Écrit sur de l'eau/Chapitre XII

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Éditions du feu (p. 195-204).

CHAPITRE XII

FOLIE DANS LE CLAIR DE LUNE


Mon enfant, ma sœur

Baudelaire.

Madame Brémond partageait à l’égard de Juliette le préjugé commun à toutes les mères de famille qui de distraient aux alentours de la maison conjugale : elle la croyait ignorante de ses démarches comme de ses pensées. Il y a des réalités de la vie sociale qu’une jeune fille doit ignorer. Malgré le nombre invraisemblable de livres révélateurs qu’on lui abandonne, et il est bien permis, n’est-ce pas, de profiter de cette ignorance dans les limites les plus étendues.

Or, Juliette ne pardonnait pas à sa mère d’aimer, et d’aimer si souvent, et d’aimer avec tant d’audace, et d’aimer jusque chez elle le petit Juigné de Chamaré. Elle ne le lui pardonnait pas puisqu’elle en souffrait et elle en souffrait pour mille raisons confuses dont la plus puissante était un certain sentiment de l’absolu [illisible], certes ! puisqu’il conduit ceux qu’il possède aux pires malentendus sur la conception qu’il convient de se faire de la vie quotidienne. Madame Brémond était bien libre, puisque M. Brémond l’avait trompée, et tant d’amants après lui, de continuer, en compagnie d’un très jeune homme, la recherche de l’idéal. On ne le trouve pas toujours, mais enfin on est bien excusable de s’en inquiéter. En outre, Juliette était sevrée depuis longtemps, elle avait reçu une éducation très soignée, on la menait dans le monde, elle y remportait des triomphes. Que lui fallait-il donc ? Mystère des caprices féminins !…

Ainsi, Juliette voulait Madame Brémond pour soi toute seule. Elle ne songeait pas à se demander ce qu’elle en aurait fait, du matin au soir. Les journées sont longues, ô jeunes filles, et les sujets de conversation ne paraissent possibles ou séduisants que lorsqu’on n’a pas le temps de causer… Juliette voulait Madame Brémond pour soi seule, tout court, sans savoir pourquoi, gratuitement, et sans doute, — oh ! fi donc ! Juliette égoïste, — pour ne point permettre qu’elle fût heureuse sans sa fille.

Décidément, de telles exigences ne sont pas défendables, et il m’est impossible de trouver la moindre excuse à la conduite que Juliette tînt, un certain soir, au mois de mars, après le dîner.

Parce qu’elle avait rencontré en rentrant de promenade M. Juigné de Chamaré seul avec Madame Brémond, et qu’elle en avait tiré de suite des conclusions que rien ne justifiait, parce qu’après, elle avait trouvé à sa mère un air trop calme pendant le repas (fallait-il donc que la charmante dame parût bouleversée ?), parce qu’elle avait trop lu depuis quelques jours Baudelaire, (encore un auteur qu’on ne devrai ! pas laisser traîner entre toutes les mains !), parce qu’il faisait un de ces temps excessifs où tous les crapauds des jardins marseillais s’étaient mis à entamer leur monotone complainte, (il paraît que certaines gens ne peuvent pas l’entendre sans en éprouver les plus déprimants résultats sur leur sensibilité), parce qu’enfin les jeunes filles sont les jeunes filles et qu’on n’a jamais pu, depuis des temps immémoriaux, les empêcher, malgré parents et pensionnats, de commettre des sottises, elle sortit de sa maison sans qu’on s’en aperçût, ayant mis un chapeau et un petit mantelet, et marcha droit devant elle, marmonnant un interminable monologue où elle prétendait confusément en avoir assez de tout, et se libérer, et ne plus jamais remettre les pieds chez elle, enfin des exagérations.


Tout-à-coup, — elle suivait la première allée du Prado depuis quelques instants, — elle faillit se heurter à un passant qui venait en sens inverse. Elle reconnut Jacques de Meillan, qui était pâle et bouleversé autant qu’elle-même le parût à Jacques. Ils se regardèrent d’une manière hagarde, sans comprendre… Ils revenaient, chacun, de si loin !… Ce double choc, immobilisant net les machines de leurs corps, laissait leurs âmes affolées, terribles, comme une vapeur sans issue.

— Que faites-vous ? dit Jacques.

— Et vous ? répondit Juliette,

Ils se regardèrent de nouveau et ils eurent la magnétique révélation que tous deux souffraient de l’amour des autres. Mais ils se turent, et leurs mains seules s’étreignirent, pour se comprendre. Brusquement, Jacques glissa son bras sous celui de Juliette, et, l’entraînant avec une violence douce, il lui dit :

— Allons-nous en !

