Échalote continue/02/05
V
Comme quoi il ne faut jamais jeter le manche
après la cognée.
evoir son pays après un exil sans profit est la plus douce joie des âmes bien nées. Pour des motifs raisonnés on veut promener son ambition et son audace, et le navire qui vous arrache à la patrie est un vaisseau d’espérances. Des mois ou des années plus tard, l’ambition déçue ou l’audace couronnée, le navire qui vous ramène est toujours, malgré la fortune ou les déboires, un
vaisseau de voluptés. Ah ! de quel regard avide ne scrute-t-on pas l’horizon quand le terme du voyage approche et que se dessine la ligne des terres !
Quel doux serrement de cœur à la vue du phare encore lointain qui vous certifie la bonne route et vous sourit de ses feux interrompus ! Ah ! que les dernières heures sont lentes et comme le pilote est peu pressé de vous prendre à sa remorque ! Enfin le port apparaît. Il est beau, non point peut-être
comme celui de New-York, mais comme est beau l’objet que l’on aime et qu’on ne compare pas. Voilà que se lisent les inscriptions intelligibles sur les petites embarcations aux voiles rapiécées et voilà que s’étale le tapis de galets scintillants. Des voix montent que l’on reconnaît, des gens s’approchent qui se font comprendre. On est chez soi, il y fait bon, on est heureux.
En trottinant sur la passerelle du débarcadère, Échalote oublia tout le cauchemar de son excursion artistique. Elle était dans son patelin, les commissionnaires qui s’offraient pour ses bagages étaient ses frères et leurs mains accoutumées aux pourboires avaient les nobles callosités où se révèle la race vieille de travail.
L’air était à peine alourdi par la fumée des paquebots prêts à lever l’ancre, et le ciel était bleu, du bleu des ciels de France, les rares jours où les orages, la grêle ou la pluie ne couvent pas.
Échalote était fière d’être Française. Ses pieds, juchés sur ses talons Louis XV, allaient rencontrer des pieds amis, pointus et cambrés, et non plus ces affreux ripatons en gueules de dogue sur lesquels on doit marcher pendant cent sept ans avant que leur propriétaire ait compris votre charmante invite.
Elle songeait à l’élégance de ses extrémités personnelles quand une malencontreuse corde se trouva sous ses pas. Il y a des gens qui se sont toujours garés du couteau des apaches et du vitriol des jaloux pour perdre la vie par une pelure d’orange. De même Échalote, qui n’avait cessé de craindre un naufrage durant une semaine, eût pu disparaître entre la digue et le bateau si une main vigoureuse et mâle ne l’eût saisie par le bras et d’une manière si calculée que son équilibre fut soudain rétabli.
— Eh quoi, madame Échalote, vouliez-vous donc m’avoir fait traverser les mers pour pleurer votre noyade ?
C’était M. Salé, l’homme le plus distingué de Montréal.
— Par exemple ! — s’écria Échalote, — vous m’en bouchez une surface ! Comment diable êtes-vous ici à ma rencontre ?
— Ne pouvant, pour des considérations familiales, partir par la Transatlantique, — expliqua le Canadien, — j’ai voyagé sur la Compagnie allemande. J’étais à Cherbourg hier matin et me voici aujourd’hui au Havre à vous attendre.
— Vous m’aimez donc ? fit Échalote.
— Je vous adore.
— Et une femme sérieuse comme moi ne vous effraie pas ?
— Elle m’affole.
Cette déclaration était grave. Échalote l’interpréta ainsi. Un homme qui vient du Canada au Havre pour vous rendre la vie doit continuer en suite à vous la faire agréable.
— Ou je suis la dernière des gourdes, — se dit Échalote, — ou cet abruti décidera démon avenir.
Il fallait taper un grand coup, oser tout, ou jouer à l’imbécile et regagner les montagnes russes de l’existence montmartroise, tantôt argentée, tantôt décharde.
Elle osa tout. Quand M. Salé lui proposa de l’accompagner à Montmartre, où il savait qu’elle habitait, Échalote refusa et donna des raisons péremptoires.
— Si j’arrivais avec vous dans l’appartement plein des souvenirs de mon pauvre mari, ma concierge jacasserait et je me maudirais moi-même.
Je suis sans parents et libre, mais le respect de mon prochain m’est utile. Si je vous présente un jour à Mlle Sirop, qui est une éminente femme de lettres, à M. Plusch, un des hommes les plus intelligents de notre époque, et à toutes les personnes qui ont connu mon Victor, vous comprendrez en quelle estime on nous tenait tous deux. Je dois donc à la mémoire de mon époux bien-aimé de garder ma réputation intacte. Par conséquent, je ne vous recevrai pas chez moi tant que ce chez moi sera dans le dix-huitième arrondissement.
