École des arts et métiers mise à la portée de la jeunesse/Le Cordonnier

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Anonyme
Traduction par T. P. Bertin.
L. Duprat-Duverger, libraire (2p. Gravure-12).

Le Cordonnier.


LE CORDONNIER.





Il est peu d’états plus utiles que celui de cordonnier, et il n’en est guère qui rapporte plus de profit lorsqu’il a une étendue considérable.

Il est des cordonniers qui exercent leur profession en chambre, d’autres qui ont de grands magasins où ils exposent aux regards du public des souliers de toutes espèces pour les hommes et pour les femmes, ainsi que des brodequins et des guêtres.

Le maître cordonnier, ou, si celui-ci a un très-fort établissement, son premier garçon prend la mesure des souliers de ses pratiques et coupe le cuir pour le donner aux autres ouvriers. Dans certains cas, surtout à la campagne, il coupe le cuir pour tous les petits cordonniers des pays environnans ; il achète alors une peau ou une demi-peau du tanneur, et en fait des semelles ou des empeignes dont il se sert lui-même pour son état, ou qu’il vend à ceux que la faiblesse de leurs moyens ne permet pas de s’approvisionner chez les marchands en gros.

Pour retirer des bénéfices de cette profession il faut posséder des connaissances sur les qualités du cuir, et avoir du discernement pour le couper, de manière qu’il offre le moins de perte possible.

La vignette donne la représentation du maître et de son compagnon : le premier coupe une empeigne de soulier sur un modèle en papier qui la couvre ; un petit poids de plomb est placé sur la peau, à l’un de ses angles, pour l’empêcher de glisser ; à sa gauche est un marteau dont il se sert pour abaisser les parties grossières qui se trouvent dans l’épaisseur du cuir, et à sa droite est une paire de pinces ou tenailles qui sont dentelées, pour qu’elles puissent tenir le cuir quand il s’agit de l’étendre.

Le garçon cordonnier est représenté dans l’action de joindre l’empeigne à la semelle d’un soulier ; sur un banc près de lui sont une alêne, un tranchet et une pierre avec laquelle il aiguise ses outils ; devant lui, à sa droite, on voit un marteau et une pierre creuse pour faire prendre au cuir une forme bombée ; de l’autre côté est un baquet rempli d’eau où il a mis de la poix en boules pour cirer son fil.

Tels sont les principaux instrumens nécessaires à sa profession. Il coud le cuir avec du fil ciré, et en forme une substance solide et durable. Comme il ne se sert pas d’aiguille, il attache à l’extrémité de son fil une soie de cochon ou de sanglier qui guide le fil à travers le trou fait dans le cuir avec son alêne.

Les ouvriers de cette profession se distinguent en cordonniers pour femme et cordonniers ou bottiers. Il en est peu qui puissent suivre ces deux états avec avantage : il faut beaucoup d’adresse pour établir des souliers de femme, parce que plus les étoffes sont propres, plus les coutures doivent être délicatement faites.

Le cordonnier emploie des femmes pour border les souliers de toutes espèces, et pour coudre ensemble les quartiers de ceux qui sont faits en satin et autres étoffes de soie.

Les souliers et les bottes se font sur des formes de bois tendre qui se taille avec l’instrument que nous avons décrit à l’article du brossier ; le même homme qui fait les formes fait aussi les talons de bois pour les souliers de femmes ; les formes pour les souliers se font d’un seul morceau de bois taillé de manière à imiter le pied ; mais celles qui sont faites pour les bottes, et qui se nomment embouchoirs, se séparent en deux parties, entre lesquelles on introduit un coin lorsque l’on veut en élargir la tige.

L’histoire nous apprend que les juifs, longtemps avant l’ère chrétienne, portaient des souliers de cuir ou de bois ; ceux de leurs soldats étaient quelquefois de cuivre ou de fer ; les souliers des Grecs, auxquels on donnait le nom de brodequins, allaient jusqu’au milieu de la jambe ; les Romains se servaient de deux espèces de souliers, le calceus, qui couvrait entièrement le pied et qui avait à peu près la forme de nos souliers, et la solea ou sandale, qui ne couvrait que la plante du pied et était attachée avec des cordons de cuir. Le calceus se portait avec la toge lorsque l’on sortait, et l’on mettait les pantoufles ou les sandales lorsque l’on allait en voyage ou qu’on allait assister à quelque fête. Les citoyens d’un rang ordinaire chaussaient des souliers noirs, et les femmes en portaient de blancs ; les principaux magistrats de Rome se chaussaient en souliers rouges les jours de cérémonies.

En Europe les princes portaient, il y a mille ans, des souliers dont l’empeigne était de cuir et la semelle de bois ; sous le règne de Guillaume le Roux les souliers des grands seigneurs avaient de longs bouts pointus rembourés d’étoupes et tortillés comme des cornes de bélier. Le clergé déclama en chaire contre ces pointes, dont la mode continua à se maintenir jusque sous le règne de Richard II, où elles furent attachées sur les genoux avec des chaînes d’argent ou d’or. Le parlement à la fin intervint par un acte rendu dans l’année 1463, et prohiba l’usage des souliers ou des bottes avec des pointes qui excédaient la longueur de deux pouces, et il fut défendu aux cordonniers, sous les peines les plus graves, d’en faire qui ne fussent pas conformes aux dispositions de l’acte dont on vient de parler.

Les cordonniers emploient beaucoup de maroquin, qui est une peau de chèvre préparée avec de la noix de gale ou du sumac, et auquel on donne la couleur que l’on juge à propos. On se sert aussi de maroquin pour couvrir des malles et des nécessaires, pour relier des livres et pour différens ouvrages qui exigent de la propreté.

On dit figurément et familièrement qu’un homme n’a pas de souliers, pour dire qu’il est fort pauvre ; et pour donner à entendre qu’on ne se soucie pas du tout de quelque chose, on dit proverbialement qu’on ne s’en soucie non plus que de ses vieux souliers ; on dit proverbialement que les cordonniers sont les plus mal chaussés, pour dire que souvent ceux qui sont d’une profession négligent d’en faire usage pour eux-mêmes.