Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.
De la Formation de nos Idées composées.


Jeunes gens, nous voilà arrivés à une époque de nos recherches qui mérite que vous vous y arrêtiez un moment. Vous avez vu avec moi que nous sommes doués de sensibilité, de mémoire, de jugement et de volonté ; vous avez reconnu que sentir des sensations, sentir des souvenirs, sentir des rapports, et sentir des desirs, c’est toujours sentir. Quoique je ne vous l’aie pas encore démontré, je vous ai annoncé que ces quatre facultés composaient notre faculté de penser tout entière ; et je crois qu’en examinant les opérations de votre esprit, vous éprouvez l’impossibilité d’en découvrir une qui ne se rapporte pas à une de celles-là ; et que cela commence à vous persuader que je ne vous ai pas trompés sur ce point. Je vous ai fait connaître avec précision ce qui appartient à chacune de ces facultés, et ce qu’il ne faut pas lui attribuer ; j’ai, pour ainsi dire, mis sous vos yeux les traits qui les caractérisent et les distinguent les unes des autres ; ainsi, à proprement parler, vous connaissez déjà toute votre faculté de penser. Cependant, ou je me trompe fort, ou vous ne voyez pas encore la liaison de tout cela avec toutes les idées qui meublent vos têtes, avec toutes les pensées qui occupent vos esprits ; votre raison et votre conscience intime vous disent bien qu’une intelligence humaine ne peut pas faire autre chose que sentir, se ressouvenir, juger, vouloir, et agir en conséquence ; et en même temps vous sentez que vous faites une quantité de choses qui ne vous paraissent précisément aucune de celles-là. Vous vous trouvez comme pressés entre deux expériences toutes deux constantes, et qui pourtant semblent contradictoires ; vous éprouvez un embarras singulier, et vous ne savez pas encore comment vous avez formé l’idée d’embarras ; vous cherchez, vous réfléchissez, et vous ne savez pas précisément ce que c’est que réfléchir, ni comment on réfléchit. Expliquons-le en passant ; ce sera toujours une idée éclaircie, et cela se retrouvera dans l’occasion.

Réfléchir, être réfléchissant, c’est l’état de l’homme qui desire apercevoir un ou plusieurs rapports, porter un ou plusieurs jugemens ; qui, en conséquence de ce desir, s’efforce de se rappeler d’abord des faits entre lesquels il puisse voir une liaison, et ensuite d’autres faits, pour s’assurer si cette liaison est bien réelle, si elle est constante ; et qui examine jusqu’à quel point on peut la généraliser, et enfin ce que l’on en peut affirmer sans se tromper ; voilà ce que c’est que réfléchir. L’embarras est le sentiment, la sensation interne qu’éprouve cet homme quand les faits lui manquent ou quand ils ne lui reviennent pas, ou quand il ne voit pas de liaison entr’eux, ou quand il en aperçoit qui lui semblent contradictoires, quand enfin il manque de moyens pour asseoir le jugement qu’il desire porter. Vous, par exemple, si vous avez pris pour sujet de vos méditations une pêche dont vous avez goûté hier, vous voyez bien qu’elle vous a donné les sensations d’une belle couleur, d’une bonne odeur, d’un goût agréable ; que vous l’avez sentie molle au toucher, que vous vous ressouvenez de tout cela ; que vous en concluez que cette pêche est mûre, qu’elle vous sera salutaire, et qu’en conséquence vous desirez la manger, et que vous allez la chercher ou une autre pareille. Vous reconnaissez que, comme nous l’avons dit, il ne s’agit là que de sentir des sensations, des souvenirs, des rapports, des desirs, et d’agir en conséquence ; mais vous ne démêlez pas de même comment, avec ces sensations, ces souvenirs et ces rapports, vous vous êtes fait l’idée complète de cette pêche ; comment ensuite vous l’avez étendue à tous les fruits semblables, et encore moins comment vous avez composé les idées plus générales encore de bonté, de beauté, de mollesse ou de dureté, de maturité, de salubrité, de similitude, de passé, de présent et d’avenir. C’est qu’effectivement ces idées très-composées ne sont pas les résultats d’une seule expérience ; il faut en rassembler plusieurs ; et vous ne devinez pas l’usage qu’il en faut faire. Cela vous jette dans une grande perplexité ; il est bon que vous l’ayez éprouvée, mais il est temps de vous en tirer.

