Écrivains et Style/Préface du traducteur

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Traduction par Auguste Dietrich.
Félix Alcan (Parerga et Paralipomena, vol. 1p. 1-19).

PRÉFACE DU TRADUCTEUR


Quand Schopenhauer publia, en 1819, dans sa trente et unième année, son Monde comme volonté et comme représentation, cette grande œuvre apparut comme mort-née. Son éditeur F.-A. Brockhaus lui écrivait à ce sujet : « Je crains de n’avoir imprimé que de la maculature ; puissé-je me tromper ! » Appréhension qui n’était que trop justifiée. Sans parler des idées du livre, de nature à étonner le lecteur d’alors, le détestable papier et le format incommode de ce livre — un lourd volume in-quarto de 742 pages — contribuèrent sans doute aussi, même auprès des Allemands, qui depuis se sont faits plus légers, à son complet insuccès. Gœthe seul, qui s’intéressait à tous les courants d’idées nouveaux, et qui avait déjà jugé avec faveur la thèse du fils de sa vieille amie de Weimar sur La quadruple racine du principe de la raison suffisante[1], fut peut-être son unique lecteur attentif et clairvoyant.

« Gœthe a reçu ton ouvrage avec une grande joie, lui écrivait alors sa sœur Adèle ; il a partagé aussitôt l’épais volume en deux parties, et a commencé immédiatement à lire. Au bout d’une heure il m’a envoyé le billet ci-joint (où il signalait certains passages), et m’a fait dire qu’il te remerciait beaucoup et qu’il croyait que tout le livre était bon. Comme il avait toujours, ajoutait-il, la chance d’ouvrir les livres aux passages les plus importants, il avait lu les pages indiquées, qui lui avaient causé une grande satisfaction. Voilà pourquoi il t’envoie dans son billet les numéros, afin que tu puisses te rendre compte de ce qu’il veut dire. Il songe à t’écrire bientôt lui-même plus en détail à ce sujet ; pour le moment, ma communication se borne à cela. Quelques jours plus tard, Ottilie[2] m’a dit que leur père ne quittait plus le livre et le lisait avec une ardeur qu’elle ne lui avait jamais vue. Il lui dit qu’il avait maintenant une joie pour toute une année ; car à présent il lisait du commencement à la fin, et pensait qu’il ne lui faudrait pas moins que tout ce temps… Ce qui lui plaît particulièrement, m’a-t-il dit à moi-même, c’est la clarté de l’exposition et du style, quoique ta langue diffère de celle des autres et qu’on doive d’abord s’habituer à nommer les choses comme tu le demandes. Mais quand on a triomphé de cette difficulté et qu’on sait que le cheval ne s’appelle plus cheval, mais cavallo, et que Dieu se nomme Dio ou quelque chose d’autre, alors la lecture devient commode et facile… Tu es du moins le seul auteur que Gœthe lise avec un pareil sérieux ; cela, il me semble, doit te rendre heureux[3] ».

Nul doute que l’approbation du grand homme ne chatouillât agréablement le cœur du jeune philosophe, en tout temps si avide de louange ; mais cela n’empêchait pas son œuvre de rester sous le boisseau. Cette indifférence générale ne diminuait aucunement sa foi robuste en l’avenir. Trois ans plus tard, avant de partir pour l’Italie, il écrivait à son ami Osann : « Je sais bien que l’on s’occupe peu de moi, mais je sais non moins bien qu’il n’en sera pas toujours ainsi. Le métal dont mon livre et moi sommes faits est assez rare sur cette planète ; on finira par en reconnaître la valeur. Je vois cela trop clairement et depuis trop longtemps, pour m’imaginer que je me fais illusion. Que l’on m’ignore encore dix ans, ma confiance n’en sera nullement ébranlée[4] ».

Ce fut bien plus de dix ans encore qu’il resta ignoré. Il eut beau tenter le professorat et enseigner pendant un semestre comme privat-docent à Berlin, publier d’autres écrits, aucun effort ne parvenait à dissiper l’obscurité profonde qui enveloppait son nom et son œuvre. En 1839 seulement, son mémoire Sur la liberté de la volonté, couronné par la Société royale de Drontheim, en Norvège, lui donna un commencement de notoriété.

