Écrit sur de l'eau/Intermède

La bibliothèque libre.
Éditions du feu (p. 109-124).

INTERMÈDE


J’en ai vu plusieurs aujourd’hui, répondis-je, parlant des littérateurs. — J’aime ces existences tranquilles. Ils travaillent toujours et pourtant on ne les dérange jamais.

André Gide

En montant son escalier[1], Jacques de Meillan fut surpris d’entendre des cris violents qui lui parurent avoir sa chambre pour lieu d’origine. Il se frappa le front terrifié. C’était son jour de réception pour ses amis littérateurs, et il l’avait oublié. Il grimpa avec la rapidité d’un ascenseur car, en une seconde de vision prophétique, il avait vu ses biens livrés au pillage, sa bibliothèque saccagée, sa tortue écartelée par la malice sans bornes qui caractérise les gens de lettres en province, son cabinet de toilette forcé, ses rasoirs servant à scier du bois, tout un spectacle de désolation et d’épouvante.

Hélas ! quelle que fût sa prestesse, il arrivait trop tard. Quand il ouvrit la porte, il fut accueilli par de joyeuses clameurs, mais personne ne se dérangea pour quitter son occupation du moment.

Maxence Eucrate, l’érudit, s’efforçait avec le rasoir-souvenir-de-famille d’encocher la bibliothèque à la hauteur de son crâne afin, disait-il, de mesurer dans quelques mois les progrès rapides de sa croissance. Olivier Laurent, le peintre, ayant à l’aide d’une pin cette ramené Jeannette de dessous le lit, l’avait posée sur le dos, et lui imprimant parfois de légères secousses, étudiait sur sa modeste personne les insondables mystères de la rotation qui entraîne les mondes à travers le chaos. Ludovic d’Hernani, le romancier, ayant tordu d’une main ferme et réduit au minimum le format d’un volume de luxe, en déclamait les plus beaux passages, tandis qu’un à un, tombaient de la plus haute planche de la bibliothèque violée des livres et toujours des livres, s’amoncelant avec lenteur devant Norbert Esmont, le poète, qui, couché à plat-ventre sur le tapis arrachait, à chaque césure, une petite touffe de sa laine.

Jacques de Meillan ne s’emporta point en cris inutiles. Il se contenta d’offrir à Eucrate un canif à manche de nacre en remplacement du rasoir et un petit lapin de nickel vomissant un centimètre de coton bleu, afin qu’il prît l’exacte mesure de la distance séparant le plancher de l’encoche indicatrice. Il délivra délicatement la tortue, haletante et les yeux tournoyants d’effroi, lui caressa doucement la tête pour la consoler et l’introduisit dans un tiroir dont il garda la clef. Il remit patiemment les livres dans leurs rayons, et redressa entre les mains de Ludovic d’Hernani le volume tordu. Puis il s’assit, et parla :

— Messieurs, j’avais complètement oublié que c’était aujourd’hui mon jour, de telle sorte que je m’étais attardé. J’avais complètement oublié aussi que nous avions décidé de recevoir pour la première fois ce soir, — après l’avoir tant vu et entendu chez d’autres personnes, — M. Paolo Mercanti, dont les œuvres complètes…

— À bas Paolo Mercanti ! hurla Olivier Laurent. Nous n’en voulons plus. Paolo Mercanti est un fourneau en même temps qu’un homme sans éducation.

— Vous vous trompez, prononça Eucrate avec lenteur en roulant le centimètre de coton bleu, ou tout au moins vous exagérez. C’est un homme qui ne manque pas de tenue. On l’a signalé deux ou trois fois dans des salons où l’on crie.

— D’ailleurs, insista Ludovic d’Hernani, la preuve que ce n’est pas tout à fait un imbécile, c’est qu’il a demandé à être introduit parmi nous.

— Il le sera, dit Esmont, d’une manière surérogatoire et, si j’ose dire, surnuméraire, car nous ne saurions en aucune manière admettre une minute l’idée d’ajouter un membre de plus à notre association. Nous sommes cinq à avoir du génie : il ferait beau voir que Mercanti en eût aussi. S’il en possédait, il serait bon à supprimer.

— Rassurez-vous, conclut l’amphitryon, il n’en a pas. Mais vous ne m’avez pas laissé achever mon discours.

— Nous l’écouterons si vous nous abreuvez, déclara Olivier Laurent qui était monté debout sur une chaise.

— Attendez, dit Jacques.

