Écrits de Londres et dernières lettres/Écrits de Londres/08

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RÉFLEXIONS SUR LA RÉVOLTE

Ce qui écrase moralement la France, c’est le fait qu’elle est sortie de la guerre presque avant d’y être entrée. La masse du peuple français n’avait pas encore assumé l’attitude d’esprit du combattant en mai 1940. Un mois plus tard, la France était hors de la guerre. Elle s’est trouvée comme un homme qui a la tête fracassée pendant son sommeil et se débat longtemps dans un affreux cauchemar avant le réveil.

Compte tenu de tout, la France a souffert des conséquences de la guerre plus peut-être qu’aucun autre pays. Mais elle n’a pas l’esprit de guerre pour réconfort des souffrances de la guerre. Un Français qui a froid et faim ne peut pas se dire : « C’est la guerre ! » Car ce n’est pas la sienne. Quand la France était dans la guerre en fait, elle n’y était pas en esprit. Maintenant qu’elle y est en esprit, elle n’y est plus en fait. Cette distance entre la pensée et la réalité a été et est encore d’une gravité mortelle pour la France. À cause d’elle l’épreuve actuelle, quoique tellement plus douloureuse, est une chose irréelle, un cauchemar, comme la « drôle de guerre ».

Si ce qu’on a appelé la « Révolution nationale » est demeuré un pur néant, ce n’est pas seulement à cause de la corruption des chefs et de l’état de trahison où se trouvait le gouvernement. Au début, des gens honnêtes, courageux et jeunes ont pris part à l’entreprise (et surtout aux mouvements de jeunesse) dans la pensée de reconstruire la France. Si le pays avait été autrement disposé, le mouvement aurait pu prendre réellement, secouer les masses, balayer le gouvernement même dont il était issu, et orienter la nation dans un sens vraiment français. Mais l’esprit de réforme n’était pas compatible avec cet état de rêve, d’irréalité, d’attente passive où se trouvait l’ensemble du pays.

Si le pays se trouve encore dans cet état au moment de la victoire, et reçoit la délivrance du dehors, les plans de réforme les plus beaux et même les plus pratiques risquent de demeurer lettre morte, faute d’esprit qui leur insuffle de la vie. Car la vie ne peut leur venir que du peuple français.

Un plan n’est pas praticable ou irréalisable par lui-même. Un même dessin d’architecte peut être excellent si l’on a du ciment armé et absurde si l’on construit avec du bois. Un plan est praticable s’il répond à quelque chose de latent dans un peuple, et s’il contient d’abord les procédés propres à faire jaillir ce quelque chose.

Avant juin 1940, il manquait surtout aux Français une certaine manière de penser. Maintenant il leur manque surtout des moyens matériels. La France maintenant est près d’être prise par l’esprit de guerre ; mais l’ennemi l’a désarmée.

Or en fait il se trouve en France, et plus généralement dans les pays occupés, une source d’énergie qui, si elle était militairement exploitée sur une vaste échelle, aurait du point de vue militaire plus d’importance peut-être encore que le pétrole.

Cette source d’énergie n’est autre que l’horreur des hommes contre l’oppression.

Ce fut là le facteur décisif à ce moment suprême de l’été de 1940 où l’Angleterre s’est trouvée seule devant l’Allemagne victorieuse. Mais dans la période antérieure comme dans celle qui a suivi, on a mené cette guerre presque exclusivement par des méthodes purement militaires, au sens classique du mot.

Pourtant Clausewitz avait prévu une forme de guerre qui serait presque indiscernable de la révolte. Il pensait que, comme les armées de métier du xviiie siècle se sont trouvées impuissantes devant l’armée française, transformée par la Révolution en armée nationale, de même un jour une armée se trouverait impuissante devant un ennemi qui ajouterait à l’action proprement militaire le soulèvement massif de toute une population.

Ce phénomène s’est déjà produit sur une petite échelle pendant l’autre guerre, quand T. E. Lawrence, ayant élaboré une stratégie de la révolte combinée avec la guerre, souleva l’Arabie contre une armée turque instruite et en partie commandée par des Allemands.

