Échalote continue/03

La bibliothèque libre.
Louis-Michaud, Éditeur (p. 271-280).

ÉPILOGUE


Sainte Échalote.


Il était écrit sur le livre des destinées féminines que la vie d’Échalote se terminerait dans l’opulence et le bon ton. Petite cigale parisienne qui butina, dans les jardinets montmartrois, le coucou jaune ménage, qui jeta, aux quatre coins de la fantaisie, les pétales des pâquerettes cueillies dans le gazon du square Saint-Pierre et alla porter ses premiers grains de bon sens aux moulins à orchestres, elle devait laisser le vent de la folie guider son vol et s’en remettre à la providence des myrmidons pour son destin.

Elle était de ces privilégiées qui, poussées, semble-t-il, sur les pavés des faubourgs populaires, font par la suite l’ornement des salons bien pensants. L’intelligence d’Échalote, depuis les reinettes qu’elle vendait au tas, rue Lepic, jusqu’à la paire de calvilles qu’elle offrait, plus tard, sertie dans un savant décolletage, avait tenu ferme et paré à tous les chocs.

Elle était maintenant à l’apogée de sa fortune, et la définitive gloire s’annonçait. Mariée à M. Salé, elle pouvait être donnée comme exemple de fidélité conjugale. Cette tenue intransigeante ne lui était pas pénible. Les femmes s’entraînent plus qu’elles ne participent à l’amour ; donnant souvent, même vis-à-vis de l’homme aimé plus d’ivresse qu’elles n’en ressentent, il leur est facile de se garder sages.

M. Salé se déclarait heureux, et la municipalité de Charenton avait, en la personne d’Échalote, une administrée de marque. Au surplus le ménage Salé était parmi les bienfaiteurs de la ville, de cette extraordinaire ville où, il y a quelque vingt-cinq ans, un curé organisait les enterrements civils et, à l’aide d’un journal hebdomadaire lui appartenant, La Paroisse, taillait toutes les croupières de la politique locale à ses ennemis de la mairie.

Échalote brillait, de l’avenue de Gravelle à la route de Saint-Mandé qui, vers la Seine, est une sorte de Cannebière où circulent les canoteurs, ces capitaines au petit cours, et les pêcheurs à la ligne, ces autres Marseillais. Montmartre n’existait plus dans sa mémoire qu’à l’état de rêve loin tain. C’est à peine si elle se souvenait de ses valses chaloupées à la Galette, de ses mouillettes à Tabarin, de ses bostons quand le Moulin-Rouge était un baraquement au plafond enluminé d’étendards où on levait la jambe moins en l’honneur des étrangers ébahis que pour se donner un salutaire exercice. Elle avait, depuis bel âge, rompu avec ses amis de jeunesse. Elle savait vaguement que Friquette des Paillons s’était fait une jolie place dans le monde des villes d’eaux où elle « allumait » à la roulette ; que Véronique Sirop avait conquis la notoriété en se présentant avec éclat, sinon avec succès, à la députation ; que les Embêtés du Dimanche avaient, pour la plupart, tourné au gâtisme innocent ou à l’élégante ataxie. Elle n’avait plus rien de commun avec ce monde bambocheur et amoral, cette société du Doigt dans l’œil qui s’imagine que l’univers commence rue de Châteaudun et se termine place du Tertre. Seul M. Plusch, présenté aux dames notoires de Charenton, avait trouvé grâce devant le tribunal de sa distinction. Il était son parrain, rien de plus, et acceptait sur sa filleule des félicitations qui lui remuaient l’âme. D’ailleurs il était si vieux que les mauvaises langues ne pouvaient médire, et les cheveux blancs poussés autour de sa calvitie, célèbre du café Cocardasse à la brasserie Raff, donnaient à cette bonne figure, qui attira ou la gifle ou le baiser, une allure d’oblat comblé des bienfaits du ciel.


M. Plusch, présenté aux dames notoires de Charenton…
Charenton est une banlieue charmante qui aime les réjouissances de bon aloi, les concours de fanfares, les joutes sur l’eau et les fêtes vénitiennes. Facilement on peut s’y faire un nom vénéré en prenant l’initiative de ces cérémonies qu’il ne vous est pas défendu de terminer par un feu d’artifice avec gerbes, soleils, bouquets et une pièce allégorique où la Renommée ouvre ses bras au Commerce des vins.

Les lauriers d’un fabricant de futailles qui venait d’offrir une bannière à la société de gymnastique, les palmes académiques épinglées à la redingote d’un marchand de vermouts qui avait organisé une kermesse de charité dans ses hangars, troublaient Échalote et stimulaient son ambition. Qu’inventer pour imposer à la postérité le nom d’une dame Salé, charitable et généreuse ? Notre ex-Montmartroise eut une idée géniale, une nuit où certains échos de Montfermeil, de Nanterre et autres lieux l’empêchaient de dormir. Pourquoi, elle aussi, ne fonderait-elle pas un prix de vertu ? Pourquoi ne couronnerait-elle pas une rosière ? Charenton ne possédait-il pas un de ces joyaux de pureté qui méritent l’apothéose, une robe neuve, une paire de bottines et un billet de cinq cents francs ? Il n’y avait qu’à chercher, après quoi la situation pécuniaire et l’âge de M. Salé feraient accepter au bureau de bienfaisance le titre de rente qui, chaque été, à l’ombre du buste de la République, créerait un bonheur.

M. Salé, comme tous ceux qui, par leur mariage, ont fait du sauvetage et de la réhabilitation, ne voulait que plaire à son épouse. Il approuva la proposition soumise et se mit en campagne pour la réaliser. Encore beaucoup mieux qu’il ne l’espérait, il trouva auprès des autorités un concours efficace. Un conseiller municipal savait où cueillir la fleur de dévouement et de sacrifice qui vaut l’honneur d’une solennité inoubliable.

Par un après-midi caniculaire, sur une estrade de velours rouge, avec le maire à sa droite et le capitaine des pompiers à sa gauche, Échalote eut la joie de poser sur la tête d’une brunisseuse de seize ans une couronne de jasmin rehaussée d’oranger. La Chorale de la commune entama ses chants les plus appropriés et la clarinette de la Philharmonique y alla d’un solo où gazouillaient les rossignols.

Le soir, en un banquet qui mit en valeur le dessus du panier d’une population déjà très éclectique, Échalote reçut le coup d’encensoir définitif. Des tribuns prirent la parole pour la remercier de son beau geste de charité et de l’admirable camouflet donné à l’égoïsme des riches par son grand cœur.

Les discours s’achevèrent dans une bénédiction grandiose et laïque dont elle devait rester, jusqu’à la fin du monde charentonnais, sanctifiée.



FIN