Écrit sur de l'eau/Chapitre V

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Éditions du feu (p. 97-108).

CHAPITRE V.


AMI DE JEUNE FILLE


Puis on cause… et ça devient de la pitié. Et enfin je leur offre mon amitié.

Jules Laforgue

Juliette Brémond n’avait pas eu beaucoup de temps pour se reposer des fatigues du bal. Rentrée à cinq heures du matin, elle n’avait presque point dormi, toute à son inquiétude. Elle songea d’abord à empêcher sa mère de sortir l’après-midi. Mais… sous quel prétexte ? Puis, à l’accompagner… Mais quelle démarche mesquine !… Ah ! le mieux était encore de demeurer immobile, de laisser toutes choses dériver dans l’universelle veulerie qui est leur pente, leur but et leur élément. Tant pis ! tant pis ! Sa mère sortirait. Et après !… Elle rentrerait, bien sûr ! Certes, il n’y avait point de danger qu’elle accompagnât sa faute d’un semblant de passion, ou de drame. Elle rentrerait, à sept heures, bourgeoisement. Puisqu’elle ne s’était qu’amusée, n’est-ce pas ? pouvait-on réclamer d’elle autre chose qu’une tranquillité décente ? Âme sereine !

Dix-huit ans, Juliette ! et si fatiguée !… si fatiguée qu’il lui semblait avoir parfois l’âge d’une aïeule, et la résignation d’un ascète, si fatiguée qu’elle ne tentait même plus de dissuader les jeunes gens de sa cour de l’opinion malveillante qu’ils s’étaient formée d’elle. Elle avait envie d’écrire : « Tant pis ! » sur le papier mauve de sa correspondance, en devise, après son adresse. Tout est tant pis, et on ne peut rien rêver de pire que ce qui est. Tant pis si on la croyait une demi-vierge, ou une fausse ingénue, ou une poseuse, ou une simple, tant pis si elle était destinée à vieillir, sans l’amant que donnent les noces, les douces noces juste » des beaux-rêves ! Tant pis tous les désastres sauf celui-ci, celui de ressembler, plus tard, à son père indélicat, à sa mère vicieuse et frivole… On dit que l’atavisme est une loi fatale, qu’on retombe tôt ou tard sous sa sanction, malgré toute morale, tout effort… Et cela même, tant pis, après tout. Juliette n’aura jamais pour elle autant de dégoût qu’elle en aura ressenti pour les autres, la tourbe vilaine et basse des autres.

— Maman, tu sors ?

— Oui, ma fille.

Et madame Brémond riait de toutes ses dents, de toutes les rides fugaces de son visage conservé par le plaisir.

— Veux-tu que je te mette ton mantelet ?

— Merci. Tu es gentille…

Elle continuait à rire, heureuse de l’idée qu’elle allait avoir tout à l’heure un nouvel amant, plus jeune encore que tous les autres, un nouvel amant, imberbe, frais, à peine plus âgé que sa fille et, ma foi, d’une peau plus blanche, puisqu’il était blond et Juliette brune…, heureuse aussi de savoir qu’il faisait beau, et que son mari rentrerait pour le dîner, qu’il n’y aurait pas de retard, que tout enfin allait bien dans le mieux combiné des ménages. Volupté, pot-au-feu, linge élégant, confort, sourires de la vie facile !…

Une petite pendule parlait bas dans l’imagination de Juliette. Arrêtée fixe et toujours sonnante, elle lui disait avec toutes les nuances de l’ironie, de la menace et de la perfidie : « Trois heures ! trois heures ! » Et lorsque sa mère fut partie, elle se précipita dans sa chambre, s’y renferma à double tour et pleura sur son lit, comme une petite fille qu’on laisse seule dans un berceau, quand on va s’amuser loin d’elle.

Enfin, on vint lui annoncer que Jacques de Meillan l’attendait au salon. Elle y descendit.

Jacques voulait parler à Juliette de son amour pour Anne. Il ne pouvait plus garder pour lui un tel secret. Et qui choisir mieux pour raconter qu’on chérit une femme, sinon une autre femme ! Les hommes sont brutaux, simplistes et obscènes. Ils vous écoutent distraitement, n’attendent point que vous ayez fini pour se souvenir abondamment devant vous des aventures extraordinaires et flatteuses qu’ils eurent depuis leur jeune âge, et terminent en vous donnant quelques conseils grossiers et faciles, empruntés à l’expérience qu’ils ont des femmes faciles et grossières. Mais une confidente, jeune fille ou mariée, traite l’affection en blessure et la soigne avec des paroles douces. Elle s’intéresse, elle sympathise, elle s’attendrit. Et cependant… non ; il ne dirait rien encore. Juliette l’avait demandé : elle avait besoin de lui et non lui d’elle. Si elle souffrait dans son cœur d’enfant, quelle ironie amère de lui confier, ce que lui rêvait, — folies et mirages, — dans son cœur d’amant ! À quoi bon évoquer des images d’espoir ?

