, assise près du brasero, marquait des bas et la signora Maria habillait le petit Nennele, tout en le faisant rire et sauter. Lucia, après avoir mis l’appartement en ordre, cousait à la machine. On entendait distinctement le tic-tac, parce que de simples planches séparaient les étages, et la petite chambre se trouvait au-dessus de la salle à manger. Il était évident que l’arrivée d’Anna ne troublait en rien les habitudes de la maison.

À tour de rôle, Lucia et Angela étaient chargées pendant une semaine de faire la toilette des enfants et des chambres, et de mettre le couvert. Quand elles n’étaient pas occupées à cela, elles restaient au rez-de-chaussée, brodant, tricotant de petits bas ou raccommodant, promptes à se lever pour vendre au détail les produits du domaine : vin, huile, fromages, etc.

Cette semaine c’était au tour d’Angela à rester en bas. Pour ne pas tacher sa robe, elle avait mis un large tablier bleu, fait avec goût et orné d’un volant. Du reste, ni elle ni Lucia ne se salissaient ; elles avaient une telle pratique de la chose, qu’elles mesuraient le vin et l’huile sans en faire tomber une goutte sur leurs vêtements. Elles s’acquittaient de cette tâche vulgaire, mais lucrative. avec une sorte de dignité, et sans en être le moins du monde humiliées.

— C’est notre métier, disait Angela ; je voudrais passer l’année entière à mesurer de l’huile…

— Nous avons tout visité, dit Caterina, qui venait se chauffer les mains au brasero.

— C’est bien, répondit la maman. Es-tu contente, Anni ?

— Oui, très-contente.

La fillette s’assit près du feu et Maria se tourna vers elle. Elle ne la trouvait plus laide comme la veille, et elle s’apercevait qu’elle n’était pas non plus mal élevée.

— Étudie ta leçon, dit-elle sévèrement à Caterina.

Celle-ci était la chérie de tous, pour sa vivacité et à cause même de ses originalités ; néanmoins, on la traitait presque avec rigueur. Elle en pleurait quelquefois, se déclarant très-malheureuse. Elle craignait sa mère plus que son père, et Sebastiano plus que sa mère.

Elle ne se fit pas répéter l’injonction. Elle monta au premier étage, pendant qu’Annicca disait timidement :

— Donnez-moi à travailler maintenant.

Après s’être fait prier, Angela lui présenta une paire de bas et lui montra comment elle devait les marquer. Annicca prit le dé de Lucia et enfila une aiguille avec tant de bonne grâce que Maria Fara en fut enchantée.

Le lendemain vendredi, les demoiselles Velena et Annicca, accompagnées de Cesario, firent une longue promenade ; elles allèrent ensuite à la conférence religieuse, à SainteCroix, car on était en temps de carême.

Caterina, de retour de l’école, les rejoignit uste au moment où elles arrivaient au seuil de l’église, à la grande joie d’Annicca, qui put lui faire cacher dans son manchon un bouquet de marguerites, rapporté de la promenade.

— Jette-les, dit sèchement Cesario.

La petite place de l’église fourmillait de messieurs et de dames, qui se hâtaient parce que le dernier coup de cloche était sonné. Arrêtées sous le porche, les fillettes mirent plus de trois minutes pour introduire les fleurs dans le manchon, et le petit groupe attirait l’attention des arrivants.

— Je te dis de les jeter, répéta Cesario en élevant la voix. Il trouvait que ses sœurs demeuraient trop longtemps sous le regard des jeunes gens.

Lucia et Angela, au contraire, souriaient en échangeant des regards d’intelligence.

— C’est bien la dernière fois que je vous accompagne, murmura Cesario irrité.

Annicca rougit et devint toute tremblante ; comprenant qu’elle était la cause de cette petite scène, elle eut envie de pleurer.

— Oui, jetons-les, dit-elle, mais déjà Caterina était dans l’église et plongeait sa menotte sans gant dans le bénitier.

