Écrit sur de l'eau/Chapitre VI

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Éditions du feu (p. 125-134).

CHAPITRE VI


BAISERS DANS LE SOIR


Oh ! garder à jamais l’heure élue entre toutes.

Albert SAMAIN.

Le cœur en peine car, quoi qu’il fît depuis sa première rencontre avec Anne la blonde, — et il s’était bien agité, — qu’il dansât, fumât, écoutât des littérateurs, consolât une jeune fille ou assistât à un déjeûner d’affaires, il ne pensait qu’à une seule chose, ne rêvait, ne désirait qu’une seule chose : revoir la fée de chez Palanquin et Panka. Et quand l’agitation extérieure cessait, le désir retombait plus lourdement sur son cœur avec une morsure plus forte.

Il s’étourdit, alla passer la soirée de ce jeudi en compagnie de son père au Palais de Cristal, où M. de Meillan jugea les équilibristes avec le scepticisme d’un homme qui est depuis bien longtemps revenu des vanités de la barre fixe et des joies du trapèze.

Il alla le vendredi écouter les cinq actes de la pièce de Norbert Esmont ; le samedi assista sur le Vieux-Port au déjeûner d’inauguration de leur groupe dont Eucrate avait été nommé président, — et ce déjeûner se prolongea jusqu’à quatre heures — ; le dimanche il s’en fut au Concert Classique entendre les Béatitudes de César Franck ; le lundi on le signala dans l’appartement d’Eucrate où il prit du café turc et discuta sur l’esthétique de Mallarmé, en compagnie de Ludovic et de Norbert ; le mardi, il rencontra dans le salon de Ludovic son illustre confrère Alphonse Caquet, qui avait découvert que la vie était belle et essayait de le prouver par le drame, le livre, la conférence et l’exemple personnel, et il est à peine besoin de dire qu’il y retrouva Norbert, Eucrate et Olivier. Mais, malgré tant de diversion l’image obsédante d’Anne délicieuse hantait son cerveau, comme une peinture savante et mordante persiste sous les vains badigeons de l’iconoclaste.

Enfin le jour béni, comme tous les autres jours de l’année, se déroula avec toutes ses heures, jusqu’à ce qu’il amenât la suprême, celle où il la vit, elle le rêve et la promesse du bonheur, non plus inattendue et magique, mais annoncée par elle-même, humanisée déjà par le baiser offert, proche, désirable, souple, ici.

Ce fut dans le salon de Mme Bombard, rue Saint-Jacques.

On venait de dire beaucoup de mal de beaucoup de femmes charmantes, entre autres de Madame Mazarakis, que Jacques ne connaissait point, Madame Mazarakis, la femme du millionnaire illustre présenté à M. de Meillan par Pampelunos et Micaëlli. On rappelait de cette dame, — et dans toutes autres circonstances Jacques aurait dormi debout, — qu’elle avait eu une existence des plus mouvementées, que M. Machin et M. Chose, enfin, n’est-ce pas, ma chère, à quoi bon insister cruellement sur des événements connus de tous ?… D’ailleurs, c’était surtout avec M. Système. Et M. Mazarakis restait le meilleur ami de M. Machin, de M. Chose et de M. Système. Mais tout cela, c’est le monde, ma chère, une combinaison diablement louche et dont nous pouvons nous féliciter de ne point faire partie. À part ces détails, Madame Mazarakis était une femme délicieuse, et aimable, et si accueillante !…

Tout à coup, elle entra… Jacques ne prêta pas la moindre attention au flux de paroles qui se mit à déborder par le salon, et d’après lesquelles il demeurait bien établi qu’Anne ou Madame Mazarakis étaient une seule et même personne… Cette chère Anne !… Cette bonne Madame Mazarakis !… Il ne put sans doute méconnaître la réalité terrible de cette révélation, il sut, mais cela lui était bien égal. Elle eût été Lucrèce Borgia, Messaline ou Théodora, elle était là. Il aurait pu toucher sa robe… Les présentations imminentes allaient lui permettre de baiser une main merveilleusement chérie. Qu’importent les noms des femmes et leur passé révélé à leurs amants amoureux ? Elles paraissent.

Mme Mazarakis était une femme du monde accomplie. D’origine vaguement anglaise, mariée à un Grec redouté, elle tenait dans la société marseillaise un rôle officiel d’à u-plus digne et brillant qu’elle avait besoin d’une irréprochable façade publique pour masquer les désordres d’une vie privée entièrement soumise au caprice. C’était le caprice qui l’avait entraînée à céder aux instances amoureuses de M. Chose, (dans l’espèce M. de Rappapont) ; c’était le caprice qui, malgré que M. de Rappapont lui suffît à la rigueur lui avait fait trouver aimable le blond et sportif M. Graffigné, (plus communément appelé Machin) ; le caprice qui avait représenté à son imagination toute la saveur d’une intrigue inextricable si elle admettait M. Système à la félicité d’être aimé d’elle, et M. Système, (socialement M. Reynaldi), avait été admis.

