Éducation et Hérédité/Préface

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Germer Baillière et Cie (p. vii--).


PRÉFACE





C’est dans la paternité seule, mais dans la paternité complète, consciente, c’est-à-dire dans l’éducation de l’enfant, que l’homme en vient « à sentir tout son cœur. » Oh ! le bruit des petits pieds de l’enfant ! ce bruit léger et doux des générations qui arrivent, indécis, incertain comme l’avenir. L’avenir, c’est nous qui le déciderons peut-être, par la manière dont nous aurons élevé les générations nouvelles.

Flaubert a dit que la vie doit être une éducation incessante, qu’il faut tout apprendre, « depuis parler jusqu’à mourir. » Livrée au hasard, cette longue éducation dévie à chaque instant. Les parents mêmes n’ont point, le plus souvent, une idée exacte du but de l’éducation, surtout quand les enfants sont encore très jeunes. Quel est l’idéal moral proposé à la plupart des enfants dans la famille ? Ne pas être trop bruyant, ne pas se mettre les doigts dans le nez ni dans la bouche, ne pas se servir à table avec les mains, ne pas mettre, quand il pleut, les pieds dans l’eau, etc.[1]. Être raisonnable ! Pour bien des parents l’enfant raisonnable est une petite marionnette qui ne doit bouger que si on en tire les fils ; il doit avoir des mains pour ne toucher à rien, des yeux pour ne pas pétiller de désir à tout ce qu’il voit, des petits pieds pour ne point trotter bruyamment sur le plancher, une langue pour se taire.

Beaucoup de gens élèvent leurs enfants non pour les enfants mêmes, mais pour eux. J’ai connu des parents qui ne voulaient pas marier leur fille, afin de ne pas se séparer d’elle ; d’autres qui ne voulaient pas que leur fils prît tel ou tel métier (par exemple celui de vétérinaire) parce que ce métier leur déplaisait à eux, etc. Les mêmes règles dominaient toute leur conduite envers leurs enfants. C’est l’éducation égoïste. Il est une autre sorte d’éducation qui prend pour but non plus le plaisir du père, mais le plaisir du fils apprécié par le père. Ainsi un paysan, qui a passé toute sa vie au soleil, considérera comme un devoir d’épargner à son fils le travail de la terre ; il l’élèvera pour en faire un petit bureaucrate, un pauvre fonctionnaire étouffant dans son bureau, qui s’en ira mourir phtisique dans quelque ville. La vraie éducation est désintéressée : elle élève l’enfant pour lui-même, elle l’élève aussi et surtout pour la patrie, pour l’humanité entière.

Dans les divers ouvrages que nous avons publiés, nous avons toujours poursuivi un but unique : relier la morale, l’esthétique, la religion à l’idée de la vie, de la vie la plus intense et la plus extensive, par conséquent la plus féconde ; c’est cette idée qui nous fournira aussi l’objet de l’éducation, la formule fondamentale de la pédagogie. Nous pourrions définir la pédagogie l’art d’adapter les générations nouvelles aux conditions de la vie la plus intense et la plus féconde pour l’individu et pour l’espèce. On s’est demandé si l’éducation a un but individuel ou un but social ; elle a ces deux buts à la fois : elle est précisément la recherche des moyens de mettre d’accord la vie individuelle la plus intense avec la vie sociale la plus extensive. D’ailleurs, il existe une profonde harmonie, selon nous, sous les antinomies de l’existence individuelle et de l’existence collective : ce qui est vraiment conforme au summum de vie individuelle (physique et morale), est par cela même utile à l’espèce entière. L’éducation doit donc avoir un triple but : 1o développer harmonieusement chez l’individu humain toutes les capacités propres à l’espèce humaine et utiles à l’espèce, selon leur importance relative ; 2o développer plus particulièrement chez l’individu les capacités qui semblent lui être spéciales, dans la mesure où elles ne peuvent nuire à l’équilibre général de l’organisme ; 3o arrêter et enrayer les instincts et tendances susceptibles de troubler cet équilibre. En d’autres termes, aider l’hérédité dans la mesure où elle tend à créer au sein d’une race des supériorités durables, et la combattre lorsqu’elle tend à accumuler des causes destructives de la race même. L’éducation devient ainsi la recherche des moyens d’élever le plus grand nombre possible d’individus en pleine santé, doués de facultés physiques ou morales aussi développées que possible, capables par cela même de contribuer au progrès de l’humanité.