Il était tard. Les chants finissaient et les sons de l’orgue allaient se perdre, comme un dernier écho du tonnerre, dans les antiques nefs. Annicca, ne sachant ce que c’était, fut encore plus troublée. Les jeunes gens, en assez grand nombre, s’étaient rangés en face du bénitier et de la chaire ; en attendant le sermon ils bavardaient, regardaient les belles filles en costume du pays, agenouillées par terre, les demoiselles assises sur les bancs et les chaises. À l’entrée des Velena tous se retournèrent pour examiner les nouvelles venues, tandis que Cesario se mêlait à eux.

Jamais petites mains élégantes ne firent un signe de croix gracieux comme le fut celui de Lucia et d’Angela, après que Caterina leur eut présenté l’eau sainte au bout des doigts. Quant à leur jeune cousine, elle était de plus en plus gênée dans ce monde nouveau. Habituée au recueillement des gens de son village, elle se demandait si sa présence pouvait vraiment exciter ce murmure confus de voix irrévérencieuses ; elle croyait être seule l’objet de l’attention générale.

Elles traversèrent l’église humide et grise, et ce ne fut pas sans peine qu’elles arrivèrent à leurs chaises. Difficilement aussi Annicca parvint à se calmer un peu. Elle n’osait lever les yeux. Qu’était-ce que ces personnages se détachant en couleurs plus ou moins vives sur le fond obscur des voûtes, avec certains contours d’un vert jauni par l’humidité ? Ils semblaient regarder fixement la pauvre petite tête d’Anna, en disant : Qui es-tu ? d’où viens-tu ?

L’enfant s’enhardit et regarda au-dessus d’elle. Non, c’étaient des anges et des saints en peinture seulement ; comment pourraient ils s’occuper d’elle et lui parler ?

Sa curiosité grandit ; elle examina les larges fenêtres semi-circulaires, dont quelques-unes avaient des vitraux peints, ensuite leS chapiteaux des vieilles colonnes, les hautes parois grisâtres et la nef centrale. Enfin son regard suivit lentement les cordes qui retenaient les lustres de cristal : ceux-ci lui donnèrent beaucoup à penser.

Son nom prononcé tout bas derrière elle l’arracha à cette contemplation et involontairement elle se retourna. Alors elle s’aperçut que les pauvres femmes assises ou agenouillées par terre montraient beaucoup de dévotion et de recueillement, mais que les dames et les demoiselles causaient entre elles, souriant et regardant de tous côtés.

Ces beaux visages poudrés avaient l’air moqueur et les yeux disaient bien des choses malignes, en inspectant à la dérobée les chapeaux et les robes. Les divers parfums qui flottaient dans ce petit espace, semblaient exhalés par des fleurs mauvaises. Annicca vit deux jeunes filles qui la toisaient en riant tout bas et, sans entendre les paroles qu’elles échangeaient derrière leurs manchons, elle éprouva le sentiment d’une grande humiliation. Pour la seconde fois en quelques minutes, elle eut peine à retenir ses larmes.

Ses cousines, mêlées aux personnes de leur rang, paraissaient avoir complètement oublié sa présence. Elles babillaient aussi à voix basse, serrant la main à quelques compagnes, et Annicca se trouvait seule et abandonnée.

Elle avait entendu Lucia dire à une autre jeune fille de son âge, placée derrière elle :

— C’est Anna Malvas, notre cousine.

— Elle demeure chez vous ?

— Oui, depuis avant-hier soir…

— Pourquoi est-elle habillée de noir ?