Peu à peu, ces choses s’étaient sues, car MM. Chose, Machin et Système n’avaient point attendu qu’elles fussent vraies pour les révéler. Sitôt probables, il les utilisèrent pour une légende où leur fatuité avait tout à gagner. Madame Mazarakis supporta avec dandysme le fardeau du mépris public, et son mari fut heureux de se décharger sur ses rivaux d’une partie des soins dont il l’entourait, notamment en ce qui concernait le chapitre toilette, si important dans le budget d’un ménage bourgeois. Ces économies lui permirent de paraître davantage le puissant financier qu’il n’était d’ailleurs point, mais dont il lui suffisait d’offrir aux capitalistes et aux courtiers l’image dorée. MM. Chose, Machin et Système, s’étant douté, puis aperçu de leur rôle, voulurent s’esquiver, ainsi qu’ils l’avaient fait nombre de fois dans des circonstances analogues. Mais, précisément à cette époque, M. Mazarakis fréquenta plus assidûment qu’autrefois les salles d’escrime et il y acquit bientôt une adresse remarquable. Madame Mazarakis représenta à MM. Chose, Machin et Système combien il leur eût été maladroit de s’exposer à ce qu’on renseignât un homme si invincible, et ils redevinrent bientôt aussi sérieux financiers qu’ils étaient amants soumis. Quand elle n’eut plus rien à craindre d’eux, elle s’offrit alors, avec la personne de M. Augustin Paillon, la suprême joie de ne point mêler de calculs d’argent aux combinaisons de l’amour et aussi le savoureux piment de relations coupables avec l’homme le plus laid de toute la ville. Cette dernière intrigue demeura d’ailleurs ignorée : sa divulgation ne pouvant être d’aucune utilité au point de vue mondain.

Lorsque Jacques de Meillan pénétra dans l’existence ainsi compliquée de Madame Mazarakis, ce fut à la façon des cailloux lancés dans les mares. Esclave des liens qu’elle s’était elle-même attachés, Anne ne pouvait plus remuer sans en ressentir l’étreinte et sa rage de le comprendre l’aida à se dégoûter de sa conduite. Elle eut horreur du vice de Paillon, et des arrangements de MM. Chose, Machin et Système. Et, par contraste, l’idée de posséder à elle seule l’âme et les sens d’un amant qui serait un véritable et jeune amoureux lui parut l’unique désir. Elle en devint presque ingénue.

Décidée à succomber dès la scène du baiser, elle n’exigea huit jours d’absence que pour, en se faisant plus lointaine, exciter d’avantage les rêves dont elle était l’objet ; et quand elle revit Jacques, elle posa le sourire de ses yeux sur le bonheur des yeux du jeune homme et lui tendit une main abandonnée comme un corps nu : brûlante, pâle et souple.

Ce qui se dit et ce qui ce passa dès lors dans le salon de Madame Bombard, Jacques n’en eut ni la conscience, ni le souvenir. Il parla, but du thé, remua, sans que l’on pût soupçonner son état de somnambulisme. Toute son imagination souriait sans rancune aux faits et gestes d’un Jacques de Meillan idéal, invisible à tous et qui, aux côtés de Madame Mazarakis, s’occupait d’elle avec ferveur. Il l’aidait à se déganter, buvait après elle dans sa tasse, caressait ses mains lumineuses et lui chuchotait dans la nuque mille secrets infiniment tendres. Quant à son esprit, il était entièrement tendu vers un seul point : arriver à partir en même temps que Madame Mazarakis. Il combina si bien ses mouvements qu’il y parvint sans éveiller l’attention et put la rejoindre sur un palier, par bonheur fort obscur.

— Pas ici ! dit-elle, effrayée.

Mais il ne l’écouta point et, l’ayant soulevée dans ses bras, il la porta comme une petite fille jusqu’à ce que le rayon d’une lampe, parti de la loge de la concierge, l’avertît qu’il allait dépasser la limite à partir de laquelle les convenances reprenaient leur empire. Il déposa son cher fardeau et, sagement, descendit à côté d’elle, comme un jeune homme bien élevé a coutume de le faire lorsqu’il escorte une femme du monde sous les yeux d’un portier.