À partir de ce moment on se mit tout au moins à le discuter, ce qui est souvent le signe précurseur de la gloire. Critiqué par ceux-ci, loué par ceux-là, voyant même se grouper insensiblement autour de lui quelques approbateurs qui ont toute l’ardeur de néophytes, il sent que son heure viendra enfin. Les conjonctures, d’ailleurs, lui devenaient favorables. Les doctrines de Hegel, qui dominaient encore si fortement l’opinion à la mort du maître, en 1832, et qui avaient prétendu donner la solution de tous les problèmes politiques, sociaux, moraux, religieux, esthétiques, perdaient de jour en jour de leur autorité. Elles s’affaiblissaient par le discrédit où tombait la métaphysique, et surtout par les discordes intestines des disciples. Un jour, ils se partagèrent l’héritage du bruyant philosophe. Les uns s’adjugèrent la partie conservatrice et même étroitement réactionnaire du système ; les autres, les seuls connus aujourd’hui, Bruno Bauer, Max Stirner, Feuerbach, David Strauss, la partie radicale et révolutionnaire. On sait que l’école tout entière sombra dans le naufrage définitif des idées libérales, à la suite de la révolution avortée de 1848. Le champ ainsi déblayé des idées parfois puissantes, mais trop souvent confuses et contradictoires qui l’avaient longtemps obstrué, il y avait place pour une autre philosophie, qui, sans abandonner le point de départ désormais hors de discussion de Kant, le développerait dans une direction nouvelle, avec des enrichissements incontestables, en un sens plus humainement vrai. Ce fut le rôle et la gloire de Schopenhauer. Ce rôle, qu’il avait inauguré par son grand ouvrage, il le poursuivit et le mena à terme dans tous ses travaux subséquents. C’est là en partie le fondement de sa popularité, toujours plus vive depuis cinquante ans. Sa philosophie, qui reprenait la pensée de Kant à l’origine, mais qui se lançait à la recherche des idées d’une façon libre et originale, absolument affranchie de tout dogmatisme de l’École, constituait une réaction contre la direction historique de l’hégélianisme, comme celui-ci avait constitué une réaction contre la direction rationaliste du xviiie siècle.

Mais n’anticipons pas trop. À la fin de 1828, Schopenhauer avait écrit à l’éditeur du Monde comme volonté, pour savoir où en était, depuis neuf ans, la vente de son livre. Brockhaus lui avait répondu qu’il restait 150 exemplaires en magasin ; quant au nombre des exemplaires vendus, on ne pouvait le lui indiquer exactement, une partie de l’édition ayant été convertie en maculature ; en tout cas, le débit était insignifiant. En mai 1835, nouvelle lettre de l’auteur à l’éditeur, qui lui faisait savoir que, « pour tirer au moins quelque profit de ce qui restait », il avait dû en mettre la plus grande partie au rebut, et ne conserver qu’un petit nombre d’exemplaires.

Pendant neuf ans encore, le philosophe ne demanda plus de nouvelles de son livre ; mais, malgré ses insuccès réitérés, il était fermement résolu à compléter son grand ouvrage dans une édition nouvelle et à réunir dans un second volume les suppléments qu’il amassait depuis plusieurs années. Le 7 mai 1843, il écrivit à Brockhaus :

« Vous trouverez tout naturel que je m’adresse à vous, pour vous proposer d’éditer le second volume du Monde comme volonté et comme représentation, que j’ai maintenant terminé ; par contre, vous vous étonnerez que je ne vous le livre qu’au bout de vingt-quatre ans. La seule raison cependant en est que je n’ai pu l’achever plus tôt, quoique j’aie réellement passé toutes ces années à le préparer sans relâche. Ce qui doit longtemps durer se forme lentement. La rédaction définitive du livre est le travail des quatre dernières années, et je m’y suis mis parce que j’ai compris qu’il était temps d’en finir. Je viens, en effet, d’atteindre ma cinquante-cinquième année, c’est-à-dire que j’arrive à un âge où la vie commence déjà à devenir plus incertaine, et où, au cas où elle se prolonge longtemps encore, les forces intellectuelles perdent peu à peu leur énergie. Ce second volume a de grands avantages sur le premier ; il est à celui-ci ce qu’un tableau est à une esquisse. Il a la profondeur de pensée et la richesse de connaissances qui ne peuvent être que le fruit de toute une vie consacrée à l’étude et à la méditation. C’est, en tout cas, ce que j’ai écrit de mieux. Même le premier volume apparaîtra, grâce à celui-ci, dans sa pleine signification. J’ai pu m’exprimer aujourd’hui beaucoup plus librement et franchement qu’il y a vingt-quatre ans. L’époque, sous ce rapport, laisse déjà les coudées plus franches, et mon âge plus avancé, mon indépendance assurée et ma rupture définitive avec le monde universitaire, me permettent de prendre une attitude plus ferme… On ne sera pas toujours injuste envers moi, comme on l’a été jusqu’ici. Si vous connaissez l’histoire littéraire vraie, vous saurez que toutes les œuvres solides, toutes celles qui ont duré, sont restées négligées au début, comme la mienne, tandis que le faux et le mauvais prenaient le dessus. Ils savent si bien s’étaler dans le monde, qu’il ne reste aucune place pour le bon et le vrai, qui doivent se frayer par force un chemin vers la lumière. Mon jour aussi viendra pour moi, il doit venir, et plus il tardera, plus il sera éclatant. Il s’agit maintenant de publier une œuvre d’une valeur et d’une importance si grandes, que moi-même ici, derrière la coulisse, c’est-à-dire vis-à-vis l’éditeur, je n’ose pas les mettre en relief : vous ne me croiriez pas. Je puis du moins vous prouver que la publication seule me tient au cœur, et que je n’ai aucune arrière-pensée. Au cas où vous vous décideriez à cette seconde édition, je m’en remets à vous quant à la question des honoraires. Si vous ne croyiez pas devoir m’en verser, vous prendriez pour rien le travail de ma vie entière ; mais ce n’est pas non plus pour de l’argent que je l’ai entrepris, et poursuivi avec une opiniâtreté de fer jusque dans ma vieillesse[5]. »

