Écrit sur de l'eau/Chapitre XI

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Éditions du feu (p. 187-194).

CHAPITRE XI

LE RIVAL


Pour les femmes qui ont deux amants aimés il en est qui, étant avec l’un, chérissent l’autre, et d’autres femmes préfèrent celui avec qui elles sont.

Jean Dolent. M. Cabillaud souffrait dès lors avec une telle persistance qu’il pria Jacques de lui rendre quelques menus services, et notamment de le peindre avec de la teinture d’iode, de façon qu’il pût passer avec tranquillité l’heure sacrée du repas du soir. Parce qu’il n’avait pas voulu s’exposer à manquer de la précieuse provision pour le moment même où il voulait être le plus dispos, le plus calme, le plus agile de corps et d’esprit, il avait, tout l’après-midi, enduré la sensation d’aiguilles de glace qui, pénétrant dans quelques uns de ses muscles, eu arrêtaient le moindre jeu, sous peine d’une vengeance cruelle et immédiate.

Jacques promenait sur les épaules, le dos et la poitrine de M. Cabillaud le soulagement délicieux de la teinture magique où les sels des goémons sont concentrés à une puissance suprême. Il éprouvait de la joie à se sentir le dispensateur d’une santé, passagère sans doute, mais si appréciable… Et M. Cabillaud, ranimé, laissait de nouveau échapper de ses lèvres ce flux de paroles sages, dont l’élégance, la syntaxe et l’élévation morale le faisaient ressembler à un philosophe grec qui eût lâché l’ésotérisme pour se mettre davantage à la portée de la vie courante.

— Je renais, disait-il ; merci ! Quel remède souverain ! Sur les quinze francs du mandat-poste, il faudra en acheter encore, et aussi du laudanum pour les crises les plus aigües. Ah ! comme on est bien ! Ma jambe elle-même me soutient… Courons à la salle à manger pour y déguster cet excellent chocolat du soir dont je t’ai donné la recette et qui suffirait à lui seul à nous entretenir si nous étions, par un redoublement de calamités, privés de notre beefsteak matinal… Dieu merci ! en sachant répartir nos fonds, nous pouvons tenir quelques jours encore… Chut ! tais-toi maintenant et goûtons en silence cette crème épaisse. Que le Seigneur soit remercié pour ses dons ! Tant qu’il nous laissera celui-ci, ce sera signe qu’il ne nous abandonne pas…

Ah ! c’est qu’on peut tomber beaucoup plus bas, mon cher Jacques. Pense aux prisonniers, aux forçats, aux mendiants, aux populations des villes assiégées, aux naufragés, aux caravanes perdues dans le désert et aux ouvriers sans travail. Avoir une bonne chambre bien fermée, sans feu, il est vrai, mais tenable cependant à l’aide de tous nos pardessus, manger un repas composé d’un seul plat, mais de quel plat ! ah ! mon ami, mes lèvres en tremblent et mon palais en est ému de souvenir, entrevoir ensuite la perspective d’un lit d’où l’on pourra écouter toute la nuit le ronron du vent et la rage de l’averse, dont souffrent tellement les myriades d’animaux qui n’ont pas eu le temps de regagner leurs tanières !… avoir tout cela, et des livres quand on s’ennuie ! Et réduire ses désirs jusqu’à se contenter de l’immobilité philosophique !… Mais c’est une existence admirable. Et je ne te comprendrais pas si tu en désirais une autre. À mon âge, tu seras revenu de bien des choses.

— Ce que vous dites est très juste… mais, la menace de cet Espérandieu…

— Oh ! rien n’est moins grave. Il faudrait que ton j)ère eût l’intention de liquider toute sa maison pour ne pas envoyer cette misère… Et dans ce cas-là même, qu’importe ? Avons-nous besoin d’un buffet ? Le guéridon des échecs remplacera facilement la table. Et ces chaises-là ne sont pas les seules… Je préfère d’ailleurs le fauteuil Voltaire de ta chambre.

— Envisagées à ce point de vue…

— C’est le point de vue le plus juste, celui qui ne peut nous réserver que des surprises agréables. Quand on a prévu le pire, comme il n’est pas toujours certain, on est tout flatté par la survenue d’un petit meilleur de rien du tout. Tu es trop jeune encore pour bien me comprendre, malgré la maturité précoce de ton esprit. Mais tu n’as pas vingt ans et, à cet âge-là, on voudrait « avaler le monde ».


Le lendemain, M. Cabillaud éprouva une recrudescence de douleurs. Une nouvelle couche de teinture d’iode et la consolation du tabac ne les apaisèrent que quelques heures, après lesquelles le patient commença à trouver l’existence « un trou à rats sans issue et une lamentable plaisanterie ». Ce furent ses propres expressions.