Pour y réussir, il n’y a que trois choses à vous expliquer, savoir, comment nous apprenons que les sensations que nous éprouvons sont causées par un objet quelconque, comment elles nous servent à former l’idée complète de cet objet, et comment nous tirons de plusieurs de ces idées ce qu’elles ont de commun pour en faire d’autres idées plus générales. Il n’en faut pas davantage pour que vous voyiez naître toutes les idées possibles du petit nombre d’élémens que nous avons examinés.

L’ordre chronologique et généalogique de ces faits demanderait que je vous rendisse compte d’abord du premier. Cependant, quoique le premier, et précisément parce qu’il est le premier, il est le plus difficile à comprendre ; et comme il pourra nous engager dans quelques discussions, je le réserverai pour le chapitre suivant, et traiterai d’abord des deux autres, qui, pour ainsi dire, n’en font qu’un. Retenez que, pour être bien compris, il faut toujours partir du point où sont les gens à qui l’on parle, et des idées qui leur sont les plus familières. Or, il y a long-tems que vous n’en êtes plus à vos premières sensations, et qu’une longue habitude vous a fait perdre de vue les premiers jugemens que vous en avez portés. Je ne dois donc pas me borner à vous tracer historiquement la filiation des idées d’un homme qui part de l’impression la plus simple et la plus particulière pour arriver à l’idée la plus composée et la plus générale ; vous ne sauriez vous mettre à sa place ; vous ne pourriez reconnaître dans ce tableau le portrait de ce qui s’est passé en vous ; au contraire, vous avez déjà une multitude d’idées qui sont compliquées, généralisées, combinées plus même que vous ne le croyez. C’est donc dans cet état qu’il faut vous prendre, ce sont ces idées qu’il faut examiner ; et lorsque, toujours en remontant, nous serons arrivés jusqu’à la première, tout sera débrouillé pour vous ; l’ordre et l’enchaînement de leur formation ne vous échappera plus.

J’ai déjà fait, dans mon Introduction, des réflexions à peu près semblables, dont celles-ci ne vous paraîtront peut-être qu’une répétition inutile ; mais j’aime à y insister, parce qu’on en trouve l’application toutes les fois qu’on a une chose quelconque à expliquer, soit de vive voix, soit par écrit, et qu’elles sont la base de toute bonne méthode.

D’après ces principes, j’ai commencé par vous faire distinguer, dans cette foule d’idées que vous avez, des sensations, des souvenirs, des jugemens, et des desirs. C’est déjà une manière de les classer et de s’y reconnaître : il ne s’agit plus que de trouver comment ces élémens se combinent.

Supposons d’abord que vous savez comment vous êtes parvenus à regarder vos sensations comme des effets des différens êtres qui existent dans la nature : cela nous est permis ; car il n’est pas douteux que vous le faites : et quand un fait est certain, on peut, sans inconvénient, en différer l’explication, et pourtant s’en servir comme d’une chose non contestée. Il ne nous reste donc plus qu’à voir comment, par le moyen de ces sensations, vous formez les idées individuelles des êtres qui les causent, et ensuite des idées plus générales, de classes, de genres, et d’espèces, et toutes celles qui dérivent de celles-là.