Cette circonstance lui a été favorable, car les Allemands sont lents à réagir devant l’imprévu et désarmés par la surprise.

Il définissait l’objectif ainsi : faire que l’occupant ne possède que les quelques centimètres carrés de terre où sont posés les pieds de ses soldats, et rendre ainsi l’occupation inutile. Pour cela, combiner la propagande avec une série d’actions de guérilla contre les communications ennemies, actions préparées en secret, foudroyantes et réussissant par surprise.

Dans cette guerre-ci, étendue au globe entier, il est de plus en plus clair que le point décisif, ce n’est pas la bataille, ni même la production, mais les communications. Sera vainqueur le camp qui conservera ses communications et empêchera celles de l’ennemi, quand même il subirait temporairement de graves échecs militaires.

Les nôtres sont exposés aux dangers de la mer. Celles de l’ennemi se font en grande partie sur des territoires peuplés de populations asservies et hostiles. Il en est ainsi même des nations soi-disant amies ou alliées de l’Allemagne. Le territoire même de l’Allemagne est plein d’esclaves importés des pays conquis, et qui ont le cœur plein de haine.

En plus des communications, la production de l’Allemagne s’accomplit dans les mêmes conditions.

Enfin, nous avons maintenant, grâce à l’excès des souffrances, ce que l’ennemi au début était à peu près seul à posséder, une quantité non négligeable d’êtres humains disposés à courir des risques allant à un degré aussi proche qu’on voudra de la mort certaine. Peut-être même sommes-nous à notre tour presque seuls à posséder cela ; car ceux qui avaient cette disposition d’esprit chez l’ennemi sont sans doute maintenant tombés pour la plupart, et il est douteux qu’ils soient remplacés dans la même proportion. C’est là un facteur d’une importance inestimable par sa répercussion morale dans les deux camps, si seulement on l’utilise.

Le général Smuts, il y a peu de temps, a fait constituer, pour protéger les communications alliées, un Conseil suprême de la lutte contre les sous-marins.

La France combattante ne pourrait-elle pas prendre l’initiative parallèle, et proposer au gouvernement anglais un Conseil suprême de la révolte, conseil où siégeraient, sous la présidence anglaise, des représentants de tous les territoires occupés par l’Allemagne ?

L’action de sabotage et de désorganisation sur tout le continent européen — y compris même le territoire de l’Allemagne — aurait ainsi dans la stratégie générale de cette guerre la place de premier plan qui semble lui revenir.

Cette action est susceptible de formes infiniment variées, dont certaines pourraient être toutes nouvelles et inventées au cours de la lutte. Par exemple, si on sait quels sont les quelques hommes indispensables à la marche d’une entreprise, on peut tenter de les approcher l’un après l’autre et essayer de leur persuader soit de fuir, soit de se cacher quelque part à la campagne, soit de feindre une maladie. De même pour les réseaux de voies ferrées. Surtout on doit pouvoir inventer des méthodes qui rendent les ressources de la technique moderne utilisables pour la révolte au même degré qu’elles ont été jusqu’ici utilisées par l’oppression. Par des procédés variés on doit pouvoir faire que la désorganisation s’étende peu à peu sur le territoire occupé par l’ennemi comme une lèpre, comme une maladie mortelle et sans remède, de sorte que la situation de l’Allemagne, en peu de temps, devienne bien pire que si elle était enfermée à l’intérieur de ses propres frontières.

Mais la première condition, c’est que cette action soit parfaitement coordonnée et occupe dans la stratégie générale une place de premier plan.

Non seulement l’énergie enfermée dans l’esprit de révolte serait ainsi pleinement utilisée, mais elle serait incroyablement accrue par cette utilisation même. La propagande par la parole imprimée, radiodiffusée ou transmise de bouche en bouche est une chose essentielle, mais qui n’atteint sa complète efficacité que si elle est combinée avec la propagande par l’action. La parole et l’action, combinées, multiplient réciproquement leur efficacité.

Une telle action coûterait beaucoup de vies infiniment précieuses, mais elle aurait un si grand retentissement qu’elle ferait surgir beaucoup plus de héros qu’elle n’en ferait tomber. Elle aurait sur le pays une influence éducative qui, aussi bien pour la guerre que pour l’après-guerre, compenserait largement les pertes.