Un léger accès de toux, réprimé par une main gantée, empêcha Annicca d’entendre la fin du dialogue, mais sa confusion augmenta. Elle voyait sa petite robe noire, unie et sans grâce, faire tache au milieu de ces robes à garnitures bouffantes, aux couleurs vives ou délicates. Tout près d’elle il y avait une dame en manteau de velours noir splendide, garni de jais et de passementeries, et une petite fille dont le costume blanc était, orné de peluche vert pré. Mon Dieu Mon Dieu comme en ce moment Anna se sentait malheureuse et laide sous le petit fichu de laine et avec ses cheveux relevés Pourquoi ne s’était-elle pas fait friser ? Pourquoi ? Ses cousines, également bien vêtues et si élégantes, devaient avoir honte d’elle maintenant. Elle se retourna pour adresser un regard suppliant à Caterina, mais celle-ci n’y prit point garde…

Heureusement, le son argentin d’une petite cloche se fit entendre au même instant ; le clergé vint s’installer sur les sièges rangés au pied du grand autel ; les séminaristes, qu’Annicca, abasourdie, prit pour autant de prêtres, malgré leur jeunesse, arrivèrent à leur tour ; de nouveaux messieurs et de nouvelles dames achevèrent de remplir l’église, et un merveilleux silence s’établit instantanément lorsque le prédicateur monta en chaire.

C’était un bel homme au teint coloré, et dont les traits rappelaient tellement ceux de Paolo Velena qu’Annicca se retourna de nouveau, cherchant les yeux de Lucia, comme pour l’interroger sur cette ressemblance. La jeune fille s’aperçut de quelque chose, elle allongea le bras pour toucher l’épaule de sa cousine, et elle dit :

— Reste tranquille…

La citation latine par laquelle le prêtre commençait son discours, fut dite d’une voix si terriblement profonde et sonore qu’Annicca eut un sursaut.

Au milieu du recueillement solennel de la foule, deux demoiselles seulement, assises un peu en avant d’Anna, s’obstinaient à bavarder et elle en fut scandalisée plus qu’on ne peut dire. Elle-même, immobile et la tête levée, devint très-attentive. Jamais elle n’avait vu ni entendu choses semblables.

La voix du prédicateur s’élevait sous l’immense baldaquin d’étoffe or ; elle remplissait l’église, tantôt douce et suave comme une cantilène, tantôt éclatante comme un ouragan ; elle montait et descendait, elle allait se perdre dans la pénombre des chapelles et revenait, répercutée par l’écho des nets. Les anges et les saints de Mugano écoutaient du, haut des voûtes et, à travers les vitraux azurés, un brillant rayon de soleil descendait sur quelques têtes juvéniles, les couronnant d’une auréole mystérieuse.

Le thème de la prédication était le Purgatoire. L’orateur se servait d’exemples anciens et modernes, il parlait des rites païens, des brahmines et des bouddhistes ; il invoquait l’autorité des conciles œcuméniques de ceux spécialement, qui se tinrent à Carthage et où l’existence du purgatoire fut solennellement affirmée. Il rappelait les arguments de protestants mêmes, des encyclopédistes, de Luther et de Mélanchton, de Voltaire et d’Erasme… et Annicca restait bouche bée, ne comprenant pas un mot. Elle avait seulement l’intuition de quelque chose de terrible, et lorsque le prédicateur cita, à propos des vanités humaines, l’exemple d’Isabelle d’Espagne, la plus belle femme du monde, qui, peu d’heures après sa mort, devint un objet d’horreur et d’effroi, même pour le très-courageux duc de Candie, tellement elle était décomposée, la pauvrette se repentit d’avoir envié toutes ces demoiselles frisées et bien habillées. Elle demanda pardon à Dieu de s’être trouvée fort malheureuse, parce qu’elle était mal vêtue et laide.

Ensuite, elle se lassa d’écouter, l’ennui la gagna peu à peu et elle finit par ne plus rien entendre du tout. Elle détourna la tête et fixa les yeux sur le fond très-doux des fenêtres se rappelant la belle promenade à travers champs, le torrent, le pont, les pervenches et les marguerites, les chèvres qui broutaient sur la pointe des rochers.