— Qui vous empêche de vous installer autre part ? — interrogea M. Salé.
— Personne.
— Alors, je vous demande quelques jours pour chercher un nid digne de vous et de votre sagesse. Je le trouverai vite et vous me permettrez de l’installer à mon goût qui, je l’espère, sera le vôtre. Je suis riche, je suis libre, ma famille ne me suivra pas en France, vous disposerez de moi à votre guise.
— Et d’un autre ! — se murmura Échalote. — J’ai comme une idée que ce poireau sera mon sauveur. Après lui je n’aurai plus qu’à m’offrir des béguins, s’il s’en présente.
Au Canada, M. Salé avait appris à comprendre la nature. Ses hectares agricoles l’attachaient à la terre et ses propriétés forestières fortifiaient ses instincts champêtres. Il voulut pour Échalote et pour les jours qu’il passerait près d’elle un décor de verdure vivante. Il chercha près de Paris une maisonnette assez rustique pour donner l’illusion de la campagne, et tout de même assez voisine d’autres demeures pour que son amie n’y eût peur ni des apaches, ni des satyres. Il explora Neuilly, qui ne lui plut qu’à moitié, Vincennes qui l’effraya par sa population soldatesque, et s’arrêta à Charenton, dont l’allure de sous-préfecture lui donna confiance. Il en aima l’église, la place des Écoles, la mairie emprisonnée dans sa haute grille, et surtout l’avenue longeant le bois, un bois bourgeois où jouaient des bambins, tandis que leurs mères, assises sur de petits pliants, travaillaient et causaient.
Un pavillon était vacant sur cette avenue conduisant à Gravelle. Il le visita, le loua, l’embellit de meubles, de tentures et d’une domestique accorte. Quand tout fut prêt, il y conduisit Échalote.
— Vous êtes chez vous, lui dit-il.— Vous êtes chez vous, — lui dit-il, après qu’elle eut contemplé l’installation intérieure de la maison, la floraison du jardin et les frétillements des poissons rouges dans un bassin minuscule sur lequel pleurait un jet d’eau. — Vous pouvez y habiter dès maintenant et considérer que vos frais me regardent. Pour votre argent de poche, je suis encore là.
Échalote n’en croyait ni ses yeux, ni ses oreilles.
— Les camarades de Montmartre en crèveraient s’ils voyaient ça ! — songeait-elle.
Mais elle n’était pas assez sotte pour les inviter dans son domaine, sachant ce qui peut germer à côté de la jalousie des vieux copains.
Ne pouvant, malgré tout, garder son secret pour elle seule, elle courut mettre M. Plusch au courant de l’aubaine qui lui tombait. À travers toutes ses passades et toutes ses aventures, c’était au président des Embêtés du Dimanche qu’allait la meilleure part de ses sentiments. Ce vieux philosophe, qui avait lancé tant de gigolettes, savait garder leur confiance. Paternel dans ses amours, il l’était aussi dans les douleurs qu’on lui infligeait, mais son souci de rester beau joueur quand le partenaire levait le pied ou emportait la caisse le faisait indulgent. Pourquoi gronder à son âge ? Pourquoi crier sa peine quand le silence vous sauve du ridicule ? Il avait arraché Échalote à sa voiture de pommes rue Lepic, il en avait fait une demi mondaine, maintenant il voulait garder la certitude de lui avoir porté bonheur. Il la félicita donc de son ascension définitive et lui conseilla de se faire épouser.
— Veux-tu que j’intervienne ? — lui proposa-t-il. — Tu connais la valeur de mes conseils et quelle peut être mon influence sur un caractère indécis. J’exposerai à ton Canadien les avantages à tirer d’une union légitime et je me porterai garant de ta fidélité. Si je réussis — termina-t-il, — tu me rendras service à ton tour, peuh, peuh. Je me sens fatigué, j’ai besoin de me mettre au vert, invite-moi de temps en temps à passer une semaine près de toi. Le grand air me devient nécessaire et il m’amusera de jouer au beau-père chez un gendre bien élevé.
Peut-on se récuser pour une charité si facile, alors que l’homme qui la sollicite n’a cessé de s’intéresser à vous ? Échalote ne trouvait rien d’immoral à ce que son ancien protecteur eût un petit morceau de son opulence, et M. Plusch avait les idées beaucoup trop larges pour rougir d’une situation que d’ailleurs il n’exploiterait pas. Quarante ans de noce vous donnent une mentalité complaisante, exempte des préjugés des petits rentiers. M. Plusch raisonnait ainsi et Échalote ne le contrariait point. Aussi bien la ligne de leur inconduite réciproque les associait-elle en dehors de tout examen de conscience et la route qu’ils avaient choisie les autorisait-elle à bifurquer vers la complète liberté d’agir.