En dépit de la foi robuste en soi-même qui s’exprimait une fois de plus dans cette lettre, et quoique le philosophe n’insistât pas outre mesure sur la question des droits d’auteur, Brockhaus lui opposa une réponse négative « aussi inattendue qu’accablante ». Il accepterait tout au plus l’affaire, concluait-il, si l’auteur consentait à payer au moins la moitié des frais d’impression. Schopenhauer refusa net, tout en ne se tenant pas encore pour battu. Il s’obstina tellement à vanter à Brockhaus sa marchandise, d’ailleurs précieuse, il faut bien en convenir, que celui-ci finit par consentir, au bout d’un mois, à faire les frais de cette seconde édition. « Je vous avoue sincèrement que vous m’avez causé une grande joie, lui écrivait Schopenhauer, le 14 juin ; mais je suis convaincu, non moins sincèrement, qu’en acceptant mon œuvre, vous n’avez pas fait une mauvaise affaire ; c’en est au contraire une très bonne, et le jour viendra où vous rirez vous-même de bon cœur de vos hésitations à imprimer mon livre à vos frais. Ce qui est vrai et sérieusement pensé se creuse sa voie souvent très lentement, mais sûrement, et conserve toujours sa valeur. La grosse bulle de savon de la philosophie fichte-schelling-hégélienne est en train de crever définitivement. D’autre part, le besoin de philosophie est plus grand que jamais. On va rechercher maintenant une nourriture solide, et on ne la trouvera que chez moi, le méconnu, parce que je suis le seul qui ai travaillé par vocation intime[6]. »

La seconde édition du Monde comme volonté et comme représentation parut donc en deux volumes, au mois de mars 1844. Un an se passa sans que la critique parût l’avoir remarquée. Puis quelques adhérents nouveaux, avant tout des hommes du métier, se rangèrent autour du philosophe ; mais l’œuvre continua à rester ignorée du grand public, et, en somme, cette seconde édition, augmentée du double et bien supérieure à la première, n’eut pas plus de succès que celle-ci. L’auteur s’étant informé, au mois d’août 1846, de l’état de la vente, reçut de son éditeur la réponse suivante : « À la question que vous me posez, je ne puis, à mon grand regret, que vous répondre ceci : c’est que j’ai fait une mauvaise affaire ». Gwinner, l’ami et le principal biographe de Schopenhauer, a une page intéressante sur la lenteur des progrès de la philosophie de celui-ci, qui, étant donnée la faillite graduelle de l’hégélianisme, devait nécessairement voir bientôt luire son jour. « Nous autres Allemands, dit-il, nous mésusons de telle sorte de la liberté qui nous a toujours été accordée dans le champ des théories et des fantaisies, pour encombrer celui-ci, que le jugement et le goût de ceux qui, chez nous, lisent, sont émoussés et désorientés par l’élucubration sans plan ni discipline d’idées non venues à terme. L’autorité même de nos plus grands penseurs ne doit, de cette façon, que servir à la satisfaction des caprices d’une poignée de têtes à l’envers, de bavards et d’esprits exaltés. Il n’y a personne pour assigner à notre littérature, dans le champ clos où elle se débat, par un énergique Quos ego, sa direction et son but ; chacun y agit à sa guise, et aussi bien ou mal qu’il peut. En Angleterre et en France il en est autrement. Là, chacun sait exactement ce qu’il peut offrir à son public, et le public sait non moins exactement ce qu’il peut attendre de chacun. Il y existe, pour le fond et la forme de chaque production littéraire, une mesure moyenne qui est également appliquée et respectée par le producteur et le consommateur. Aussi constatons-nous que les Anglais et les Français ont infiniment moins de livres tout à fait mauvais ou inutiles, et perdent infiniment moins de temps à des études stériles et déconcertantes, que l’Allemand si fier de sa culture[7]. »

Il nous a paru indispensable de narrer rapidement ici cette histoire des écrits de Schopenhauer, pour marquer les étapes par la succession desquelles il est parvenu à la signification qu’il revêt aujourd’hui, pour montrer à travers quelles vicissitudes il finit par surgir de l’obscurité à la gloire. C’est là un chapitre des plus intéressants et des plus suggestifs de l’histoire littéraire. Après l’insuccès à peu près complet de cette seconde édition du Monde comme volonté, qu’il avait élaborée avec tant d’amour et de foi, tout autre que lui, probablement, aurait enfin désespéré, aurait renoncé à jamais, sinon à écrire pour lui-même, du moins à s’adresser au public par l’intermédiaire d’un éditeur. Sa réputation continuait à reposer sur la notoriété modeste que lui avait valu, dans un cercle restreint d’initiés, son mémoire Sur la liberté de la volonté, et c’était là vraiment, à près de soixante ans, un résultat un peu maigre. Avec sa confiance inébranlable en son génie et son indomptable énergie, il poursuivit la lutte. Il exigeait comme un droit que la postérité, à défaut des contemporains, prêtât l’oreille à « son message », et, appliquant à son cas particulier le mot de Gœthe : « En avant, à travers les tombeaux ! », il ne se préoccupa plus que par boutades de son grand livre, qui semblait décidément né non viable. Il se remit à l’œuvre, et le fruit de ses nouvelles méditations fut les Parerga et Paralipomena.