Tout-à-coup, elle s’aperçut qu’un petit garçon s’appuyait fortement à sa chaise et qu’il tenait dans ses menottes une touffe de pâquerettes. Mon Dieu qui était-il, celui-là ? Caterina avait-elle sorti les fleurs de son manchon pour les lui donner ?

Annicca fut sur le point de se retourner, mais elle craignit, d’entendre de nouveau la voix de Lucia lui dire avec reproche : Reste tranquille…

Le petit bonhomme aux marguerites ne la laissa plus en paix. Il sautait en ébranlant la chaise, il se balançait et dansait. Heureusement, Annicca se souvenait d’être une enfant raisonnable, très-dévote, autrement elle lui aurait donné une bonne poussée. Soudain elle fut heurtée si fort qu’elle se retourna vivement, et que vit-elle ? Elle ne put s’empêcher de rire : l’impertinent était Antonino en personne, venu au sermon, lui aussi, avec une des servantes.

Après la cérémonie, Cesario, encore irrité de l’histoire du bouquet, planta ses sœurs à la porte de l’église ; elles durent se contenter de revenir à la maison avec la domestique.

Elles allèrent auparavant dans un magasin et choisirent une étoffe noire pour faire un costume à Annicca. Elles lui achetèrent aussi des gants et un fichu de soie, ce qui mit le comble à son bonheur. Au retour, elle commença à se pavaner, complètement oublieuse des impressions variées de la soirée, pendant que Caterina et son petit frère arrangeaient les marguerites, pilées et flétries, dans un verre d’eau, et que les sœurs aînées faisaient des remarques sans tin sur le sermon, le prédicateur et les assistants.

Quelques paroles seulement, échangées entre elles, attirèrent l’attention d’Annicca.

— As-tu vu Lucifer ?

— Si je l’ai vu !… Il s’en est allé avec Cesario… j’en suis contente…

— Silence ! dit Angela, en regardant autour d’elle.

Cela fit travailler l’imagination d’Annicca.

— Qui est Lucifer ? demanda-t-elle à Caterina, dès qu’elles furent seules.

— Mais… le démon.

— Le démon ! Est-ce possible ? C’est l’amoureux de tes sœurs ?

Caterina la regarda, effrayée et offensée.

— Allons, ne me casse pas la tête !… Comment veux-tu qu’elles aiment le démon ?

— Mais si elles l’ont-dit, elles ?

— Quoi ? qu’elles aiment le diable ?

— Non, elles ont dit ça et ça.

Pour un peu, elles se seraient querellées. Finalement, elles arrivèrent à savoir que Lucifer était Gonario Rosa, un camarade de Cesario, sympathique jeune homme brun, que les deux jeunes filles avaient surnommé ainsi, précisément à cause de ses cheveux très-noirs. Quelques-uns allaient jusqu’à prétendre qu’il se teignait.

Le lendemain, samedi, grand nettoyage de toute la maison. On époussetait les sièges, les lits, les murs, les tapis et les couvertures. Angela balayait, la tête enveloppée d’un mouchoir blanc.

— Pourquoi ne laisse tu pas cet ouvrage à une des domestiques ? demanda Annicca.

— Parce qu’elles ne sont pas soigneuses : elles balayent à grands coups pour avoir fini plus tôt, de sorte qu’elles enlèvent la poussière du plancher pour la mettre sur les murs.

Annicca voulut aider ; même, pour la première fois, elle entra dans les caves et vendit un litre de vin, toute fière d’avoir accompli une grande action.

Quand cette étourdie de Caterina n’était pas là. Anna se montrait une petite demoiselle sérieuse et posée, passionnée seulement pour la maison et les soins domestiques. Avec sa jeune cousine, elle redevenait enfant et parlait sans rime ni raison, riant ou s’attristant pour des riens. Pourtant, elle ne se sentait pas complètement heureuse avec Caterina.