L’action clandestine menée actuellement agit certainement dans ce sens. Mais c’est dans une mesure encore très insuffisante. L’action de sabotage n’a pas atteint une intensité ni une importance qui lui permette d’avoir un retentissement sur la sensibilité publique. Les meurtres de soldats allemands, d’ailleurs moins répandus en France qu’ailleurs, comportent des dangers d’ordre moral terribles et apparaissent plutôt comme d’aveugles explosions de haine que comme des actes de guerre.

La presse illégale mérite beaucoup d’admiration. Il est certainement beau et nécessaire que quelques hommes, sous les yeux de l’ennemi, risquent la mort pour dire non à l’oppression. Mais on peut se demander s’il n’y a pas eu une trop grande dépense d’énergie et de courage dans cette voie. Car quant à l’action sur l’opinion, la radio de Londres a eu une action infiniment plus grande à beaucoup moins de frais. Dans beaucoup de milieux qui n’ont pas été touchés par les journaux clandestins, l’esprit de résistance a été alimenté seulement par elle. Puis la presse clandestine, tout en exposant ceux qui y travaillent aux pires dangers, consiste quand même en fin de compte en paroles, en appels à l’action. Quoique les appels à l’action soient indispensables, ils n’atteignent le plus haut degré possible de puissance persuasive que s’ils sont accompagnés par l’action elle-même, par l’infliction d’un dommage concret, matériel à l’ennemi. L’action elle-même constitue le plus puissant des appels à l’action et le stimulant le plus irrésistible.

Il y a des gens qui sont disposés dès maintenant au risque et même au sacrifice, mais qui se réservent pour quelque chose de plus concret que la propagande ; ils prendraient part au mouvement s’il se tournait tout entier vers l’effort pour faire effectivement le plus de mal possible à l’ennemi. Ces hommes, étant d’un tempérament plus modéré, plus prudent que ceux qui se sont lancés tout de suite dans l’action clandestine, seraient d’un usage particulièrement précieux dans l’organisation du pays après la victoire, si on a su les faire émerger auparavant. Il y en a beaucoup d’autres qui n’ont pas encore été remués jusqu’au fond de l’âme ni par le malheur du pays ni par la propagande, mais qui prendraient feu si une action efficace et de grande envergure se développait. Ainsi une action de ce genre disposerait très vite de forces de très loin supérieures à celles que possède le mouvement clandestin actuel.

Au bout de peu de temps, la masse même de la population pourrait être ébranlée ; et parallèlement le moral des troupes d’occupation s’effondrerait. Cette prévision est applicable, bien entendu, à tous les territoires occupés. La contagion pourrait même s’étendre à l’Italie, à l’Espagne, à l’Europe centrale.

Les victoires actuelles créent une tendance naturelle à compter sur le cours du temps, à laisser la tension morale se relâcher un peu. Mais c’est le moment, au contraire, de tendre au maximum toutes les énergies, tous les efforts d’invention pour frapper l’ennemi à coups redoublés, l’étourdir, le désespérer. Dans les territoires occupés, la durée et l’intensité croissante de la souffrance, jointes à une espérance enfin confirmée par les faits, produisent précisément maintenant le milieu moral le plus favorable au jaillissement des énergies, à la contagion de l’héroïsme.

Si on saisit ce moment, la situation du printemps 1940 peut se reproduire à l’envers très prochainement.

Par exemple, on peut imaginer qu’après une certaine période d’action sourde, mais générale, intense et méthodique, sur les territoires occupés et en Allemagne même pour saper l’organisation de l’ennemi, un jour un débarquement des armées alliées s’opère sur le territoire même de l’Allemagne. Au même moment, très probablement, toutes les populations non allemandes de l’Europe, si seulement des armes leur tombent du haut du ciel, et même sans en avoir, anéantiraient irrésistiblement les troupes allemandes disséminées au milieu d’elles et paralysées par la surprise. Et la panique, la trahison, la guerre civile larvée ou même ouverte, bref tous les phénomènes qui ont ouvert l’Europe à l’armée allemande se développeraient sur le territoire allemand, où tous les étrangers, soulevés d’espérance, répandraient le désordre partout.