Il courut aux cuisines et y rencontra Eugénie qui, n’ayant pas d’engagement pour l’après-midi, le passait devant la fenêtre, une bouteille de pétrole sous le nez, et tenant au vautour, impassible sur son perchoir, des discours pleins d’amertume.

— Coco, tu m’écoutes ! geignait-elle, tu m’écoutes, Coco ? je te parle. Je trouve la vie très triste, et cette cuisine très sombre, et les gages que me donne mon patron sont dérisoires et toujours différés… Je vieillis sans raison, Coco, entre des vaisselles et des torchons, alors que, comme tant d’autres, j’aurais dû utiliser mon brevet supérieur, et devenir une cocotte richement entretenue et prendre l’air dans un huit-ressorts sur le Prado. Car j’ai mon brevet supérieur, mon cher Coco et c’est ce qui t’explique pourquoi je m’exprime avec tant de correction. Mais à quoi me servent ma bonne éducation et les arts d’agrément dont je possède les secrets ? à quoi ? je te le demande. Trouves-tu cela juste ? Ah ! je t’assure, mon pauvre Coco, si ce n’était pas pour toi à qui je me suis attachée, il y a des jours où je me ferais sauter la cervelle.

— Que faites-vous là, Eugénie ?

— Monsieur Jacques le voit, je respire un peu de pétrole. L’odeur du pétrole m’est infiniment plus agréable que celle de l’opoponax ou du benjoin. Sentez un peu Monsieur Jacques.

— Non, ma fille, je n’ai pas le temps. Je suis venu pour obtenir que vous nous fassiez du thé.

— Mais je n’ai pas de thé.

— Je le pense bien, et c’est pourquoi je vous confie cette pièce de vingt sous. Vous allez descendre dans la rue et m’acheter du beurre, du lait, du thé et du sucre : cinq sous de thé, deux sous…

— C’est bon ! Monsieur ne va pas m’apprendre mon métier. Je vous arrangerai tout pour dix-sept sous et j’ajouterai même des rôties, et je me fais forte d’avoir encore de quoi resservir ces Messieurs jeudi prochain, sans nouvelle dépense.

— Eugénie, vous êtes une perle.

— On a vécu, Monsieur Jacques…

— Dans un petit quart d’heure, déclara le jeune homme en retrouvant ses amis, dans un petit quart d’heure, vous serez abreuvés. Je reprends donc ma phrase à l’endroit précis où je l’ai laissée : Paolo Mercanti dont les œuvres complètes méritent qu’on y prenne garde. Je vous exhorte donc, Messieurs, à la plus grande modération dans vos paroles lorsque cet écrivain va comparaître devant nous.

— Je l’engage à bien se tenir, gronda Eucrate, en simulant un assaut de boxe terminé par un irrésistible coup de chausson.

— On cite de lui des anecdotes tout à fait désobligeantes.

— Et vraies, vous n’en pouvez douter, mon cher ; vraies comme les principes premiers de la connaissance.

— La sienne, sans doute, qui a vingt ans de plus que lui.

— Et qui paye son loyer.

— Et son tailleur.

— Et quant à son talent…

— N’en parlons pas, voulez-vous !

— Oui, le mieux serait de sourire.

— Mais, le voilà lui-même.

Il entrait en effet. On le reçut avec enthousiasme.

— Bonjour, cher, dit Eucrate en lui tendant deux doigts.

— Ça va bien, mon vieux ! dit Norbert Esmont, en s’asseyant au sommet du dossier d’un fauteuil Voltaire.

— Nous commencions à être impatients de vous voir, remarqua Ludovic d’Hernani avec ingénuité.

— Enfin, vous voilà, c’est l’essentiel, dit Jacques. Vous arrivez à point pour nous faire le plaisir de prendre du thé avec nous.

Seul, Olivier Laurent fut irréductible. C’est à peine s’il daigna s’excuser sur le fait que, debout sur une chaise et les mains derrière le dos, il n’en avait point l’usage.

— D’ailleurs, ajouta-t-il, elles n’ont point l’habitude de serrer les vôtres, pilier d’estaminet, sauvage ivre d’alcool ! Je n’ai rien de commun avec vous, et si nous avons passé par la même porte, c’est bien parce qu’il n’y en a point deux. Tout me dégoûte en vous, jusqu’à votre nom, qui est le comble du ridicule. Paolo Mercanti ! on n’a pas idée de se choisir un nom comme ça. Parlez-moi d’Olivier Laurent. Celui là est drôle, il est spirituel, il plaît aux dames et il vous a un fumet de grâce et de distinction.