Mais, sitôt la porte cochère refermée, il se retrouvèrent dans l’obscurité déserte de la rue, et Anne elle-même n’eut plus peur… Leurs bras à tous deux s’ouvrirent du même geste spontané, et ils fermèrent les yeux pour que leurs bouches pussent mieux savourer, en s’épousant, un goût qu’elles avaient ce soir de sel, de nuit et de mystère.

Jacques entraîna sa compagne un peu plus loin, dans une encoignure formée par le retrait d’une maison, et, se pressant le long d’elle avec une sorte de frénésie, la caressait d’une caresse sans mains, où le corps seul, tendu contre le corps aimé, vibrait du bonheur joyeux de tous ses atomes : des joues en feu brûlant les joues de pourpre aux jambes devinant les jambes à travers les étoffes, de la poitrine battante repoussée par les seins offerts aux pointes des genoux magnétisant les genoux. Étreinte hiératique, longue, muette, forcenée ?

— Anne, je vous aime, dit Jacques lorsqu’il put parler. Je vous aime et je vous veux. Nous ne pouvons pas nous embrasser ainsi, comme des mendiants qui n’ont pas de maison. Il faut…

— Oui, dit-elle. Je veux bien.

— Oh ! Quand ? Mon amour, quand veux-tu ?

— Quand tu voudras ?

— Ah ! que je t’aime !… Mais, où irons-nous ? Écoute, je vais chercher… Je trouverai… Il nous serait facile d’accepter n’importe quoi, une chambre banale… Mais je ne veux pas de chambre banale pour un tel amour… Je voudrais… Je voudrais un endroit de l’univers qui n’ait servi qu’à nous, où personne avant nous n’ait eu l’audace de traîner un amour inférieur, un amour de tout le monde.

Ces nuances étaient assez indifférentes à Madame Mazarakis, mais elle fut flattée que Jacques la vénérât ainsi.

— Je vivais seul et sans aventures, reprit le jeune homme, je n’avais donc pas besoin d’un refuge pour l’amour. Tu es la première femme que j’aie aimée : j’ai peur que tu ne comprennes jamais à quel point.

— Oh ! si, protesta-t-elle, je comprends bien. … Mais elle n’avait pas compris du tout.

— Je vais chercher. Sitôt que j’aurai trouvé, je te le dirai… Au fait, comment t’avertir ?

— Écris chez moi, simplement. Il n’y a aucun danger.

— Te reverrai-je, auparavant ?

— Non. Ce serait imprudent. J’aime mieux aussi te faire attendre. Tu te hâteras d’avantage. Adieu !

— Oh ! non, pas encore ! Reste encore quelques instants, mon amour, ma merveille. Écoute !… Je ne te vois presque pas, mais je te devine dans l’ombre, et j’ai tellement envie de ne plus te quitter qu’après t’avoir une fois suprême touchée, je voudrais disparaître, m’évanouir, n’être plus rien. Je tiens ta main, c’est extraordinaire, c’est inconcevable… Tu ne comprends pas cela. Ça t’est bien égal ?

— Tais-toi ! Adieu !

— Non, non, pas adieu. Je te dis : au revoir, à tout à l’heure. Le reste du temps ne compte pas.

— Tais-toi, reprit-elle, écoute-moi à ton tour. Ton amour à la fin me brûle et je t’attends. Les gens m’ennuient… Tu es tout nouveau… Nous nous aimerons bien… Nous nous aimerons bien !

Elle l’embrassa avec une sorte de fureur bizarre et disparut, si vite, si vite, qu’on eût dit la fin d’un enchantement.

Au fond du bonheur de Jacques une tristesse indistincte s’agitait. Sa joie était sensible et sensuelle, enivrante et présente, il la connaissait. Ce n’était déjà plus cette alacrité divine qu’un rêve exalte et soulève. Et cependant…

— Allons, ne creusons pas trop, se répétait-il presque tout haut, en retournant chez lui, quelques rues plus loin. Il vaut mieux que ce soit ainsi. Le bonheur immédiat et tangible est plus humain que la songerie énervante où je vivais… Je n’aurais pu supporter longtemps cet état épuisant. J’aime mieux cela : cette joie à ma taille, et cette femme, — puisque c’est une femme maintenant, — cette femme que j’aime et qu’avec ces deux mains-là j’ai touchée, dont j’ai senti battre le sang, dont j’ai vu les yeux bleus s’assombrir de plaisir jusqu’à la nuance du ciel nocturne au dessus d’elle, que j’ai tenue, et qui m’a parlé de sa bouche réelle : une femme ! Une femme ! Ah ! demain je penserai aux détails…

Une femme !