Et Juliette, docile, le suivit, et ils marchèrent côte à côte et d’un même pas, collés l’un à l’autre de l’épaule à la hanche, vite, vite, sous le clair de lune.

Ils s’en allaient, heureux d’être deux, vers n’importe quoi, disant de temps à autre d’une voix étranglée par l’immense amertume qui les emplissait :

— Allons-nous en ! allons-nous en !

Et leur âme, dansant de délivrance, dans la chère prison de leur tête et de leur cœur, disait :

— Je m’en vais, je m’en vais, je ne sais pas où, mais hors du monde, là où il n’y a plus que sommeil, espaces infinis, clair de lune, et, loin des hommes enfin, de la place pour Psyché la douce, que l’on déteste ici, et que l’on offense, jusqu’au dégoût suprême. Merci à Dieu qui nous a donné les soirs du printemps, l’opium de Séléné, et une chère main fraternelle pour le courage de partir… La mer est au bout de cette promenade, elle vient mourir, diminuée, sur le sable et dans le silence. Nous entrerons dedans, pas à pas, jusqu’aux genoux, jusqu’au cœur, et quand notre tête seule sortira, émergeant sur l’immense blancheur de mercure, nous nous embrasserons comme ceux qu’on emmène pour toujours, et nous nous laisserons couler dans le pur et grand oubli, l’oubli…

Leur âme disait tout cela, parce qu’elle est éternelle, et qu’elle ne rêve que les mirages absolus et les évasions définitives, mais cette subtile partie de nous-mêmes qui n’est ni l’âme ni le corps, mais qui tire son sang et sa chair du désir désespéré de vivre, renaissait peu à peu avec le battement de leurs cœurs, au rythme de leur marche, et lorsqu’ils furent sur la plage, seuls devant le désert murmurant des vagues et dans l’inondation des blancheurs adorables de la lune, ils perdirent courage.

— Nous allions là ? dit Juliette tout haut, en désignant la mer.

Et un tremblement la parcourut tout entière.

— Oui, répondit Jacques, effrayé à son tour, c’est vrai.

— Et pourquoi ? reprit Juliette.

— Je ne sais pas, dit-il, haletant… Nous sommes fous.

— Mais non, moi je ne suis pas folle, dit Juliette. Je sais bien pourquoi je suis ici. Je n’en pouvais plus… je voulais vous le dire l’autre jour, quand vous m’avez lu l’Invitation au voyage… mais ce n’était point encore au point où le désespoir s’en mêle… Ce soir, il a fallu que je m’en aille… Dieu a voulu que je vous aie trouvé… Ah ! Jacques, l’invitation au voyage, on dirait que c’est ce soir.

— “ Mon enfant, ma sœur ! ” dit Jacques, en la serrant contre lui.

— Mais des pays qui nous ressemblent Jacques, il n’y en a pas, et c’est peut-être pour cela que quelque chose nous poussait tout à l’heure…

— Au suicide, dit-il fortement.

— Taisez-vous !

— Si, au suicide ; et nous le savons bien, tous les deux. Et pourquoi. Seigneur ? Parce qu’on a souffert, grandement, un soir, de choses qui arrivent à tout le monde.

— Taisez-vous !

— À tout le monde, Juliette. Seulement, tout le monde ne s’en affecte pas… Il y a des gens qui savent sourire.

— Oh ! pas moi…

— Ce sont les sages, Juliette. Nous autres…

Il termina d’un geste vers les étoiles, qui embrassait bien de l’idéal.

— Ah ! et puis si nous sommes fous, reprit-il, allons jusqu’au bout de notre folie. Et vivons d’abord.

— Je n’ai pas le courage.

— Il est inutile d’agir. Laissons-nous vivre, comme deux pauvres convalescents qui se consolent l’un l’autre. Il tombe des étoiles et de cette lune extraordinaire un conseil muet et doux, qui vous pénètre comme un fluide. Minute à minute, le temps s’écoule par années, emportant à chaque flot un lambeau des images tristes. Je ne sais pas si demain nous ne retrouverons pas ce passé, immédiat devant nous comme un rocher où l’on va se heurter le front, mais ce soir, je sais que tout est loin, et que je tiens dans mes mains la main de ma consolatrice ! C’est trop doux, cette nuit, c’est trop follement terrestre, trop adorable… O Juliette, je ne sais plus ce qui m’a poussé à venir ici ce soir, léger de faim, vide de mes souvenirs, nouveau devant vous toute nouvelle… Je ne vous avais jamais regardée, mon amie, mais vous m’êtes toute nouvelle…

Ils étaient tombés assis sur le sable, et Jacques, presque à genoux devant elle, contemplait un visage qui, dans le clair de lune, avait la pâleur et la lumière chaude et profonde de la perle, et où deux yeux de brune veillaient, avec un incomparable mystère, au milieu d’un halo de nacre. Il n’y a rien de plus merveilleux dans le monde qu’un visage de jeune fille au bord de la mer nocturne.