Le penseur n’avait pas dit son dernier mot sur certains points de sa doctrine, sur certaines applications qu’on en pouvait faire ; il tenait à éclaircir certaines obscurités de son système, à tâcher de concilier certaines contradictions, et il s’assigna ce travail comme tâche suprême de sa vie. C’était en vertu de ce même désir de laisser son œuvre la moins incomplète possible, que Renan nous disait un jour, alors qu’il venait d’atteindre ses soixante-cinq ans, qu’il renonçait désormais aux ouvrages de longue haleine, pour reprendre et développer certaines parties de ses travaux qu’il jugeait insuffisantes, — occupation qui n’absorberait que trop aisément le restant de son existence. Mais écrire, et trouver un éditeur qui veuille bien publier ce qu’on a écrit, cela constitue une notable différence. « Lorsque Schopenhauer, dit Gwinner, eut terminé, dans l’été de 1850, après six années d’un travail quotidien, son dernier ouvrage, Parerga et Paralipomena, son crédit littéraire était encore si mince, que ses éditeurs n’osèrent même pas en entreprendre la publication, quoiqu’il eût renoncé à tous honoraires. Et, par surcroît, il avait donné à cet ouvrage, le plus populaire des siens, le titre le plus impopulaire, qui semblait fait exprès pour effrayer les libraires[8]. En général, d’ailleurs, il a procédé ainsi dans le choix de ses titres, non par charlatanerie, mais parce qu’il voulait que la première page d’un livre indiquât de la façon la plus expressive son contenu. Les auteurs subalternes se tirent mieux de ces choses-là. Il avait déjà entendu plus d’une plaisanterie au sujet de La quadruple racine ; cela sentait trop l’officine de l’herboriste[9]. Ses recherches Sur la vision et les couleurs avaient trop peu de couleur pour attirer. Le monde comme volonté et comme représentation sentait, ainsi que le remarqua bientôt Herbart, le fichtianisme réchauffé ; tandis que La volonté dans la nature faisait songer aux puérilités déjà démodées de la philosophie naturelle. Enfin, sur le titre des Deux problèmes fondamentaux de la morale, un mémoire « non couronné » neutralisait un mémoire « couronné[10] ».

Cette fois, le philosophe dut donc renoncer, pour la publication de son œuvre, à la maison Brockhaus. Après qu’il l’eut en vain offerte à trois éditeurs, le libraire A.-W. Hayn, de Berlin, consentit à l’imprimer à un petit nombre d’exemplaires. Schopenhauer était redevable de sa réussite à son ami Jules Frauenstædt, le propagateur le plus actif de sa doctrine, le Doctor indefatigabilis et son « apôtre », comme il le dénommait, son « chien de garde », comme l’appelle irrévérencieusement un biographe anglais[11]. « Je suis vraiment heureux, lui écrivait-il alors, d’avoir vécu assez pour assister à la naissance de mon dernier enfant ; je considère désormais ma mission sur cette terre comme terminée. Je me sens réellement délivré d’un faix que j’ai porté en moi depuis ma vingt-quatrième année, et qui m’a été fort pénible. Nul ne peut s’imaginer exactement la chose[12]. »

L’ouvrage parut, en deux volumes, au mois de novembre 1851. Il en fut tiré 750 exemplaires. L’auteur en reçut 10 pour « solde de tout compte ».

Les Parerga et Paralipomena sont un recueil de mélanges qui se relient entre eux, par un fil organique d’ordinaire assez apparent, au système général du philosophe ; ils s’adressent à un public plus étendu que celui du Monde comme volonté et comme représentation ; mais ils ne constituent pas une œuvre populaire au sens exact du mot, comme se l’imaginent à tort ceux qui ne les ont pas lus. « Il va de soi, dit Schopenhauer dans une lettre à Frauenstædt, que j’écris avant tout pour les lettrés. De là, mes citations grecques et latines… Mais je ne suis populaire qu’en ce que je suis condescendant[13]. » À côté d’essais étendus tels que les Fragments de l’histoire de la philosophie, le pamphlet célèbre Sur la philosophie universitaire, les curieuses recherches Sur les apparitions, les excellents Aphorismes sur la sagesse dans la vie, La philosophie et la science de la nature, le prestigieux dialogue Sur la religion, le livre contient une série d’articles plus courts, qui portent sur les questions les plus variées : logique et dialectique, éthique, droit et politique, éducation, esthétique, langue et style, lecture et livres, tristesse de la vie, suicide, femmes, caractères de la physionomie, désagréments du bruit, etc. C’est une sorte de vaste exégèse des problèmes fondamentaux de l’existence, où chacun peut, selon sa prédilection et son goût, choisir ce qui lui plaît le mieux. « Le lecteur, dit Gwinner dans son style parfois un peu bien métaphorique, s’y promène avec un étonnement qui ne cesse de s’accroître, comme dans un parc français à l’ancienne mode, où d’abord mainte chose lui paraît étrange et baroque, mais captive sa curiosité, et finit même, quand il a un peu pénétré dans le labyrinthe de ce parc, par lui sembler moderne… Le livre offrait une nourriture substantielle, un peu âcre et acerbe, mais préparée avec un soin et un goût des plus scrupuleux, de sorte que même l’estomac difficile des contemporains la digérait aisément[14]. » Gutzkow, la meilleure tête de la « Jeune Allemagne », en parla comme « d’un livre surprenant, d’une mine de pensées suggestives ». Pour citer un mot favori de Schopenhauer, sa philosophie avait, comme jadis Thèbes la superbe, cent portes par lesquelles on pouvait entrer.