— Ça ne peut pas durer plus longtemps ainsi, dit-il à Jacques qui assistait, impuissant, à ses tortures, il faut que quelqu’un vienne me soigner. Et le cheveu, c’est que je ne connais personne. Car il est nécessaire que le docteur qu’on ira chercher ne coûte rien… Décidément, je n’ai pas le choix : je dois me résigner à faire avertir Augustin Paillon.

— Mais vous avez dit vous-même…

— Je te répète que je n’ai pas le choix. Et puis, il faut toujours compter sur un miracle. Ma maladie n’exige peut-être pas une intuition de génie pour être comprise, ni une adresse de singe pour être soignée. Quoiqu’il me fasse d’ailleurs, je n’éprouverai pas d’élancements aussi insupportables. Va vite. Ramène-le n’importe comment et, je t’en supplie, ne tarde pas.

Jacques obéit en toute hâte, descendit comme une flèche la rue Paradis, traversa sans la voir la Gaunebière de quatre heures, bruyante, bariolée et cosmopolite, et se dirigea vers la maison du cours Belzunce où il savait que demeurait l’élégant et mystérieux médecin.

Il monta trois étages d’un escalier obscur et étroit, mais il n’avait pas le temps de s’occuper des détails du monde extérieur, possédé qu’il était par l’idée plus haute de miséricorde à laquelle il se dévouait ; il arriva sur un palier où ses narines surprirent l’anormal mélange des odeurs ménagères naturelles à la maison et d’un parfum, ah ! d’un étonnant parfum, qu’il se souvenait d’avoir, mais où donc ? respiré ; il ouvrit une porte par mégarde sans doute mal fermée et… il vit… il vit l’élue du rêve de ses nuits, celle qu’il avait aimée la première et attendue uniquement, la vivante merveille dont tous les mouvements s’étaient imprimés dans son souvenir, comme une nudité sur le sable de la plage où elle s’étend, celle qu’il devait le lendemain même revoir pour le don suprême que sa parole avait promis, il la vit, vêtue encore de toutes ses robes, mais aussi impudique que si ses cheveux dorés l’avaient seuls recouverte, qui, penchée en arrière et retenue par un bras hideux et solide, abandonnait à la bouche énorme et répugnante d’Augustin Paillon ses lèvres entr’ouvertes, horriblement souriantes de subir l’infâme meurtrissure. Toute son attitude prostrée, souillée et haletante, indiquait qu’elle n’avait même pas attendre la chambre voisine, et vêtue, elle était nue, et sa bouche était déshabillée…

Et Jacques, ayant vu tout cela en une seconde, recula et, bondissant dans une fuite éperdue, comme si l’air de l’atmosphère avait pu laver ses yeux de la vision tenace et désormais inoubliable, il franchit, comme d’un seul élan, l’escalier, le cours, la rue, machinalement jusque chez lui, avec un feu dans la tête.

Il était devant sa porte, ne la reconnaissant pas, ne sachant pas, ayant tout oublié du monde, excepté l’image horrible. Il ne savait vraiment pas. Et lorsqu’il reprit quelque conscience, la vue du bois verni de sa porte lui évoqua tout ce qu’il trouverait derrière : sa chambre, son appartement, le malade qui attendait son médecin, et ce médecin lui-même qui, derrière une autre porte, dans une autre chambre, embrassait… Ah ! encore l’image !

Non ! non ! ailleurs ! Ne pas rentrer là-dedans ! ne plus se trouver dans une de ces boîtes de briques, où, dans une chaux morte et cachée de papiers, sont murés les vivants, pour leurs naissances, leurs mangeailles, leurs sommeils, leurs disputes, et leurs accouplements, leurs amours !… Leurs amours ! leurs chambres !… encore l’image ! Ah ! être ailleurs !

Ne plus voir ni la ville, ni les gens !… Les gens, ce sont des hommes avec leurs quatre pattes, leur laideur, leur vice, comme Paillon ; et ce sont des femmes, avec le sourire de leur bouche forcée par les baisers, comme elle… Oh ! n’être nulle part ! O jalousie, que tu es dure !…

C’était donc cela, l’amour, c’était cela, le commencement de la vie ! Voilà où aboutissent les illusions de la jeunesse !… Anne qu’il avait tant aimée !…

Sans dîner, sans se reposer, sans savoir où il allait, sans pitié pour le malheureux souffrant qui attendait ses soins, il se sauva dans le soir, et le soir devint la nuit, avec une lune paisible, lointaine, étrangère, aux douces joues pleines et souriantes.