À valider

Écrits de jeunesse (Marcel Schwob)/Traductions/La Vision du Vétéran (W. Whitman)

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
La Vision du Vétéran
Traduction par Marcel Schwob.
Texte établi par Pierre ChampionTypographie François Bernouard (Écrits de jeunesse de Marcel Schwobp. 94-96).

La Vision du Vétéran

Tandis que ma femme, couchée à mon côté, sommeille, et que les guerres sont finies dès longtemps,

Et que ma tête sur l’oreiller repose dans ma maison, et que la minuit mystique passe,

Et qu’à travers le silence, à travers l’ombre, j’entends, juste j’entends le souffle de mon enfant,

Là dans la chambre, comme je m’éveille de dormir, cette vision se pressa sur moi.

Le combat s’ouvre alors et là, dans mon cerveau actif, irréel ;

Les escarmoucheurs commencent — ils rampent prudemment en tête — j’entends l’irrégulier snap ! snap !

J’entends le son des différents projectiles — le bref t-h-t ! t-h-t ! des balles de fusils rayés.

Je vois les obus en explosion, laissant de petits

nuages blancs — j’entends les grands obus qui crient quand ils passent ;

La mitraille, comme le murmure et le frisson du vent dans les branches (rapide, tumultueuse, voici que la bataille rage !)

Toutes les scènes aux batteries elles-mêmes se lèvent en détail devant moi encore.

Le fracas et la fumée — l’orgueil des hommes à leurs pièces ;

Le chef canonnier dispose et pointe sa pièce, et choisit une fusée à temps voulu.

Après le feu, je le vois se pencher de côté, et regarder avidement pour noter l’effet.

— Ailleurs, j’entends le cri d’un régiment qui charge — le jeune colonel lui-même, en tête cette fois, avec son épée brandie ;

Je vois les trouées ouvertes par les volées ennemies, rapidement remplies — pas de délai.

Je respire la fumée suffocante — puis les nuages plats planent bas, couvrant tout ;

Maintenant une accalmie étrange s’étend quelques secondes, pas un coup tiré d’aucun côté ;

Puis reprenant, le chaos plus fort que jamais, avec des appels avides et des ordres d’officiers ;

Tandis que d’une partie distante du champ de bataille le vent souffle à nos oreilles des hourrahs joyeux (quelque succès spécial) ;

Et toujours le son du canon, loin ou près, soulevant, même en rêve, une exaltation diabolique, et toute la vieille joie folle, dans les profondeurs de mon âme.

Et toujours le passage empressé de l’infanterie qui change ses positions — les batteries, la cavalerie, se mouvant ci et là ;

Ceux qui tombent, les mourants, je ne m’en inquiète — les blessés, dégouttants et rouges, je ne m’en inquiète — quelques-uns boitillent en arrière ;
La furie, la chaleur, la charge — les aides de camp au galop ou à bride abattue :
Avec le tapotement des petites armes, l’avertissant s-s-t des fusils rayés (ceci dans ma vision je l’entends ou je le vois) ;
Et les bombes qui éclatent en l’air, et dans la nuit les fusées varicolores.
(D’après Walt Whitman.)