En conséquence, le système entier de l’éducation devrait être orienté vers le maintien et le progrès de la race. C’est par l’éducation que les religions agissaient autrefois et conservaient soit le peuple élu, soit le patrimoine national ; c’est aussi en ce sens qu’il faut agir aujourd’hui. À notre avis, on a trop considéré jusqu’à présent l’éducation comme l’art d’élever un individu isolé, pris à part de sa famille et de sa race. On cherche à obtenir de cet individu le plus grand rendement ; mais c’est un peu comme si un cultivateur s’efforçait de faire donner à un champ la plus luxuriante récolte possible pendant l’espace d’une ou deux années sans lui restituer rien de ce qu’il lui prend : le champ serait ensuite épuisé. C’est ce qui arrive pour les races qu’on surmène, avec cette différence que la terre d’un champ subsiste toujours, reprend à la longue sa fécondité par le repos et la jachère, tandis que la race surmenée peut s’affaiblir et disparaître pour toujours. Les études récentes sur l’hérédité (Dr  Jacoby, de Candolle, Ribot), les statistiques sur les professions, sur les habitants des grandes villes, etc., ont montré d’une manière frappante que certains milieux, certaines professions ou situations sociales sont mortels pour la race en général. Tout le monde parle de « l’existence dévorante » des grandes villes sans se douter que ce n’est pas là une figure, mais proprement une vérité. Les villes, disait Jean-Jacques Rousseau, sont les « gouffres » de l’espèce humaine. Il faut en dire autant, non seulement des villes, mais de la plupart des lieux où l’on brille, des théâtres, des assemblées politiques, des salons ; toute surexcitation nerveuse trop continue chez un individu introduira dans sa race, en vertu de la loi du balancement des organes, soit l’affaiblissement cérébral, soit les maladies du système nerveux, soit telle ou telle autre forme de la misère physiologique, qui aboutira un jour à la stérilité. Comme il y a, suivant les statisticiens, des provinces dévoratrices, des villes dévoratrices, des lieux qui ne se peuplent qu’aux dépens des endroits voisins et font le vide tout alentour, il y a aussi des professions dévoratrices ; et ce sont souvent les plus utiles aux progrès du corps social, les plus tentantes en même temps pour l’individu même. Enfin, on est allé jusqu’à soutenir que toute supériorité intellectuelle dans la lutte pour la vie était un arrêt de mort pour la race, que le progrès se faisait par une véritable consommation des individus ou des peuples mêmes qui y travaillaient le plus, que la meilleure condition pour durer était de vivre le moins possible intellectuellement, et que toute éducation qui travaille à surexciter les facultés d’un enfant, à en faire un être rare et exceptionnel, travaille par cela même à le tuer dans son sang et sa race. Nous croyons que cette assertion est vraie en partie pour l’éducation telle qu’elle est organisée, mais nous montrerons qu’une éducation plus prévoyante et mieux entendue pourrait remédier à cet épuisement de la race comme le cultivateur remédie par la variété des cultures à l’épuisement du sol.

De nos jours seulement la science s’est formée ; une foule de connaissances sont nées, qui ne se sont point encore adaptées à l’esprit humain. Cette adaptation ne pourra se produire que par la division et la classification rationnelle des connaissances ainsi que des divers genres d’études ; et c’est parce que cette division n’est pas encore bien opérée que, de nos jours, il y a pour l’esprit souffrance et surcharge. Il en résulte que la science de l’éducation a besoin d’être mise en harmonie avec une situation nouvelle. Il faut organiser l’éducation, c’est-à-dire établir la subordination des connaissances et des études, leur hiérarchie dans l’unité sociale. Comme le remarque avec justesse Spencer, plus un organisme est parfait et conséquemment complexe, plus son développement harmonieux rencontre de difficultés. Dans les espèces animales inférieures, l’éducation du nouveau venu n’est pas longue à faire ; ce qui ne lui est pas enseigné, d’ailleurs, la vie le lui apprendra, et sans grand danger ; ses instincts étant parfaitement simples, un petit nombre d’expériences suffiront à les guider. Mais, plus on s’élève dans l’échelle des êtres, plus longue est l’évolution ; la nécessité d’une éducation véritable commence alors à se faire sentir ; il faut que les adultes aident les jeunes, les soutiennent et les secourent longtemps, comme, chez les mammifères supérieurs, il faut que la femelle porte le petit dans ses bras et l’allaite. Une sorte de pédagogie primitive est ainsi en germe même chez les animaux ; l’éducation est une prolongation de l’allaitement et sa nécessité dérive des lois mêmes de l’évolution.