Son dernier ouvrage fit pour lui ce que n’avaient pu faire ni Le monde comme volonté et comme représentation, ni ses autres écrits. Il ouvrit enfin toutes grandes à son auteur les portes de cette gloire dont « les premiers regards sont plus doux que les feux de l’aurore », selon l’expression de Vauvenargues. Il passa, presque sans transition, de l’obscurité à la pleine lumière. « Cela réconforte vraiment le cœur, dans la vieillesse, quand les amis du jeune temps ont presque tous disparu, — écrit-il à un de ses nouveaux admirateurs, Ernest-Otto Lindner, rédacteur de la Gazette de Voss, — de retrouver des amis jeunes dont la sympathie et le zèle dépassent ceux des amis de jadis ; et cela réconforte doublement, quand nous sommes redevables de ces nouveaux amis non au hasard, ou à des opinions communes, mais à la meilleure et à la plus noble partie de nous-même[15]. » Les œuvres antérieures du philosophe bénéficièrent en même temps du succès de celle-ci. Il avait soixante-trois ans.

Ces essais sont une curieuse et incisive critique de la vie par un homme qui avait des idées sur toutes choses et la connaissait à fond, en vertu d’un don d’observation qu’on peut qualifier de génial. Il procède toujours de première main. Il n’y a point d’écho académique dans ses théories, qui ont la prétention d’être tirées directement des faits et d’interpréter le monde tel qu’il est. Il ne s’agit point ici de généralités abstraites, mais d’une expérience personnelle qui se révèle presque à chaque page, et qui donne à certains chapitres tout l’intérêt d’une biographie. C’est comme un miroir qui renvoie le reflet d’une individualité caractéristique et un peu bizarre, faite de contrastes étranges, peut-être assez peu sympathique, mais, au demeurant, vigoureuse et saine, ignorante de toutes les réticences qui constituent le fond des relations sociales, des « mensonges conventionnels de la civilisation » fouaillés avec tant d’amère éloquence par Max Nordau, et qui, si elle n’est pas exempte de défauts, n’est pas entachée, du moins, du vice d’hypocrisie, et même de « cant ». Esprit pétillant à jet continu, sarcasme acéré, pénétration aiguë, paradoxes passés presque tous aujourd’hui à l’état de truismes, bonne foi incontestable, conviction que rien ne parvient à ébranler, voilà les caractères généraux de l’œuvre ; Schopenhauer cherche infatigablement la vérité, en s’efforçant d’atteindre au cœur des choses, d’arriver à la connaissance des premiers principes. C’est un vivisectionniste qui fouille de son scalpel non la chair, comme les autres, mais l’âme, et qui poursuit sans émotion apparente son travail impitoyable, jusqu’à ce qu’il ait complètement mis à nu le squelette de l’esprit humain.

Un service de première importance qu’a rendu notre philosophe à sa génération, et dont notre époque pourrait faire aussi son profit, c’est celui qu’a souligné son compatriote Karl Hillebrand, qui fut notre professeur à l’ancienne Faculté des lettres de Douai. « Nous devons être reconnaissants à un éducateur qui, au milieu du courant qui emporte la société actuelle, nous avertit qu’il y a au monde autre chose encore que l’État ; que l’art, la science, la religion, la famille n’existent pas seulement dans l’intérêt de l’État, mais ont les mêmes droits que lui, même des droits supérieurs, et en font partie intégrante… Schopenhauer n’a jamais nié l’État ni la nationalité[16] ; il a simplement combattu l’exagération de ces deux facteurs dans la vie, voulu imposer des bornes à leurs empiétements, et nous a présenté comme idéal non le citoyen et le patriote, mais le penseur et l’homme. Or, on doit affirmer bien haut que ce point de vue est très élevé. Tous les hommes ne peuvent pas être des hommes d’État, tous ne peuvent pas être des penseurs ou des artistes, but que Schiller assignait à la civilisation. La génération de ce poète exagérait peut-être ; mais la nôtre exagère dans un sens opposé, et il est bon que tous ne se laissent pas entraîner par le torrent. Il n’est nullement indifférent, en effet, qu’une nation révère le premier idéal ou le second. Ou croit-on vraiment que ce serait un grand progrès, si un peuple venait à placer Aristide au-dessus de Platon, Pitt au-dessus de Locke[17] ? »