Rappelez-vous que dans le chapitre du Jugement, lorsque je voulais vous prouver que dans tout jugement quelconque vous ne comparez jamais ensemble que deux idées, je vous citai cette proposition, L’homme qui découvre une vérité est utile à l’humanité tout entière, et je vous montrai que le sujet et l’attribut, quoique composés tous deux de beaucoup d’idées différentes, n’en formaient pourtant chacun qu’une seule qui était la résultante de toutes les autres. Si vous aviez donné un nom unique à chacune de ces deux idées, elles seraient restées fixées à jamais dans vos têtes, vous n’auriez plus besoin de les refaire ; et toutes les fois que l’occasion d’employer l’idée d’homme qui découvre une vérité, ou celle d’être utile à l’humanité tout entière, se représenterait à vous, vous vous serviriez de ces deux noms comme de tous les autres termes de la langue. Eh bien ! C’est ainsi que de toutes les sensations que vous cause un objet, et de toutes les propriétés que vous lui découvrez, vous faites un seul groupe, une idée unique, qui est l’idée de cet être, et que son nom vous rappelle. Reprenons l’exemple de la pêche : supposons que vous la voyez pour la première fois, et que vous n’en ayez pas vu d’autres ; elle vous donne la sensation d’une certaine couleur, d’un certain goût ; vous reconnaissez qu’elle a une certaine forme, qu’elle présente une certaine résistance molle quand on la presse, qu’elle est portée sur un arbre fait d’une certaine manière, et situé dans tel endroit. De toutes ces idées, vous formez une idée unique, qui est l’idée de cette pêche, et qui n’est d’abord que l’idée de celle-là, et non de toute autre pêche que vous ne connaissez pas encore. Dans cet état, cette idée est individuelle et particulière : si vous n’avez l’usage d’aucune langue, le signe de cette idée est l’individu lui-même. Si vous vous faites à vous-même un langage qui vous soit propre, vous donnez à votre idée le nom ou le signe que vous voulez ; mais ce nom ne représente que l’individu observé. Si vous êtes avec des gens qui parlent français, et c’est le cas où vous vous êtes trouvés dans votre enfance, ils vous disent que cela s’appelle une pêche : mais ce mot pêche, qu’ils ont déjà généralisé, et qui est pour eux le nom commun à toutes les pêches imaginables, n’est encore pour vous que le nom de celle que vous voyez ; il est purement individuel, comme le serait celui que vous auriez créé arbitrairement pour votre usage.

Cette opération de l’esprit, qui consiste à rassembler plusieurs idées pour n’en former qu’une seule, à laquelle on donne un nom qui les réunit, bien que très-commune assurément, n’a point elle-même de nom dans la langue française : on peut l’appeler concraire, par opposition à abstraire, nom que l’on a donné à l’opération inverse dont nous allons parler. C’est ainsi que l’on appelle termes concrets les adjectifs, tels que pur, bon, etc. qui expriment une qualité considérée comme unie à son sujet, tandis que l’on appelle termes abstraits les mots pureté, bonté, etc., qui expriment ces qualités séparées de tout sujet. De même on dit que trois mètres est un nombre concret, et que trois tout court est un nombre abstrait. Nous verrons bientôt ce que nous devons penser de ces dénominations. Continuons.

Voilà donc l’opération par laquelle de plusieurs idées différentes nous formons un groupe qui est l’idée propre et individuelle de l’être qui en est la cause. Voyons actuellement celle par laquelle ces idées particulières, et propres à un individu seulement, deviennent générales et communes à plusieurs. Revenons à l’exemple de la pêche.

Après vous être formé l’idée de cette première pêche, vous voyez d’autres êtres qui ont à peu près les mêmes qualités qu’elle, qui ont avec elle beaucoup de caractères communs, mais qui en diffèrent cependant à bien des égards, car il n’y a pas deux êtres absolument semblables dans la nature. Toutes les pêches n’ont pas exactement les mêmes couleurs, la même figure, la même grosseur, le même degré de maturité ; elles diffèrent au moins par le lieu, par le temps où vous les voyez. Vous négligez ces différences, vous les écartez, ou, comme on dit, vous en faites abstraction ; vous ne considérez ces dernières pêches que par ce qu’elles ont de commun avec la première que vous avez observée ; vous prononcez que ce sont encore des pêches : et voilà que l’idée de pêche est devenue générale, et n’est plus composée que des caractères qui conviennent absolument à toutes les pêches. Cette opération s’appelle abstraire. Ce mot vient de l’ancien mot traire, qui n’est plus d’usage, et qui est synonyme de tirer[1] : abstraire, c’est tirer de…. Effectivement, vous tirez de deux ou plusieurs idées individuelles tout ce qui les confond, en rejetant tout ce qui les distingue, et vous en faites une idée commune.