Juliette, en descendant, s’était décidée plusieurs fois, tantôt à parler, tantôt à se taire, selon les marches. Mais au seuil du salon, elle était bien résolue à ne rien révéler de sa peine, sinon par allusions si générales et si lointaines que Jacques comprît seulement qu’elle souffrait, et rien de plus.

Mme Brémond, grand’mère, assistait à l’entrevue, mais lorsque Jacques eût été dans l’antichambre retirer des poches de son pardessus quelques livres qu’il montra, en annonçant son intention d’en faire à haute voix la lecture, la vieille dame, assommée déjà d’ennui, et estimant en avoir assez fait pour les convenances, en empêchant le jeune homme de se précipiter au cou de sa petite-fille, comme on suppose que ce serait l’habitude de tous les jeunes gens si on ne conservait pas dans les familles quelques grand’mères, précisément pour cette sauvegarde, la vieille dame s’éloigna sans s’excuser, et Jacques et Juliette restèrent seuls.

— Toujours du noir ? interrogea-t-il doucement.

— Oui… ou plutôt non, je me trompe. Moins qu’hier, parce qu’il n’y a plus cette cohue… Mais, tout de même, la vie n’est pas gaie.

— Non, la vie n’est pas gaie. Mais les gens qui sont dedans sont parfois bien drôles.

— Vous trouvez ?

— Je veux dire : bien ridicules. Me montrerez-vous quelque part dans le monde quelque chose de plus amusant, de plus pareil, en tout petit, au spectacle entier des intrigues de la vie, que le bal de Madame Morille ?

— Je n’y fais plus attention.

— Oh ! chère Juliette, ne vous laissez pas aller ainsi. Faites comme moi. Réagissez, remontez-vous, plastronnez !

— Cela vous est facile à dire, mon cher Jacques, d’autant plus facile que vous avez l’air, inexplicablement, d’un homme qui pense à un grand bonheur.

— Vraiment, Juliette !

Et Jacques s’avança vers la jeune fille avec anxiété, avec le désir soudain qu’elle lui fût prophétique, que ce bonheur auquel il pensait, l’évocation de sa parole de vierge allât le lui chercher, en violant l’avenir.

— Vraiment, oui ! vous n’êtes plus tout-à-fait le même. On devine ces nuances imperceptibles, quand on est soi-même tendu et la chair de la souffrance comme dépouillée…, ou bien, — et c’est le cas aujourd’hui — quand on a l’habitude d’une grande clairvoyance dans l’amitié.

Elle se dérobait, il se retira :

— Puissiez-vous dire vrai, Juliette. Un grand bonheur ! Certes, j’y rêve chaque jour, et d’autant plus que je n’ai souvenir d’avoir vécu que parmi le déroulement d’une multitude de mesquines contrariétés. Un grand bonheur pour équilibrer tout ce passé ! Priez pour que je l’obtienne, amie Juliette.

— Ami Jacques est bien égoïste… Et moi ?

— Oh ! vous ! protesta-t-il, si vous n’étiez pas heureuse pendant que je le serais, je ne voudrais point le rester.

Il vint s’asseoir très bas à côté d’elle, sur un petit tabouret. Il avait la tête à la hauteur des genoux de la jeune fille et il la voyait, en se détournant à peine, menue sous l’étoffe du peignoir bleu, toute entière un bijou de grâce et de gentillesse où aurait vécu une âme douloureuse. Il voyait la ligne devinée de ses jambes fines, et surtout son bras délicat, d’une pâleur mate et chaude, si fragile au pli du poignet, et nu jusqu’au coude dans la manche pagode.

Il était content d’être là, content de n’en point bouger, tout à son aise pour penser à son amour, ou l’oublier aussi bien puisqu’à cet instant il pouvait être heureux sans lui.

Être tout à côté d’une jeune fille, seul avec elle, pendant quelques quarts d’heure d’un après-midi, respirer le parfum simple de sa jupe et celui qu’elle met à ses mains, à peine perceptible, être là ! ne penser à rien, n’attendre rien !… les jupes des jeunes filles sont des choses uniques au monde. Aucune femme n’a plus jamais, même si elle en veut imiter la coupe, la jupe chaste, douce et jolie d’une jeune fille.

