Échalote continue/02/04
IV
Où l’on voit Échalote passer du nègre au gâte-sauce.
es adieux furent touchants entre Bichette et ses locataires. Bien que ceux-ci trouvassent inutiles de pleurer dans le gilet d’Henri ou sur la
poitrine de leur hôtelière, il leur fallut emporter le viatique des shakes-hands du gigolo de boarding-house et les baisers sonores de la Napolitaine.
Les gens de théâtre ne se quittent pas comme les bourgeois vulgaires. Une civilité puérile et honnête les contraint à se tutoyer et à se congratuler dans le chagrin et, en l’occasion, il eût été ingrat d’abandonner sans un serrement de cœur une maison où l’amour avait pansé bien des déboires.
Échalote, seule, avait le droit de ne rien regretter, mais Bichette ne voulut pas cette ultime injure à la réputation de sa pension de famille. Devant le wagon qui allait emporter les rapatriés, elle prit à part la défavorisée.
— En pensant à ce que tu perds j’ai mal à mes petites entrailles, — fit-elle, sans vouloir pasticher la célèbre marquise épistolière, mais en remuant son ventre protubérant, — et je veux te dédommager de n’avoir pas eu ici les mamours nécessaires à ton joli museau d’enfant. Écoute, et ne le dis à personne : je t’ai préparé un mot pour la Savoie, puisque c’est le navire que vous prendrez. Tu le remettras à la personne même et je t’assure, ma jolie, que tu seras la reine du bateau.
La lettre, glissée avec mystère, portait cette suscription : Monsieur Baboudi, maître-coq.
Échalote alliait parfois le silence de la carpe à la prudence du constrictor. Pressée d’en finir avec les effusions des Canadiens, elle négligea de demander à Bichette de plus amples détails et gagna le coin que sa roublardise s’était approprié dans le car.
La locomotive siffle, la soupape crachote, le convoi s’ébranle ; adieu Montréal, le satané Excelsior, les Canadiens indifférents aux sensations d’art flonflonnesque et chahuteur, le boarding-house Bichette et le Saint-Laurent.
Échalote médite, terrée dans sa mélancolie. Les camarades, sur une autre banquette, jouent au rams avec des haricots. Elle ne suit pas l’intérêt d’une partie trop comestible, et les heures se succèdent et la pénombre survient. Un nègre passe qui prend des commandes pour la collation du soir. Elle n’a pas faim et rembarre l’homme en cirage. Il insiste en anglais nègre, elle ne répond plus et contemple la campagne assez pouilleuse. Soudain, reportant ses yeux dans le car, elle voit le nègre posté dans l’accordéon d’entre son wagon et le suivant. La figure grimace, les bras interviennent. Pour qui cette mimique ? Elle regarde mieux. Pas de doute, le nègre s’adresse à elle. Que lui veut-il ? Les mains l’appellent ! Pourquoi faire ? Sait-on jamais. Elle n’est peut-être pas en règle avec la douane ou le contrôle. Elle se dirige vers le nègre, lequel ferme ensuite les portes de communication. Les voilà emprisonnés dans l’accordéon. Dieu ! qu’il sent mauvais. Ciel ! qu’il est horrible !
— Que voulez-vous ? — questionne Échalote.
Il baragouine un discours.
— I dont no, — explique-t-elle, se servant ainsi d’une des rares phrases anglaises apprises dans un vocabulaire trouvé chez Bichette et où fourmillatent surtout les expressions courantes : « J’ai perdu la canne de mon frère. — Avez-vous rencontré le chien de la demoiselle ? — L’encrier de mon oncle est beaucoup plus grand que celui de ma tante, mais le parapluie de mon père est plus large que celui de ma mère, etc… »
Le nègre devine l’inutilité de tout dialogue et, décidé à se faire comprendre, fouille dans sa poche, en extrait trois dollars chiffonnés et, les montrant à la voyageuse :
— For you.
— Pourquoi faire ? — demande Échalote.
Un doigt de réglisse lui touche le corsage puis revient à la veste de barman, après quoi, tapant vigoureusement de la paume de sa main droite sur son poing gauche :
— You with me, formule-t-il ?— You with me, — formule-t-il.
Cette fois, elle a compris.