Il n’est pas inutile d’observer ici que puisque l’on a tiré, abstrait, certaines parties de l’idée particulière pour la généraliser, elle n’est plus exactement la même quand elle est devenue générale que quand elle était individuelle. C’est sur cette remarque qu’est fondé le grand principe de logique, qu’on ne peut pas conclure du particulier au général. En effet, de ce qu’une pêche est gercée, de ce qu’un homme est malade, je ne peux pas conclure que toutes les pêches sont gercées, que tous les hommes sont malades ; car ce sont là des circonstances particulières de l’idée individuelle qui n’ont pas été conservées dans l’idée généralisée ; au contraire, tout ce que je pourrai affirmer de l’idée générale, je pourrai l’affirmer des individus : car toutes les idées qui ont été conservées dans cette idée générale doivent se retrouver dans toutes les idées particulières dont elle est abstraite.

Cette opération d’abstraire, ainsi que celle de concraire, est d’un très-fréquent usage : nous leur devons toutes nos idées composées ; mais remarquez bien la différence essentielle de leurs effets. L’opération de concraire nous sert à nous former l’idée des êtres qui existent, et celle d’abstraire à composer des groupes d’idées dont le modèle n’existe pas dans la nature, et qui néanmoins nous sont très-commodes pour faire de nouvelles comparaisons et apercevoir de nouveaux rapports entre les résultats des rapports que nous connaissons déjà. En effet, une telle pêche existe réellement, telles et telles autres existent aussi ; c’est par l’opération de concraire les sensations qu’elles nous ont données que nous avons formé l’idée de chacune d’elles. Mais une pêche en général, abstraction faite des circonstances particulières qui distinguent chacun de ces individus pêches, une telle pêche n’existe que dans notre esprit, et c’est par l’opération d’abstraire que nous en avons formé l’idée : néanmoins cette idée me sera très-utile si je veux, par exemple, établir la différence entre les pêches et les abricots ; car alors je n’ai pas besoin de faire attention à toutes les nuances qui différencient les pêches entr’elles et les abricots entr’eux ; je n’ai à considérer que ce qui est commun à toutes les pêches, et ce qui est commun à tous les abricots. Je vois que ces deux groupes d’idées sont différens en certains points, et que par conséquent ces deux classes d’êtres diffèrent constamment à certains égards. Nous traitons ces classes comme des individus, quoique dans le fait il n’existe réellement que des individus isolés, c’est-à-dire qu’il n’y a que des êtres individuels qui nous causent des sensations, et qu’il n’existe nulle part en réalité une telle chose, qu’une classe qui puisse agir directement et immédiatement sur nous.

Cette opération d’abstraire ne nous sert pas seulement à grouper des individus réels pour les ranger par classes, à généraliser leur idée particulière pour en faire une idée commune à plusieurs ; elle nous sert à en faire de même de chacune de leurs qualités, c’est-à-dire de chacune des impressions qu’ils nous causent et de leurs circonstances. Ainsi, nous sentons successivement que plusieurs choses nous font du bien, nous disons qu’elles sont bonnes. C’est déjà une classification, une généralisation que ces expressions bien et bonnes ; car toutes ces choses ne nous font pas le même bien, ne nous sont pas bonnes de la même manière. Ainsi, ce sont des impressions différentes entr’elles que nous réunissons sous un même point de vue par la ressemblance commune qu’elles ont de nous faire chacune un bien, de nous être chacune ce que nous appelons bonne. Mais nous ne nous en tenons pas là ; de toutes ces choses qui sont bonnes, nous extrayons l’idée de bonté, et nous employons cette idée comme si c’était une chose qui existât indépendamment des êtres dans lesquels elle se trouve ; de tout ce qui est utile, nous extrayons de même l’idée d’utilité ; de ce qui est beau, l’idée de beauté. Ce sont ces termes et ces idées qu’on appelle plus communément termes abstraits, idées abstraites. Effectivement, il y a une abstraction de plus ; mais, à parler rigoureusement, tout nom généralisé, toute idée d’un individu étendue à plusieurs est déjà un mot abstrait, une idée abstraite ; car, dans l’usage qu’on en fait, il y a déjà des particularités de ses élémens qu’on a négligées, et d’autres qu’on a séparées, tirées dehors pour ainsi dire, enfin qu’on a abstraites.