À quelle empreinte vigoureuse notre philosophe frappe tout ce qu’il touche, combien il est suggestif et continue à être vrai encore aujourd’hui, c’est ce que révèle la lecture des essais qui forment le présent volume. Quand il parle de la langue et du style, des livres et des belles-lettres, de la critique et de la gloire, de la pensée indépendante, qu’il proteste contre l’anonymat et le mercantilisme en littérature, c’est toujours pour avoir éprouvé les choses par lui-même. On ne peut nier qu’il ne projette une vive lumière sur tous ces sujets, et que ses idées, qu’on a évidemment le droit de discuter, sont en tout cas hautes et saines, et rarement banales. Ne croirait-on pas, par exemple, à lire certaines de ses remarques sur tels écrivains alambiqués et baroques de son temps, qu’il a eu directement en vue nos symbolistes, décadents et autres débiles d’esprit de l’heure présente, qui relèvent bien moins de la littérature que de la médecine aliéniste ? La graphomanie de ceux-là nous donne un avant-goût de la « verbigération » incohérente de ceux-ci[18]. Et, partout, quelle verve sans cesse en éveil, quel incessant feu d’artifice de métaphores et d’images étincelantes, qui lui servent à illuminer la démonstration abstraite forcément terne ! Il lui faut toujours aussi quelque victime, aux oreilles de laquelle il fait siffler les lanières de son fouet vengeur de ce qu’il tient pour les vrais principes philosophiques et du sens commun, et dont les grimaces, au cours de cette exécution, ne manquent pas d’amuser beaucoup la galerie, de tout temps encline, en vertu d’une disposition de nature, à prendre parti pour le batteur contre le battu. On dirait parfois, remarque un écrivain anglais au sujet de ces coups d’étrivières plus ou moins justifiés, mais assénés de main de maître, qu’on voit passer devant soi une création de Molière. Schopenhauer était un de ces « bons haïsseurs » selon le cœur de Swift, auquel il semble avoir emprunté quelques traits de son ironie corrosive comme une morsure de vitriol. Cependant, tout esprit impartial ne pourra s’empêcher de trouver qu’il la poussé souvent trop loin. Quand, par exemple, il enfourche son dada habituel, l’éreintement de la trinité Fichte-Schelling-Hegel, on est bien forcé de se dire que ces trois têtes philosophiques ne méritent en rien les bottées d’injures qu’il leur déverse avec une prodigalité inépuisable. Sans doute, les doctrines de cet illustre trio ont cédé le terrain à celles de leur adversaire déterminé, et ne sont plus guère aujourd’hui qu’un souvenir rétrospectif, une date dans l’histoire de l’évolution de l’esprit humain. Mais elles ont, à un moment, tenu une place glorieuse dans celle-ci, elles ont enrichi le monde intellectuel de quelques idées, et il y avait injustice flagrante à prétendre les juguler sous une invective ou une épigramme.

Quoi qu’il en soit, il y a chez Schopenhauer autre chose et mieux, nous le savons de reste, que ces parties haineuses et rancunières. Tel critique exigeant a pu prétendre qu’il ne nous apporte rien qu’on n’ait su avant lui. C’est possible, et lui-même a dit que les meilleures choses sont rarement neuves. En tout cas, il renouvelle l’aspect obsolète des vieilles vérités, et la logique vigoureuse, l’abondance inépuisable de démonstrations et de preuves avec lesquelles il les réédite, leur enlèvent leurs rides séculaires et les font réapparaître dans leur primitive fraîcheur.

Une particularité intéressante de la manière de Schopenhauer dans tous ses ouvrages, c’est l’emploi des citations. Nourri de la moelle des auteurs de l’antiquité classique, comme de celle de nos meilleurs écrivains français, et aussi des écrivains anglais, italiens et même espagnols, sans parler de la sagesse des Hindous, il les fait intervenir à tour de rôle à l’appui de ses propres idées, auxquelles ils prêtent la force de leur autorité plus ancienne et de leur raison déjà éprouvée. C’est aussi pour le philosophe un moyen d’introduire de temps en temps une pause dans le développement de son exposé, afin de secouer et de réveiller son lecteur, quand il croit le moment venu. Ces gouttes de sagesse cosmopolite, départies à une dose parfois un peu forte, sont très réconfortantes ; c’est une sorte d’élixir de vie dans lequel se condensent les pensées du philosophe. Quand il s’agit des Grecs et des Romains, Schopenhauer est plutôt éclectique ; il allègue indifféremment Platon et Aristote, Cicéron et Quintilien. Parmi les Français, ses garants habituels sont La Rochefoucauld, La Bruyère, Vauvenargues, Voltaire, et surtout Chamfort, dont l’esprit mordant et désabusé avait tant d’analogie avec le sien. Sa sympathie pour nos écrivains ne l’a pas empêché, soit dit entre parenthèse, de malmener notre langue, dans une note que l’on trouvera au bas de la page 95 de ce volume, avec une brutalité et une injustice inouïes. L’Espagnol qu’il préfère est le jésuite Balthazar Gracian, un des pères de l’agudeza, c’est-à-dire de la recherche subtile en matière de style comme d’idées, dont il a traduit un ouvrage. Ses favoris, parmi les Allemands que d’ailleurs il n’aime guère, — quoiqu’il exalte d’une façon vraiment trop chauvine leur langue puissante, mais lourde et nullement pittoresque, tout au moins en prose, — sont le grand Gœthe et le spirituel bossu Lichtenberg, à la fois mathématicien, physicien, psychologue, moraliste, même philosophe, et avant tout humoriste fin et mordant. Quant aux vieux Hindous, il en raffole ; c’est d’eux qu’il tient sa conception pessimiste du monde, et il n’émet aucune occasion de se plonger un instant avec eux dans les délices anticipés du nirvana.