— Cochon ! — s’écrie-t-elle, en même temps qu’elle ouvre la porte pour appeler un employé et le mettre au courant des procédés du personnel noir. Hélas, les cannes de son frère, les chiens de la demoiselle, les encriers et les parapluies de toute sa famille ne lui permettent pas de requérir contre les satyres de la Virginie et autres lieux. Vraiment elle ne peut avoir recours aux mêmes gestes que le nègre pour s’expliquer. La crainte du ridicule la paralyse et elle n’ose même troubler le rams de ses camarades. Cependant Marie-Louise remarque sa tristesse. Elle lâche la partie où elle vient de perdre ses derniers haricots et s’approche d’Échalote.
— La vie est une sale engeance, — déclare-t-elle.
— À qui le dites-vous ! — acquiesce Échalote. Elles n’ont pas besoin de s’en raconter davantage. Cependant Échalote, qui se juge très mal heureuse, retourne en Europe, complète et même intacte. Marie-Louise ne sait où sont passés ses seins depuis qu’un chirurgien les a jetés dans une cuvette. S’en aller par morceaux, c’est mourir plusieurs fois. Combien de temps encore l’aimera Mulet ? Tant qu’elle a subvenu aux dépenses du ménage, un espoir de bonheur lui est resté. Cette mince consolation sera-t-elle respectée par un Mulet devenu un peu célèbre ou moins nécessiteux ? Ah ! le triste, le décourageant avenir !
Le train roule toujours et toujours Échalote songe à ses vicissitudes, et Marie-Louise à ses appas disparus.
Comme on n’a pas le sou on ne se repose pas à New-York. Tout de suite on court aux bureaux de la Transatlantique faire viser ses rapatriements, puis on gagne le port.
Horreur ! Horreur ! Échalote, qui s’est trouvé mal à son aise sur les hélices, à l’aller, ne peut se faire à l’idée de séjourner dans la cale au retour. On y est parqué comme des pestiférés, et l’odeur des machines s’y répand avec impudeur.
Elle pense à la lettre que lui remit Bichette et demande au premier matelot qui passe où gîte M. Baboudi, maître-coq.
— À la cuisine, eh, bé, — répond l’homme.
Elle profite de ce que le bateau n’est pas encore démarré et que l’on peut se tenir vertical pour y courir.
Ceinturé de son tablier immaculé et le bonnet sur le crâne, le maître-coq surveille les fourneaux. Un marmiton le désigne à Échalote. La veuve Victor se présente derrière sa lettre. M. Baboudi prend lecture de l’une et toise l’autre.
— Cette chère Bichette, — fait-il après un examen favorable à Échalote, — elle ne perd jamais une occasion d’être bonne fille. Mais oui, ma belle, je m’occuperai de vous. Et d’abord, on ne va pas vous laisser avec les croquants. Je vous aurai une cabine potable… Comptes sur moi… Seulement, faudra pas paraître dans les salles à manger, ça serait pas régulier… Vous n’y perdrez rien… Je vous enverrai votre pâture.
Le soir, Échalote prenait possession d’une belle couchette.
— Dites rien, — lui souffla M. Baboudi, — c’est la mienne. Moi je m’arrangerai par ailleurs.
Cet homme était un saint aquatique. N’ayant pu obtenir du commissaire une complaisance un peu excessive, il se sacrifiait.
Échalote, en cette occasion, exhiba sa belle âme.
— Où coucherez-vous, monsieur ?
— Chut ! le sommelier a inspiré un béguin à une voyageuse, sa cabine est vide…
Il conclut :
— Il se fait beaucoup de mariages pendant une traversée.
Elle comprit que le sien figurerait au bilan des unions maritimes, éphémères et bercées. Pourtant M. Baboudi ne sollicitait rien, mais elle savait ce
qu’il convient d’offrir aux hommes en échange de leurs amabilités, et elle était honnête dans ses
M. Baboudi. relations avec les cœurs simples. M. Baboudi ne crânait pas ; elle se jugea royale en l’élevant jusqu’à elle. Comme il était de constitution vigoureuse, le peu qu’elle prononça fut vite compris. Avec toutes les précautions nécessaires dans une situation en dehors de tout règlement et frisant l’indiscipline, ils s’amusèrent follement l’un par l’autre.