Tout cela semble au moins très probable. Car une utilisation méthodique et efficace de l’esprit de révolte, portant les populations soumises au premier plan dans la conduite générale de la guerre, mettrait si haut le moral des nations conquises et abaisserait tellement celui de la nation conquérante qu’un seul événement spectaculaire, tel que la présence des armées alliées en Allemagne, couronnant une série de succès, pourrait suffire à l’effondrement de l’ennemi.

Il y a deux vérités qu’il faut toujours considérer ensemble. D’une part c’est principalement le moral qui décide de l’issue des guerres, et dans une guerre comme celle-ci plus que dans toute autre. D’autre part ce ne sont pas les paroles, mais les faits d’une certaine espèce combinés avec les paroles, qui élèvent ou abaissent le moral.


Mais l’utilisation stratégique du potentiel de révolte en Europe, et notamment en France, a plus d’importance encore pour l’après-guerre que pour la victoire. La victoire peut peut-être s’obtenir sans cette utilisation, quoique ce ne soit pas certain. Mais pour l’après-guerre c’est un facteur vital, décisif.

La libération du territoire français est l’essentiel, mais ne peut résoudre aucun problème. Elle est essentielle pour que les problèmes se posent. Si l’Allemagne avait la victoire définitive, aucun problème ne se poserait plus ; il n’y en a pas pour les esclaves. Une fois les Allemands partis apparaîtront les problèmes les plus tragiques. La France est dans l’état d’un malade qu’un brigand a surpris en pleine crise et garrotté ; une fois les cordes coupées, il reste à s’occuper de la maladie. Mais cette comparaison est défectueuse, car ici le traitement est à commencer même avant la libération, et la manière dont la libération s’opérera déterminera par elle-même soit une aggravation du mal, soit un commencement de guérison.

Si la France, actuellement asservie par les armes allemandes, est libérée soit par l’argent américain, soit par les soldats russes, il est à craindre qu’elle demeure dans une servitude moins visible, mais presque aussi dégradante, sous forme soit de semi-vassalité économique à l’égard de l’Amérique, soit de communisme. D’un autre côté la somme d’amertume, de haine, de révolte accumulée est telle que des luttes civiles atroces et inutiles sont presque inévitables si elle ne s’est pas efficacement dépensée dans une action de guerre.

Autant il est désirable que les cas éclatants de trahison reçoivent un châtiment solennel, autant il faut souhaiter que les défaillances des hommes de second plan et au-dessous, survenues après la défaite, soient oubliées. Autrement la France vivrait des années dans une atmosphère atroce, dégradante, de haine et de peur. Le seul moyen d’éviter cela, c’est une grande action qui, dès avant la délivrance, entraîne le pays, permette à ceux qui n’ont pas été irrémédiablement compromis de se réconcilier avec le pays et avec eux-mêmes, efface la lâcheté passée sous un renouveau de courage et de fraternité d’armes.

Devant le double et terrible danger d’asservissement semi-colonial et de guerre civile, la France aura un besoin urgent de chefs dès l’instant où le territoire sera libéré. Or il n’y en a pas. Tous ceux qui ont joué un rôle important en France, qui se sont fait un nom, avant la guerre, pendant la guerre ou depuis la défaite, sont éliminés de ce fait même ; la France a la même répulsion pour son propre passé récent qu’un malade pour ses propres vomissements.

Le général de Gaulle, aux yeux de la masse des Français, est un symbole, non pas un chef. Ce sont deux choses très différentes, quoique les mots n’expriment pas toujours la différence. En un sens, il est beaucoup plus beau d’être un symbole, et c’est ce dont la France, jusqu’ici, a eu le plus grand besoin. Mais une fois le territoire libéré, une autorité sera indispensable pour parer aux dangers les plus pressants.