Mercanti haussa les épaules, habitué à ces fumisteries, mais tous les autres littérateurs goûtaient de secrètes et ineffables joies à entendre leur ami chanter ainsi la juste et l’équitable contre-partie de leurs louanges.

Eugénie entra, soupesant sur un plateau de laque le thé obtenu avec les vingt sous que M. de Meillan avait donnés la veille à son fils.

— Avez-vous fait de nouveaux vers ? s’informa celui-ci avec politesse, en remplissant les tasses.

— Quelques-uns, oui, depuis que je ne vous ai vus, répondit Paolo Mercanti en extrayant de la poche intérieure de son veston une petite liasse de papiers.

— Mes œuvres complètes, continua-t-il avec un sourire.

— La qualité nous dédommagera amplement de la quantité, remarqua Eucrate avec emphase.

— Vous n’en avez pas publié quelques-uns dans une revue de Paris ? s’étonna Norbert Esmont.

— J’en ai envoyé à la Revue Rouge.

— Eh bien ! palpita d’Hernani.

— On me les a retournés.

— Les mufles ! s’écria Jacques avec un regard qui conjurait le ciel de foudroyer dans le plus bref délai la direction tout entière de ce criminel établissement.

— Falibois est très intelligent, affirma Esmont, mais il ne sait pas ce qui est beau.

— Je trouve au contraire ce M. Falibois un homme rudement fin, cria Laurent. D’ailleurs, quel est le directeur dément qui aurait accepté les platitudes ronronnantes de cet être vaseux et purulent, qui fait ici l’effet d’un crapaud pestiféré dans un parterre de bégonias ?

Il y eut un universel soulèvement d’épaules.

— Voulez-vous nous en lire quelques-uns ? supplia Ludovic.

— J’en ai très peu, très peu… et puis je ne sais pas si…

— Pas de fausse modestie, voyons, dit Eucrate. Vous savez bien que tout ce que vous écrivez est très bien. Pour moi, je me cale dans mon fauteuil et ferme les yeux pour mieux entendre.

— Ce serait si gentil à vous ! pleura Esmont.

— Du moment que vous y tenez tellement…

— Si Paolo Mercanti a l’audace d’ouvrir la bouche, déclara Olivier Laurent, je lui enfonce un tison de fer rouge dans le ventre et je lui retire le foie, la rate et la vésicule biliaire pour les offrir à un cloporte. Qu’il se le dise !… D’abord s’il avait eu la moindre délicatesse, il ne m’aurait pas laissé, interminablement, dans cette posture incommode. Il m’aurait dit : « Mon cher Laurent, mon petit Laurent, au lieu de rester debout sur votre chaise, faites-nous donc le plaisir de vous asseoir et de nous énoncer quelqu’une des opinions gentilles et spirituelles que vous professez sur la littérature. Je ne vous lirai ma tartine qu’après vous avoir écouté. » À quoi j’aurai répondu, avec infiniment de courtoisie : « À l’instant même, mon doux, mon adorable petit Mercanti, je m’assieds et je vais vous parler d’André Gide.

— Et pourquoi d’André Gide…?

— Parce que je ne comprends pas Paludes.

— Et pourquoi ne comprenez-vous pas Paludes ?

— Parce que c’est plein de calembours, et de calembours que je ne comprends pas ?

— Que voulez-vous dire ?

— Tenez, je prends le volume.

— Doucement, dit Jacques, n’abîmez pas mon exemplaire.

— Je lis, au petit bonheur : « … chemin bordé d’aristoloches… » Qu’est-ce que c’est que ça, des aristoloches ? Bien de bon, évidemment. D’abord, moi, les aristos, je les déteste, et les loches, ça vous fait glisser quand on marche dessus : ce sont des bêtes répugnantes…

— Finissez, dit Eucrate, vous êtes au-dessous de tout.

— Et puis, voyez un peu cette vulgarité d’expression : aristos au lieu d’aristocrates, et loches au lieu de limaces. Moi, j’aurais mis : « chemin bordé d’aristocrates limaces » ou, plus euphoniquement : « chemin bordé de limaces aristocratiques. » Alors, c’était une pensée tout à fait choisie.

— Olivier, se fâcha Ludovic, si vous ne finissez pas, on vous fera tremper dans un bain de vapeur. Et nous supplions tous M. Paolo Mercanti de nous purifier l’imagination par une lecture de ses beaux vers. Cependant, le poète avait déplié un de ses petits papiers et il lisait, d’une voix plaintive, traînante, en faisant un sort à chaque virgule :

— Murmures dans la nuit :…

— Très joli titre, dit Eucrate.