Ici, pourtant, se présente une objection grave, à laquelle les idées mêmes de Spencer ont donné lieu. Faut-il soutenir, comme on l’a fait, que l’éducation est inutile ou presque impuissante, parce que l’évolution humaine est nécessaire et que cette évolution est toujours régie par l’hérédité ? Au siècle dernier on avait exagéré l’importance de l’éducation au point de se demander naïvement, avec Helvétius, si toute la différence entre les divers hommes ne provient pas de la seule différence dans l’instruction reçue et dans le milieu ; si le talent, comme la vertu, ne peut pas s’enseigner. De nos jours, après les recherches faites sur l’hérédité, on s’est jeté dans des affirmations bien contraires. Beaucoup de savants et de philosophes sont maintenant persuadés que l’éducation est radicalement impuissante quand il s’agit de modifier profondément, chez l’individu, le tempérament et le caractère de la race : d’après eux, on naît criminel comme on naît poète ; toute la destinée morale de l’enfant est contenue dans le sein maternel, puis se déroule implacablement dans la vie. Pas de remède possible, notamment, pour ce mal commun à tous les déséquilibrés, fous, criminels, poètes, visionnaires, femmes hystériques, que l’on a nommé neurasthénie ; les races descendent l’échelle de la vie et de la moralité tout ensemble, mais ne la remontent pas. Les déséquilibrés sont à jamais perdus pour l’humanité ; s’ils se perpétuent plus ou moins longtemps, c’est un malheur pour elle. La famille Yuke, ayant pour ancêtre un ivrogne, produisit en soixante-quinze ans deux cents voleurs et assassins, deux cent quatre-vingt-huit infirmes et quatre-vingt-dix prostituées. Dans l’antiquité, des familles entières étaient déclarées impures et proscrites : c’est l’antiquité, prétend-on, qui avait raison. Les malédictions bibliques s’étendaient jusqu’à la cinquième génération ; la science moderne a des malédictions du même genre et semble justifier les Juifs par cette remarque que tout caractère moral, bon ou mauvais, tend en effet à persister environ jusqu’à la cinquième génération, pour s’effacer ensuite s’il est anormal. Aussi, malheur aux faibles ; il faut les éliminer et leur appliquer sans pitié cette parole de Jésus à la Chananéenne, — du Jésus irrité et inclément — : « Il ne convient pas de prendre le pain des enfants pour le jeter aux chiens[2]. »

En somme, entre le pouvoir attribué par certains penseurs à l’éducation et par d’autres à l’hérédité, il existe une antinomie qui domine toute la science morale et même politique, car la politique est frappée d’impuissance si les effets de l’hérédité sont sans remède. Il y a donc là un problème à double face, qui mérite un sérieux examen. Nous chercherons à faire la part exacte des deux termes en présence, qui ne sont autres que l’habitude héréditaire ou ancestrale et l’habitude individuelle, l’une déjà incarnée dans les organes et l’autre acquise. Nous examinerons si les lois de la suggestion, récemment constatées par nos psycho-physiologistes, et dont tous les effets sont encore si imparfaitement connus, ne constituent pas un élément nouveau et ne doivent pas modifier les données du problème. Les découvertes modernes sur la suggestion nous semblent en effet capitales au point de vue de l’éducation, parce qu’elles permettent de constater de facto la possibilité de créer toujours dans un esprit, à tout moment de son évolution, un instinct artificiel capable de faire équilibre plus ou moins longtemps aux tendances préexistantes. Si cette introduction de sentiments nouveaux est possible par un moyen tout physiologique, elle doit être possible également par les moyens psychologiques et moraux. Ainsi les études récentes sur le système nerveux seront propres à corriger les préjugés nés de la science par une science plus complète. La suggestion, qui crée des instincts artificiels capables de faire équilibre aux instincts héréditaires, de les étouffer même, constitue une puissance nouvelle, comparable à l’hérédité ; or l’éducation n’est autre chose, selon nous, qu’un ensemble de suggestions coordonnées et raisonnées : on pressent dès lors l’efficacité qu’elle peut acquérir au point de vue à la fois psychologique et physiologique.

  1. À un point de vue supérieur, l’idéal de beaucoup d’hommes est-il en son genre bien plus élevé ?
  2. Voir Féré, Sensation et mouvement ; Dr  Jacoby, la Sélection ; Dr  Déjerine, l’Hérédité dans les maladies du système nerveux ; les criminalistes italiens Lombroso, Ferri, Garofalo, etc.