Les liens, d’une part entre le général de Gaulle et le mouvement clandestin en France, d’autre part entre ce mouvement et la masse du peuple français, sont très loin d’être d’une solidité proportionnelle à l’extrême tension qu’ils auront à soutenir au cours d’épreuves prochaines et terribles. Ces liens deviendraient plus solides que l’acier au moyen d’une lutte commune qui serait réellement une des parties essentielles de la guerre. En même temps se forgerait un cadre, un réseau unique de chefs français, étendu à travers la France, l’Angleterre, l’Afrique du Nord, dont les membres seraient du fait même de l’action reconnus par le peuple français et par l’étranger et fermement établis par la victoire.

Étant donné que les communications sont aux mains des Britanniques, qui, très légitimement, pensent avant tout, presque exclusivement à la guerre, la difficulté des contacts entre la France et le Comité National français, difficulté qui constitue un danger moral presque mortel de part et d’autre, ne peut trouver aucun remède, sinon une modification de la stratégie qui fasse de la révolte en France une partie essentielle de la guerre.

En ce cas, la quantité nécessaire de bateaux et d’avions y serait affectée, un va-et-vient pourrait s’établir entre la France et les Français d’Angleterre, il y aurait osmose. Cela produirait de part et d’autre un effet d’aération qui, littéralement, insufflerait de la vie.

Du même coup, un système de protection pourrait être établi en faveur de ceux des nôtres qui, en France, sont trop compromis. La fuite pourrait être sérieusement organisée, permettant à ceux qui ne peuvent plus agir utilement devant la Gestapo d’aller hors de France se transformer en soldats. De ce fait, l’organisation de la révolte esquissée ici ne serait peut-être pas plus coûteuse en vies françaises que l’état de choses actuel. Les Français ne périraient peut-être pas en plus grand nombre, et ceux qui tomberaient prépareraient par leur mort la délivrance du pays, non pas seulement moralement, mais à la fois moralement et matériellement. À l’égard de nos alliés, nos sacrifices leur vaudraient une économie de vies humaines, de matériel et de temps, et par suite leur feraient contracter une dette incontestable à notre égard.

D’autre part, toute opération analogue à l’affaire Darlan deviendrait impossible. Car comme la révolte française, tant que l’ennemi est là, est automatiquement aux mains des plus courageux et des plus fervents, soit en France, soit à Londres, si elle devient un rouage essentiel de la stratégie, il devient militairement impossible aux alliés de traiter avec la partie pourrie ou à moitié pourrie du pays. Une impossibilité militaire est un obstacle beaucoup plus sûr qu’une impossibilité morale. Il n’y a pas de plus sûr moyen de faire triompher en fait l’honneur et la vertu que d’en faire concrètement des facteurs stratégiques.

Cette impossibilité se prolongerait même après la victoire, parce que dans l’action commune la France aurait au moins commencé à retrouver une vie, une âme, une unité. Les divisions, dont le poison est la seule chose qui subsiste de la vie politique passée — car même les haines de 1934, de 1936 subsistent encore dans une large mesure — seraient éliminées par un retour de santé morale, et il n’y aurait plus de terrain favorable pour les petites manœuvres politiques.

Il y a là d’ailleurs un problème dont la portée dépasse de loin même celui du destin de la France. En Russie, le totalitarisme allemand s’est heurté à un totalitarisme qui non seulement lui ressemble beaucoup, mais lui a réellement servi de modèle. Du côté américain, l’Allemagne se heurte au pouvoir de l’argent ; et la population américaine place son espoir sur ce pouvoir, comme beaucoup de Français au temps où les murs étaient couverts du slogan : « Nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts », avec des commentaires qui montraient que « forts » voulait dire « riches ».

La résistance anglaise a été d’une autre qualité. Mais l’héroïsme anglais pendant l’été 1940 a été négatif, il a consisté à ne pas céder et non pas à remporter des victoires ; il n’était pas spectaculaire, et c’est pourquoi maintenant le souvenir en est presque effacé de la sensibilité des peuples.

Dans l’aventure des dernières années, l’Europe a perdu non seulement la liberté, mais aussi l’honneur et la foi. Croit-on qu’elle les retrouvera si les armes de la tyrannie sont maîtrisées seulement par la coalition des pouvoirs d’argent avec une seconde tyrannie ? En ce cas, la France et l’Europe seront délivrées, mais resteront prostrées. Un tel avenir n’est désirable que pour les spéculateurs et les plus cyniques des communistes. Les vrais conservateurs, les vrais réformateurs ont également intérêt à ce qu’il en soit autrement. Car dans un cadavre il n’y a rien à conserver, ni aucune matière à réforme.