L’écrivain proprement dit, le styliste, ne mérite pas moins l’attention que le penseur. C’est Nietzsche qui, sous ce rapport, l’a peut-être le mieux jugé. « Je suis, dit-il, un de ces lecteurs de Schopenhauer qui, après avoir lu la première page de lui, savent d’une façon certaine qu’ils iront jusqu’à la dernière, et qu’ils écouteront chaque parole sortie de sa bouche… Je ne connais aucun écrivain allemand à qui on puisse le comparer pour le style, si ce n’est peut-être Gœthe. Il sait dire simplement des choses profondes, il sait émouvoir sans déclamer, être strictement scientifique sans pédanterie. Il est honnête dans son style comme dans sa pensée[19]. »

Il faut lire tout le jugement longuement motivé de l’excentrique et original auteur de Zarathustra, qui, s’il ne peut être qualifié de disciple de Schopenhauer, a du moins subi fortement, à l’exemple de Richard Wagner, l’influence de celui-ci. Il est certainement dans le vrai quand il rapproche, au point de vue de la forme littéraire, Schopenhauer de Gœthe. Ils se ressemblent tous deux par leur style périodique, que rend seul possible le caractère essentiellement synthétique de la langue allemande. La langue française, au contraire, est une langue analytique, c’est-à-dire que, à l’opposé de celle-là, elle évite la complexité de la syntaxe et la subordination trop prolongée des idées les unes aux autres. Voilà une des raisons pour lesquelles une traduction de l’allemand en français ne peut jamais être forcément qu’un à peu près : le génie des deux langues est en quelque sorte contradictoire.

Pour en finir avec Schopenhauer écrivain, citons encore l’appréciation de Karl Hillebrand, qui fut lui-même un styliste très distingué. « La propriété de l’expression, l’abondance des belles métaphores, l’ordonnance et la subordination transparentes des pensées, la facilité et la correction de la construction, la couleur et la vie de ce style sont une chose presque unique dans notre littérature. Rien de pédantesque, pas de rhétorique ni de négligence, nulle maigreur ni nulle farcissure inutile ; derrière chaque mot une pensée, et cette pensée est aussi originale que le mot. Schopenhauer est attrayant, suggestif au plus haut degré, et c’est là l’éloge suprême d’un écrivain. » Et, après l’avoir rapproché de Montaigne, ce qu’avait fait aussi Nietzsche, le critique ne lui trouve qu’un égal dans la littérature universelle : Blaise Pascal. Nous citons, nous n’apprécions pas.

Que chacun juge Schopenhauer d’une façon très différente, suivant la tendance de son tempérament et son genre de mentalité, cela est tout naturel ; mais ce qu’on ne peut lui refuser, c’est la puissance de la pensée et l’originalité entière de l’esprit. Même détachées de l’ensemble de son système, ses observations sur les hommes et les choses — caractères et motifs de nos actes, passions, destinée, science, art, État, religion, problèmes posés par la vie et par la mort — constitueront toujours un des trésors de l’humanité pensante. « Ses défauts, dit un philosophe anglais, sont tous dus au fait que son intellect, ses sentiments, sa volonté étaient développés à un degré tellement inhabituel, qu’ils ne purent s’harmoniser entre eux. Schopenhauer est un Titan aux prises avec le problème de la vie[20]. » Partout ici-bas où s’agite une âme inquiète, anxieuse d’élucider le douloureux mystère de l’existence, et qui éprouverait une satisfaction réelle à s’assurer que c’est le cœur, bien plus que le cerveau, qui est le grand moteur de l’univers, celle-ci est acquise par le fait même, consciemment ou non, au fond des doctrines de Schopenhauer. Et n’oublions pas que le philosophe par excellence de la volonté est aussi l’apôtre par excellence de la pitié. C’est à ce sentiment, selon lui, que l’homme reconnaît le néant de son individualité, l’absurdité de l’égoïsme, l’identité de lui-même et d’autrui en tant que manifestations d’une même volonté universelle. La pitié est ainsi la base de la charité, de la justice même. Aussi la réclame-t-il complète, absolue, « faisant sienne la misère du monde entier », s’exerçant, à la façon bouddhiste, envers toutes les créatures, à quelque degré de l’échelle animale qu’elles se trouvent placées[21]. Il s’attendrit jusque devant la plante.

Et quelle philosophie plus haute et plus consolante, après tout, en dépit du pessimisme qui la pénètre, que celle qui se résume dans la page suivante d’un manuscrit destiné à la seconde édition des Parerga et Paralipomena ?

« Une vie heureuse est impossible ; le plus haut à quoi l’homme puisse atteindre, c’est à une carrière héroïque. Elle est le partage de celui qui, en n’importe quel ordre de choses, lutte avec les plus grandes difficultés pour le bien de tous et finit par triompher, mal ou point du tout récompensé de ses efforts. Ensuite, quand tout est terminé, il reste là debout, pétrifié, comme le prince dans le Roi Corbeau de Gozzi, mais dans une noble attitude et avec un air magnanime. Sa mémoire demeure, et elle est célébrée comme celle d’un héros ; sa volonté, mortifiée durant toute une vie par la peine et le travail, par l’insuccès et l’ingratitude du monde, s’éteint dans le nirvana. »

Janvier 1903.
Auguste Dietrich.