— Je traîne ma douleur,
J’ai peur de ma peur.
Ah ! qui viendra sur mon malheur
Verser tous les pleurs ?

— Un sapeur ! un sapeur ! hurla Olivier Laurent. C’est un sapeur qui viendra verser des pleurs sur vos malheurs.

— Chut ! Chut !

— À la porte !

— Sur le lac dolent et traînant
Des barques glissent sans bruit.
Il y a partout des amants,
Des amants innombrablement.

— Oh ! là ! là ! maman ! gémit Olivier en essuyant une larme factice.

— Chut ! chut !

— C’est indécent !

— Continuez.

— Je suis tout seul
Dans le linceul
De cette nuit
Et dans le vent,
Et dans le vent !…
· · · · · · · · · · · · ·

Il y eut une minute de recueillement. Épuisé, le lecteur avait laissé tomber sur ses genoux le manuscrit de son poème et il regardait devant lui, sans doute l’avenir, l’avenir, qui ne lui faisait pas peur. Répandus par la chambre, écroulés sur les chaises ou à même sur le tapis, la tête comprimée entre leurs paumes pour qu’elle n’éclatât point, les jeunes gens soupiraient comme écrasés par la rafale de l’indiscutable Beauté. Ainsi, dans les promenoirs des grands concerts, quelques personnes écoutent les symphonies de Beethoven.

Le premier, Eucrate eut la force de sortir de son rêve :

— C’est épatant ! dit-il.

— C’est tout à fait extraordinaire, dit Ludovic.

— Et puis, quelle émotion, insista Jacques, quel charme !… Les rythmes allitérés…

— Évidemment, dit Esmont, mais ça fait un effet !… On se demande comment c’est cuisiné. Mâtin ! mon cher, vous en avez une technique !

— Si, dit Eucrate, on pourrait analyser. Mais ce serait besogne de pédant. J’aime mieux rester sur ma sensation.

— Avec des mots, reprit Ludovic, avec des mots horriblement simples, arriver à ce…

Son geste pulvérisait l’impondérable ; sa bouche se contractait avec le léger sifflement qui exprime que quelque chose de suprême frôle nos sens trop faibles pour le pleinement percevoir.

— Ce que je donnerais pour bâtir des machines comme ça, moi ! répétait Jacques avec tous les signes d’une sombre et impuissante envie.

— Et vous prétendez, reprit Eucrate, que la Revue rouge

— Comme je vous le dis…

— Ah ! ah ! ah ! c’est un peu fort. On imprime Merrill, Regnier, Yerhaëren, Jammes, des poètes de valeur certes, mais enfin dont pas un n’aurait pu coller debout ces trois strophes, et on refuse Murmures dans la Nuit. L’inconscience de tous ces gens-là donne une idée de l’infini.

Le silence se fit de nouveau. Une indignation muette crispait les visages. Jacques de Meillan offrit une seconde fois du thé. Paolo Mercanti avait réintégré ses œuvres complètes dans la poche intérieure de son veston. Il avait cet air résigné qui transfigure les victimes du Destin lorsqu’elles sont supérieures à ce qui les écrase. Il crut devoir dire, avec élégance :

— Ce n’est pas la première fois qu’on me refuse mes vers. Ce ne sera point, je pense, la dernière.

— Ah ! tenez ! dit Eucrate, ne parlons plus de tous ces gens-là, voulez-vous ? Nous sommes entre artistes, entre dilettantes. Il y a de ces sujets de conversation qu’un homme d’esprit refuse.

Mais Paolo Mercanti n’avait point le temps de parler d’autre chose. Il lui tardait de faire d’autres visites, d’aller ailleurs enchanter d’autres âmes avec les allitérations de Murmures dans la Nuit. Il s’excusa de quitter sitôt des amis aussi bienveillants, aussi compréhensifs, pour des salons bourgeois dont le niveau intellectuel… mais ce n’était pas certes son plaisir.


Quand il fut parti, Jacques sembla rêver…

— Il est très gentil, ce garçon…

— Vous voudriez peut-être qu’il fût malfaisant, aussi ! protesta Ludovic.

— Il n’existe pas, dit Eucrate.

— Si c’est tout ce que vous avez à nous proposer en fait de distractions, se plaignit Norbert, nous ne reviendrons plus.

— Et où iriez-vous le jeudi ?