Il s’agit en somme de savoir si dans cette guerre le fanatisme et l’argent auront été les seuls éléments agissants, ou si l’honneur, la foi, la spiritualité chrétienne sous toutes ses formes auront effectivement tenu une place. Effectivement, c’est-à-dire, puisqu’il s’agit d’une guerre, militairement. Ce sont les valeurs les plus hautes qui ont le plus besoin d’être incarnées.

Pratiquement, la grande difficulté d’une stratégie de la révolte orientée dans une telle direction, c’est la contradiction qu’il y a entre une action clandestine et une action publique susceptible d’entraîner un peuple. Mais cette contradiction, si elle est étudiée attentivement, n’est sans doute pas insoluble.

Par exemple, il est possible peut-être de rendre publics, d’une part la création même d’un Conseil suprême de la révolte, d’autre part l’ordre de grandeur des résultats obtenus, après coup et sans détails. D’autre part la pratique des petits groupes (de cinq, par exemple) reliés seulement par le haut, pratique mise à l’épreuve depuis longtemps par les communistes allemands et le mouvement clandestin français, permet d’entraîner dans l’action des quantités de gens considérables avec le minimum de dégâts. Dès lors que la révolte serait une partie essentielle de la guerre, il n’y aurait pas à tenter d’empêcher les pertes, mais de les limiter à la proportion regardée comme admissible dans une action militaire.

Quand un mouvement clandestin s’élargit, ses risques augmentent, à cause de la quantité de traîtres, d’hommes douteux ou de faibles qui s’y infiltrent. Mais s’il s’élargit davantage encore, le nombre devient au contraire un facteur de sécurité. Car la police politique ennemie a des effectifs limités, et la nature même d’un tel travail empêche que ces effectifs puissent être augmentés à volonté. Dès lors, à partir d’un certain point, il devient possible de harasser, de surmener, de désespérer les membres de cette police, de les mettre dans un état de démoralisation et de désarroi qui les neutralise. Ainsi l’élargissement du mouvement clandestin, après une période très dure, très cruelle, pourrait mener dans un délai assez court à une situation bien meilleure que celle qui existe actuellement. L’espoir en est d’autant plus légitime qu’il semble certain que la Gestapo, qui a toute l’Europe en charge, est surmenée. Il suffit pour s’en apercevoir de comparer les conditions de travail des groupements anti-hitlériens en Allemagne après 1933 à celles des mouvements clandestins dans les territoires occupés. Bien que le facteur national rende compte en grande partie de cette différence, elle s’explique aussi certainement pour une part par une efficacité beaucoup moins grande dans la répression policière.

Enfin la proposition d’un Conseil suprême de la révolte, venant de la France combattante, si elle était suivie d’effet, modifierait beaucoup la position de la France parmi les alliés. Il devient nécessaire de rappeler au monde que la France existe. Car le monde a tendance à l’oublier. Pour certains Américains, la France a à peu près autant d’importance qu’a pour nous une île d’Océanie. C’est là un cas extrême ; mais, à des degrés divers, cet état d’esprit est assez répandu. Il serait temps que la France prenne quelque initiative éclatante.

D’autre part, quelque tournure que prennent les événements politiques pour les Français qui se trouvent hors de France, une initiative de cette nature augmenterait très considérablement le poids spécifique de ce qui jusqu’ici a été le Comité National français de Londres.

Aujourd’hui, la fonction de symbole, après tant de temps, au milieu d’événements qui se précipitent, ne suffit plus.

Le mouvement clandestin a lieu en France. Les batailles se livrent en Afrique du Nord. Toute question de personnes mise à part, il est désirable qu’une fonction concrète et spécifique vienne donner une existence en quelque sorte matérielle au milieu constitué par ceux qui, à l’instant suprême, ont choisi, sans un moment d’hésitation, la cause en apparence vaincue. Au début, et pendant assez longtemps, le seul fait que des hommes avaient fait ce choix et y invitaient la France tous les jours par leur parole suffisait ; la signification morale, la valeur de témoignage de cette attitude était alors décisive. Aujourd’hui, par bonheur, nous sommes entrés, militairement parlant, dans une période de réalisations. Il est désirable qu’à ce témoignage vienne s’ajouter une fonction concrète d’une importance correspondante.