— Laissez-moi, continua-t-il, mettre ma tête sur vos genoux. Il me semble que ma migraine en ira mieux.

— Vous n’avez pas la migraine très fort, dit-elle. Mais vous êtes comme les chats, vous pensez à vous, à votre bien-être, à vos petites émotions. Je suis sûre que vous ne songez à moi, et ne me plaignez que quand je suis là !

— Peut-on dire ? je pense tous les jours à vous. Je vous désire heureuse. J’imagine un prince charmant qui vient vous chercher… Il ne ressemble pas à Lanturlut… Mais je vous jure que je commence à avoir une migraine terrible et que, si vous me laissiez me reposer comme je vous le demande, j’irais tout de suite mieux.

— Est-ce que vous songez à la conclusion qu’en tirerait grand’mère, si elle rentrait !

— Je dirai que je me baisse pour ramasser le dé à coudre. Tenez ! je le pose à l’instant par terre, le dé à coudre. Il sera prêt.

— Et puis, à force de ne pas entendre le bruit d’une lecture, elle croira que vous ne lisez pas.

— Je réciterai tous les vers que je sais par cœur, sans m’emballer, avec l’air bête de quelqu’un qui les lirait sur le papier.

Il s’avança encore et posa sa tête sur les genoux de Juliette.

— Comme je suis bien ! pensait-il, vraiment je ne peux pas être mieux. Quand je songe à me faire fakir, c’est une telle immobilité qu’il me faudrait. Je suis délicieusement bien ; mais comme ma tête est grosse ! Quand elle est droite sur les épaules, ça passe encore ; mais, comme cela, inclinée de côté et posée, elle me fait l’effet d’être pesante comme une poire monstrueuse et vide comme un boulet creux. Juliette, par comparaison, aurait les genoux d’une grande poupée… Si je l’aimais, je craindrais de lui paraître ridicule en lui faisant soupeser une caboche pareille… Mais, Dieu merci, je n’aime pas Juliette, je n’aime que ses bras qui sont vraiment des personnes animées, et que j’entrevois maintenant, dans la pénombre des manches ouvertes, et plus brillants que les rayons du jour d’hiver, qui ne les éclaire pas.

— À quoi pensez-vous, Jacques ?

— Je pense que j’ai une bien grosse tête, chère amie, pour le peu que j’ai à y mettre. Voulez-vous que je vous récite des poèmes ?

— Oui.

— Verlaine, Baudelaire, ou Samain ?

— Qu’est-ce qu’il a écrit, Baudelaire ?

Les Fleurs du Mal.

— Ah !

— Rassurez-vous. Ce sont des fleurs de beauté, des confidences, des tendresses, des terreurs…

— La poésie de l’âme ?

— Ah ! et de quelle âme ! la plus profonde, la plus souffrante, la plus traquée.

— Des confidences, disiez-vous ? Mon petit Jacques, rappelez-vous tout ce que vous pourrez de Baudelaire.

Il lut en sa mémoire, au hasard, et Juliette, malgré l’atonie volontaire de sa voix, écoutait, extasiée, oublieuse, ces strophes nouvelles pour elle où s’avouait une ardeur, un désespoir et une méditation tellement universels que sa propre douleur s’y perdait comme une goutte d’eau s’évaporant sur le brasier où on la jette. Après Recueillement, après Le Balcon, après Chant d’Antonine, il dit l’Invitation au Voyage, et véritablement il y eut une minute où ni l’un ni l’autre ne sut le lieu de leur présence humaine… Mais, comme il finissait, la pendule réelle sonna trois heures à leurs oreilles vraies ; et la jeune fille, arrachée du sommet d’un rêve sublime par une invisible et féroce main, tomba, tomba de si haut qu’elle eût un instant de folie.

Elle étouffa le cri d’une douleur aiguë. À cette heure, au moment où ressuscitait la magie d’un poète dont tout le sang du cœur avait coulé pour que des hommes, plus tard, en eussent une révélation de beauté, sa mère à elle, sa mère, à quelques maisons de là, caressait le jeune amant qu’elle s’était la veille choisi. Elle y prenait du plaisir, elle s’amusait. Et peut-être tenait-elle maintenant, sur ses genoux flétris de femme mûre, nus sous une robe impudique, la tête blonde, légère et jolie du petit viveur frivole… ah ! du même geste dont elle, Juliette, accueillait, naïve et distraite, la tête, blonde aussi, de son neurasthénique et chaste ami !… Tiens !…

Et en un sursaut de colère, elle avait pris entre ses deux mains la tête de Jacques et l’avait jetée loin d’elle.