  1. « J’ai trouvé dans le jeune Schopenhauer un homme remarquable et intéressant. Il a juré de faire échec à tous nos philosophes actuels. Il faudra voir si ces messieurs voudront l’admettre dans leur corporation. Pour moi, je lui trouve de l’esprit ; le reste ne me regarde pas ». (Lettre à Knebel, 24 novembre 1813).
  2. La bru de Gœthe, née de Pogwisch.
  3. Wilhelm Gwinner, Schopenhauer’s Leben, 2e édition, 1878, pp. 189-190.
  4. Schopenhauer-Briefe, publiées par Ludwig Schemann, 1803, p. 126.
  5. Schopenhauer’s Briefe, publiées par Édouard Grisebach, 1894, p. 75.
  6. Ibid., p. 88.
  7. Schopenhauer’s Leben, pp. 480-481.
  8. Ces deux mots grecs peuvent se traduire par Additions et Omissions. « Parerga, dit l’auteur, veut dire seulement ouvrages accessoires ; c’est ce qu’ils sont en réalité. Quant au titre grec, ceux-ci : Kosmos, Prolégomènes, Propédeutique, etc., sont aussi des titres en cette langue ». Schopenhauer’s Briefe, p. 173.
  9. La mère de Schopenhauer, la spirituelle Johanna, un bas bleu de grande marque, auteur de nombreux romans célèbres en leur temps, et aujourd’hui oubliés, fut la première à se divertir de la thèse du jeune docteur : « C’est sans doute quelque chose pour les pharmaciens », lui disait-elle.
  10. Schopenhauer’s Leben, p. 551.
  11. Frauenstædt avait reçu le coup de foudre schopenhauérien, en ouvrant par hasard le grand ouvrage du philosophe, dont « dix lignes lui apprirent plus que dix volumes de ceux qu’on vantait comme les plus grands maîtres ». L’ « apôtre » de Schopenhauer n’était d’ailleurs qu’une honnête intelligence sans aucune originalité, qui emboîtait le pas à celui-là comme le famulus Wagner l’emboîte à Faust. Et, pas plus que l’excellent Wagner derrière Faust, le candide Frauenstædt, derrière Schopenhauer, ne soupçonne Méphistophélès.
  12. Schopenhauer’s Briefe, p. 167.
  13. Schopenhauer’s Briefe, p. 173.
  14. Schopenhauer’s Leben, p. 552.
  15. Schopenhauer’s Briefe, p. 391.
  16. Il a dit quelque part, en français, que le patriotisme est « la plus sotte des passions, et la passion des sots ».
  17. Karl Hillebrand, Zeiten, Völker und Menschen : Wälsches und Deutsches, pp. 361-362.
  18. Il avait la haine du poète médiocre, « forgeron de rimes et corrupteur du goût ». Il veut qu’on le contraigne « à lire du bon, au lieu d’écrire du mauvais ». Il lui souhaite d’être écorché vif, comme Marsyas, qui en arriva jusqu’à mettre en fureur le doux Apollon.
  19. Nietzsche’s Sämmtliche Werke, t. I : Schopenhauer als Erzieher.
  20. William Caldwell, Schopenhauer’s System in its philosophical Significance, p. 523.
  21. « Une pitié sans borne pour tous les êtres vivants, dit-il quelque part, c’est le gage le plus solide et le plus sûr de la conduite morale… On peut être assuré que celui qui en est rempli ne blessera personne, n’empiétera sur les droits de personne, ne fera de mal à personne ; tout au contraire, il sera indulgent pour chacun, sera secourable à tous dans la mesure de ses forces, et toutes ses actions porteront l’empreinte de la justice et de l’amour des hommes… Je ne connais pas de plus belle prière que celle par laquelle se terminent les anciennes pièces du théâtre hindou : « Puissent tous les êtres vivants rester libres de douleurs ! »

    Il adorait son chien, « l’unique ami de l’homme », affirmait-il. (Notre frère inférieur, selon Michelet ; notre frère supérieur, selon le moraliste Edmond Thiaudière.) Il ne sortait jamais sans lui. Comme le héros du Mahabharata, il aurait très vraisemblablement refusé d’entrer au paradis, s’il y avait cru, sans ce fidèle compagnon. Il donnait à tous le nom d’Atma (âme du monde), et il coucha le dernier sur son testament. « Ce qui me rend si agréable la société de mon chien, disait-il, c’est la transparence de son être. Mon chien est transparent comme du cristal… S’il n’y avait pas de chiens, je n’aimerais pas à vivre… La vue de tout animal me réjouit aussitôt et me dilate le cœur… La pitié envers les bêtes est si étroitement unie à la bonté du caractère, que l’on peut affirmer sans se tromper que celui qui est cruel envers les bêtes ne peut être bon envers les hommes ». (Voir Frauenstædt, Arthur Schopenhauer : Lichtstrahlen aus seinen Werken, passim.)