Être le lien entre la stratégie générale des alliés et un mouvement de révolte en France qui serait une pièce essentielle de cette stratégie ; du même coup, vider méthodiquement la France de tous ceux qui peuvent se rendre plus utiles hors du territoire français ; cette fonction aurait l’importance désirable.

Enfin, autant que l’unité française, une certaine unité européenne sera, dans un avenir très prochain, une nécessité urgente, vitale. Cette unité ne se forgera pas après la victoire. La période d’après la victoire sera, comme toujours, propice aux divisions. L’unité ne peut se forger qu’auparavant, dans un combat commun. Les différents mouvements clandestins des territoires occupés ne constituent pas ce combat commun. Il faut une coopération dans une tâche qui, sinon par ses méthodes, du moins par ses effets, fasse partie de la guerre.

Autrement, il y a danger de guerre civile, non seulement pour la France, mais pour l’ensemble de l’Europe, après la défaite de l’Allemagne. Plus exactement, il y a danger que la guerre civile européenne, qui a commencé en Espagne en 1936, ne soit pas terminée par la défaite de l’armée allemande, mais continue avec une cruauté peut-être accrue.

Il faut, pour essayer de l’éviter, unir dès maintenant du haut en bas par la coopération les meilleurs éléments des nations conquises par l’Allemagne ; et même il est désirable d’entraîner dans cette coopération les Espagnols, les Italiens et même les Allemands dont la conscience est sincèrement révoltée par l’hitlérisme. Ils pourront plus tard prendre part à la gestion des affaires publiques sur leur territoire, et éviter que leur peuple ne soit soumis aux excès de cruauté qui suivent d’ordinaire les excès de souffrance. La vague de haine qui secouera l’Europe après la défaite allemande sera un danger moral presque aussi grand que la vague de servilité de 1940.

Si le continent européen évitait la guerre civile par le simple effet de l’épuisement, il risquerait alors, sous l’effet du même épuisement, de perdre la tradition spirituelle qui lui est propre en cédant à l’influence communiste ou américaine. La seule ressource contre ce danger, c’est une fraternité d’armes solide établie dès maintenant entre l’Angleterre et le continent. Les Anglais doivent être sensibles à cette nécessité. Car les plus intelligents d’entre eux ne peuvent pas ignorer à quel point les États-Unis tendent à devenir le centre du monde anglo-saxon. Ils exercent déjà sur les Dominions une attraction irrésistible. Si leur influence devait bientôt dominer le continent européen, cela équivaudrait moralement pour l’Angleterre à une sorte de disparition.

Elle ne peut l’éviter qu’en participant avec le continent à une action commune de délivrance qui relègue au second plan l’importance militaire du dollar. Une organisation méthodique de la révolte sur le continent, accomplie avec l’aide de la flotte et de l’aviation anglaises, aurait probablement cet effet ; peut-être hâterait-elle la victoire dans une mesure bien plus grande qu’on n’oserait le supposer.

La nécessité est également vitale pour l’Angleterre et pour la France. Quelles que soient les différences de tempérament, les rivalités, les incompréhensions mutuelles qui séparent les deux pays, ils puisent leur sève, leur vie morale dans la même source millénaire, dans la civilisation unique qui s’étendait sur toute la chrétienté au Moyen Âge. C’est pourquoi dans la période actuelle, qui est une période de conflits avant tout spirituels, leurs intérêts essentiels sont identiques. Et l’intérêt essentiel de l’Europe est de se trouver sous la direction de ces deux nations unies. Mais cette direction doit s’établir maintenant, avant la victoire, ou elle ne s’établira pas.

C’est pourquoi, si une vaste utilisation stratégique de la révolte est possible, il est tellement important que la France en prenne l’initiative. De la part du Comité National français, ce serait peut-être là un acte d’une immense portée.