Jacques oubliait Anne Mazarakis et sa trahison, comme un cauchemar incompréhensible, et Juliette ne savait plus du tout pourquoi elle avait quitté sa maison… Il ne restait plus là, en face de l’éventail de diamants ouvert sur les eaux par la lumière épanouie, qu’un couple éternel, et une tendresse qui allait naître, meilleure peut-être que l’amour.

Elle naquit.

Jacques, soutenant la taille pliante de la jeune fille, lui disait les douces paroles qui s’accumulent dans le cœur aux jours de tristesse et de solitude, et qui coulent comme un baume, plus efficace d’être plus longtemps resté dans son cristal de chair. Il aimait Juliette comme une sœur de toujours, et Juliette chérissait Jacques comme le confident d’autrefois. Maintenant abandonnés l’un envers l’autre, ils s’étonnaient qu’une harmonie préétablie, pour eux seuls réservée, eût emprunté la figure d’une banale coïncidence pour les présenter l’un à l’autre. Ils s’aimaient de toute l’exaltation de l’instant, et de la chasteté lunaire. De Juliette renversée sur ses genoux avec une confiance d’enfant, Jacques caressait les cheveux. Il devenait, lui tout à l’heure affublé et seul, celui qui protège et câline, les bras chargés du cher fardeau de la femme, qui pèse avec une langueur impérieuse.

— Mon enfant, ma sœur, répétait-il doucement, tu devines ce que j’ai souffert, et tu le comprendras. Comme tu m’aimeras déçu, je t’aimerai blessée… Et nous nous consolerons tout le long de la vie, veux-tu ?

— Je veux bien.

— La tendresse, Juliette, la tendresse ! Y a-t-il rien de plus doux, de plus divinement d’accord avec le don que Dieu nous fait de ses beaux soirs ? Juliette, nous aimerons ensemble la tendresse…

— Oh ! oui, nous l’aimerons.

— Et nous nous aimerons à travers elle, et cela nous suffira bien, car nous ne serons ainsi ni méchants, ni jaloux…

— Non jamais.

Ils s’embrassèrent, comme de petits enfants. Leurs lèvres s’effleurèrent à peine, se touchèrent à peine, tout occupées à baiser la tendre chair des joues, qui n’éveille pas le désir. On ne s’aime peut-être jamais mieux.

Les heures, invisibles, passaient…

Pouvait-on finir autrement cette nuit que par le rêve d’être l’un à l’autre et pour toujours, par le mirage du foyer, autour duquel s’est élevé le monde ?

Jacques disait :

— Venez avec moi. Bien tous ensemble.

— Bon, répondait Juliette apeurée, on reviendrait me prendre. Maintenant, j’ai été heureuse, que m’importe de rentrer ? Mais demandez-moi. On ne m’aime pas tant qu’on refuse de me laisser partir.

— Ce soir, Juliette, ce soir même.

Et, sans que son exaltation étrange tombât une seconde pour faire place aux conseils calmes de la réflexion, il se leva, entraîna avec lui son amie, entra dans un restaurant de la Plage, encore ouvert à cause de cette nuit si rare, demanda du papier et, sans ratures, sans se relire, comme d’un seul élan et en rêve, il écrivit une demande en mariage à M. Brémond, comme si c’eût été une chose toute naturelle, et Juliette, penchée au-dessus de son épaule, suivait ses mots, les approuvant en son cœur, les chargeant par son désir d’une force infinie de persuasion.

Cette lettre, composée dans l’enthousiasme, était méthodique et simple comme si on l’eût datée d’un bureau confortable. Jacques et Juliette se sourirent. Il fût décidé que la lettre serait confiée à une boîte postale du centre de la ville, pour paraître venir de la maison même de Jacques et que Juliette rentrerait chez elle, très tranquillement, comme quelqu’un qui a eu soudain l’irrésistible envie de prendre l’air d’une nuit de printemps, est sortie seule par peur qu’on lui refusât la permission et s’est un peu attardée, sans doute… “ Mais quelle heure est-il donc ?… ”

Minuit déjà. Les jeunes gens se séparèrent sur un dernier baiser, mais sans même une promesse, tant ils étaient sûrs de l’avenir… et leur destinée s’empara, de nouveau, de chacun d’eux.

L’aube avait remplacé le divin clair de lune quand Jacques se décida à remonter chez lui.