Jacques, interloqué et étourdi, se redressa comme il put et contempla, avec un indicible étonnement, la jeune fille qui le regardait, confuse, hagarde, inconsciente.

— Pardonnez-moi, dit-elle enfin, je suis folle… Je ne sais pas ce que je fais.

— Vous souffrez ?…

— Ah ! taisez-vous, je ne souffre pas… Personne au monde ne peut savoir… j’ai des mélancolies absurdes qui se résolvent en crises violentes. Ne m’en veuillez point, n’est-ce pas, ami Jacques.

— Moi ? vous en vouloir ! s’indigna t-il, voulant lui prendre les mains, lui dire quelque chose de vraiment fraternel.

Mais elle était toute tendue dans sa volonté de ne rien dire et de demeurer éternellement seule à connaître quelles Images viles grouillaient dans son cerveau qu’elle n’aurait voulu rempli que de purs spectacles. Souffrir du mal de vivre et du spleen universel, c’était bien, mais souffrir d’être la fille d’une coureuse, ah ! non ! non ! pas même devant Jacques. Le mépris des hommes pour les femmes est si subtil qu’il se glisse dans le cœur des plus ingénus : il n’attend que le semblant d’une occasion. Juliette eût presque de la joie lorsqu’elle entendit le pas de sa grand’mère qui venait vérifier au salon le bon fonctionnement des convenances.

Au premier coup d’œil, cette respectable dame vit aux deux jeunes gens ce qu’on est convenu d’appeler « des figures pas ordinaires ». Le trouble de Jacques, maintenu parla correction mondaine, n’avait rien que de semblable à celui de la banale migraine, qui tire les traits et plisse le front penché. Mais la figure de Juliette, mille fois plus pâle qu’à l’ordinaire, l’inquiéta :

— Qu’est-ce que tu as, dit-elle, ma petite ? Qu’est-ce que c’est ?

— Mais rien, grand’mère.

— Tu es blême comme une morte.

— Mais non, grand’mère, tu exagères. Je suis très émue, c’est vrai, par des vers que vient de me lire Jacques de Meillan. Ils sont tellement beaux !…

— Ah ! vous en faites de belles, vous, avec vos sales bouquins ! cria madame Brémond, en se tournant vers le coupable. Je comprends maintenant bien des choses : Juliette toujours plus sombre, plus taciturne, depuis quelque temps. Elle a la vie la plus heureuse, la plus paisible, qui se puisse imaginer. Ce sont les lubies que vous lui introduisez dans le jugement, grâce aux vers de vos poètes décadents…

— Grand’mère, intervint Juliette avec énergie, j’ai peut-être exagéré en mettant sur le compte de la poésie seule un trouble que je ne m’explique pas, et passager d’ailleurs. Mais, quand bien même ce serait vrai, notre ami Jacques a coutume de venir lire parfois des livres que lui seul peut nous faire connaître, et ces livres, je les aime.

— On n’a pas idée d’une folie pareille ! grommela la vieille dame. Se faire mal pour du papier imprimé !… Ah ! j’aurais voulu voir, de mon temps, qu’un jeune homme vînt à la maison me réciter des vers incompréhensibles ! j’aurais voulu voir comment ma mère l’aurait reçu !… Mais Émilie n’a aucune espèce de sentiment du savoir-vivre. Elle est toujours absente, d’ailleurs. Très bien ! tu veux avoir des étourdissements, ma petite ? à ton aise ! Ce n’est plus moi qui te ramasserai. L’ami Jacques me remplacera, si c’est son plaisir que d’affoler de malheureuses jeunes filles. Les sales bouquins ! les sales bouquins ! Elle regagna sa chambre, tout en vaticinant les plus sombres présages sur l’avenir de cette maison désorganisée d’où s’étaient envolés à tout jamais l’esprit de suite, la dignité et les principes.

Demeurée seule avec Jacques, et comme il insistait pour obtenir une parole de confiance, Juliette le supplia de partir, de ne rien lui demander, de ne pas la plaindre, ajoutant qu’elle le reverrait lorsque les circonstances le permettraient, que ce n’était pas utile auparavant.

Il se découragea. Mais sitôt qu’il fut parti, Juliette le regretta, comme le seul être dont la présence tût capable de la réconforter. Elle ne savait plus où se mettre, comment penser : les yeux secs, le corps énervé, l’âme vide. Quand l’heure du dîner sonna, elle la surprit, assise devant sa table à ouvrage, inerte, épuisée, désincarnée, comme une femme que son amant vient de tromper, et qui accepte.