Écrit sur de l'eau/Prélude

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Éditions du feu (p. 9-11).

Maintenant que la vingt-sixième année, comme un ver dans le fruit de sa jeunesse vermeille, y commence un travail néfaste et l’altère déjà de ces tons inquiétants que l’optimisme appelle maturité, mais qui pour lui ne sont que les signes avant-coureurs de la décrépitude et de la décadence morale et physique, je pense qu’il faut que je me hâte de recomposer par le souvenir la figure que fit dans le monde mon ami Jacques de Meillan, dans la fleur de sa saison.

Ô toi que j’envisage comme un être bienveillant et sensible, ô toi qui as acheté sur moi tous les droits pour tes trois francs et même pour tes quinze sous, si tu as eu la patience de me rechercher, dans une des boîtes des quais de la Seine, quelques jours après ma publication, ô incomparable et fraternel lecteur, puissant lecteur, ne dis pas, je t’en prie, ne dis pas que cette histoire est sans intérêt : d’abord parce que tu n’en sais rien, ensuite parce qu’ainsi, de la faute d’une appréciation anticipée, tu m’ôterais toute raison d’être… et de paraître. Et, je te le demande, qu’est-ce que je serais si je ne paraissais pas ?

Et puis je t’assure, pour peu que tu aies aimé les femmes, la mer, les couchers de soleil, la littérature symbolique, les relations au hasard et les petits animaux familiers et que tu aies trouvé, en toutes ces formes de tes désirs, les désillusions et les mécomptes que la Providence te permit d’en retirer pour ton perfectionnement moral, tu te retrouveras dans le héros de ce livre. Si tu aimes t’attarder quand tu es en route et ne regarder que les magasins du trottoir de gauche quand tu suis fidèlement, sans en rien voir, le trottoir de droite, si tu connais les charmes du loisir et de la divagation, tu goûteras mon livre. Il ne demande aucun effort pour être lu. Que tu l’ouvres par le milieu, il te sera aussi intelligible que si tu l’abordes au premier chapitre. Pareil à l’éternité, il n’a ni commencement ni fin, mais il est moins long.

Ce livre n’a aucun rapport avec ceux que l’on fait aujourd’hui et tu ne t’en apercevras que trop si tu apprécies les thèses, les hypothèses et les théories. Il ne prouve rien, sinon cette banalité terrible : qu’il serait bien meilleur de ne jamais vieillir et d’être toujours fou. Il jase et il s’égare. Parfois, tout lui semble mystérieux : la trahison d’une femme, le murmure d’une lampe emmaillotée dans ses dentelles, la marche hâtive d’une tortue, mais souvent, par contre, il rit des choses les plus sacrées. Il est inconsistant, discret, bizarre comme un rêve ; il finit aussi mal que lui, aussi mal que la jeunesse…

Oh ! pardon ! pas la tienne, sérieux lecteur, pas la tienne, que continue un âge mûr plein de confort et sûr de lui-même et que couronnera une vieillesse sage, abondante en petits-enfants. Pardon, lecteur, quand je serai grave : je me laisse aller ; il n’y faut pas faire attention. Toi seul as le droit d’être grave.

Je m’aperçois, (un peu tard), que j’aurais dû plutôt m’adresser à ma lectrice… Il en est peut-être temps encore.

Lectrice, je te prends à part, charmante lectrice, loin de ton grave mari. Ne prends pour toi pas un seul mot de ce que j’ai dit à ce butor de lecteur (oh ! je parierais qu’il vient de te faire une scène de ménage ! oh ! ne dis pas non : je sais déjà lire sur ta figure). Tout cela, c’était pour l’engager à t’acheter mon livre. Je sais bien qu’il ne le lira pas. C’est pour toi, pour toi seule que je l’ai écrit, ma douce lectrice. Seulement, comme il pourrait se faire qu’il y jetât les yeux, afin d’affirmer, dans une vétille de plus, son autorité tracassière, je l’ai gâté par ci par là, d’appréciations un peu sévères sur les femmes. Banalités destinées à lui faire dire : « Comme c’est observé ! cet animal-là les connaît bien ! » Ah ! que ces concessions torturent ma conscience !

Mais, adorable lectrice, je te le jure, jamais il n’y eût rien de vrai là-dedans, et mon cœur vis-à vis de toi est irréprochable. Si mes héroïnes ont des cruautés ou des faiblesses, c’est moi qui les leur ai prêtées, pour obéir à des conventions littéraires, mais la vie, la vraie vie sait bien (et tout le monde pense comme elle) que la femme est toujours un ange. Il n’est point d’équivoque possible.

Parlons plus bas… Ton lecteur de mari s’est endormi sur mon livre (il ne l’a pas même coupé). Prends-le lui des mains et lis-le. Tu y verras comme mon ami Jacques de Meillan t’a adorée, chère lectrice, au milieu de tous les décors de la vie et des plus étranges sociétés. Il n’a aimé que toi. Tu aurais bien dû le lui rendre.