— C’est vrai, approuva Eucrate, où irions-nous le jeudi ? Comme l’a dit un personnage de mon plus beau dialogue philosophique : « on a beau vouloir être ailleurs, il faut toujours aller quelque part. » Du reste, je trouve que nous ne nous voyons pas assez souvent. On finit par ne plus savoir à quel mot de la conversation on en était resté, quand on se rencontre. Ainsi, le lundi, vous venez tous chez moi, le mardi nous allons tous chez Ludovic, le mercredi nous allons tous chez Olivier, le jeudi nous voit tous ici, le vendredi nous allons tous prendre le thé chez Esmont. Le dimanche nous écoutons tous la musique des Concerts Classiques, mais le samedi nous ne savons que faire. Et je ne parle pas des matinées qui sont toutes perdues, sauf de rares exceptions, lorsque nous nous sommes donné rendez-vous rue Saint-Ferréol, pour y voir passer les passants.

— C’est une singulière existence, dit Esmont.

— C’est l’existence d’un sage. Aller voir toujours les mêmes amis, redire les mêmes choses, s’étonner, toujours dans les mêmes termes, d’avoir rencontré les mêmes gens se plaindre des mêmes ennuis… Je propose donc, pour resserrer encore les liens qui nous attachent de fonder un déjeûner hebdomadaire, le samedi précisément, dans un restaurant du Vieux-Port. Moyennant une cotisation minime, je me charge d’arranger la chose dans les meilleures conditions.

— C’est convenu, répondit Ludovic. Le samedi je trouvais la journée furieusement difficile à passer. Maintenant, nous voilà des devoirs fixes pour toute la semaine ; nous n’aurons plus ni responsabilité, ni embarras du choix. Notre vie devient facile… Mais, quand travaillerons-nous ?

— Travailler ! dit Jacques avec un rauque gémissement de frayeur, travailler ! Êtes-vous fou ?

— Il faut beaucoup de loisirs pour travailler, remarqua Esmont.

— Je n’avais que cet après-dîner du samedi pour écrire mes romans, observa Ludovic d’Hernani. Si je ne l’ai plus, quand les écrirai-je ?

— À vos moments perdus, dit Eucrate : le matin, pendant que chauffe l’eau de votre barbe, et lorsque votre bonne tarde à vous apporter votre chapeau, au moment où vous allez sortir ; l’après-midi, quelques minutes avant votre départ et, s’il vous en reste, quelques autres avant votre repas. La nuit, je ne vous le conseille pas. On se laisse entraîner, c’est mauvais pour la santé, et on se couche à des neuf, dix heures du soir. La nuit a été faite aussi noire pour qu’on y dorme.

— Certes ! approuva Jacques. Et comme on voudrait que le jour fût une nuit, lui aussi, un peu plus claire seulement, une nuit prolongée !…

— C’est donc convenu, conclut Eucrate en se levant, plus de soucis, plus de vains désirs de travail, mais une sage entente de notre flemme. Je vous donne, dès ce soir, rendez-vous chez Basso, samedi. D’ailleurs, nous nous retrouverons tous demain chez Esmont qui nous lira la pièce en cinq actes, en vers, qu’il a écrite depuis jeudi dernier, en y passant, le sournois, toutes ses nuits.

Il s’en alla, et peu à peu le suivirent Esmont, d’Hernani et Laurent, jusqu’à ce qu’enfin, et de nouveau seul, Jacques se retrouvât devant soi-même, fatigué, ennuyé, l’esprit vide et le cœur en peine.

  1. Cet intermède n’a aucun rapport avec le chapitre précédent, ni non plus d’ailleurs avec le reste de l’action. C’est en quoi il ressemble étrangement à la vie réelle qui n’a pas l’habitude, comme chacun sait, de coordonner les événements du soir avec nos actes du matin. Je l’écris néanmoins, violant ainsi les règles de la composition, parce qu’il révèle tout un côté de la vie de mon ami Jacques de Meillan qu’on n’aurait jamais connu, si on l’avait seulement suivi chez Juliette, chez Mme Morille, ou chez son père. Il faut savoir respecter les formes les moins apparentes de la vérité.
    Si donc cet intermède ennuyait trop, il serait facile de le supprimer à la représentation, je veux dire à une lecture à haute voix. D’ailleurs, il est loisible d’étendre ce procédé à chacun des autres chapitres à volonté, mon roman pouvant se lire dans tous les sens, et ne perdre un iota de son charme et de sa haute portée philosophique.