Remarquez même que ces deux opérations opposées, concraire et abstraire, se trouvent toujours réunies, et sont nécessaires toutes deux dans la formation de toute idée composée quelconque ; car toutes les fois que je forme une nouvelle idée avec divers élémens pris çà et là, si je sépare chacun de ces élémens de circonstances que je néglige, parce qu’elles ne sont pas nécessaires à mon objet, si je les abstrais, en même temps je les réunis, je les concrais pour en former l’idée nouvelle. Ainsi j’abstrais et je concrais en même temps, ou plutôt ce que j’abstrais d’un côté je le concrais de l’autre ; c’est pourquoi je n’aime pas beaucoup ces mots abstraire et concraire. Mais on fait tant d’abus des mots abstrait et abstraction, que j’ai voulu vous faire comprendre ce que l’on peut raisonnablement entendre par abstraire et par son opposé concraire.

Ne nous servons plus ni de l’un ni de l’autre ; ne séparons plus deux opérations intellectuelles qui, dans la pratique, n’ont jamais lieu l’une sans l’autre ; et, sans nous embarrasser de vaines dénominations, rendons-nous compte tout simplement de ce que nous faisons quand nous formons nos idées composées.

Je suppose que j’éprouve pour la première fois la sensation que, dans la suite, j’appellerai le rouge. Si je ne sais ni d’où elle me vient, ni par où elle me vient ; si je ne fais que la sentir sans y mêler aucun jugement, c’est une pure sensation que j’éprouve, c’est une idée simple que j’ai : nécessairement elle est individuelle et particulière.

Si à cette sensation, à cette pure impression, à cette idée simple, je joins la sensation d’un rapport entre un être dont l’existence consiste à me causer cette sensation, et moi, dont l’existence consiste à la sentir, cette idée de rouge n’est déjà plus une idée simple ; elle est composée d’une sensation et d’un jugement ; mais elle est encore individuelle, c’est-à-dire particulière à ce seul fait. Je ne l’ai pas étendue à toutes les sensations à peu près pareilles que je puis recevoir de différens autres êtres que je ne connais pas encore.

Il en est de même de la saveur et de l’odeur que peut me faire sentir ce même corps. Si je ne fais que les sentir, ce sont des idées simples ; si, de plus, je juge d’où elles me viennent, ce sont des idées composées, mais toujours particulières et pas encore généralisées.

Maintenant, que je réunisse ces trois idées, d’une certaine couleur, d’une certaine saveur, d’une certaine odeur, j’en forme l’idée de l’être qui me les cause ; idée déjà plus composée, mais toujours individuelle et particulière ; car d’autres êtres peuvent être capables de me faire les mêmes impressions, mais je ne les connais pas encore : ainsi je n’ai pas étendu cette idée sur eux. Que je désigne cette idée ou l’être qui me la donne, ce qui est la même chose pour moi, par le mot fraise, ce nom est celui de cette fraise et non des fraises en général, car je ne l’ai pas encore généralisé.

Si je ne connais cette fraise que par ces trois effets, son existence à mon égard n’est composée que de ces trois idées ; elle est, pour moi, un être capable de me faire sentir ces trois sensations, et rien de plus ; car, remarquez-le bien, l’idée d’un être quelconque n’est jamais pour nous que l’assemblage des propriétés que nous lui connaissons ; c’est ce qui fait que le même mot n’a presque jamais exactement la même signification pour aucun de ceux qui le prononcent ; il exprime pour chacun d’eux plus ou moins d’idées, suivant le degré de connaissance qu’ils ont du sujet. Quand j’aurai observé que cette fraise est de forme conique, qu’elle vient à la suite d’une petite fleur blanche, qu’elle est portée sur une petite plante verte, qu’elle est destinée à reproduire cette plante, etc., je joindrai toutes ces propriétés aux premières ; le mot fraise les renfermera toutes, et mon idée de cette fraise sera plus composée ; au reste elle ne cessera point encore d’être individuelle et particulière ; seulement elle sera plus complète.

Quand cette fraise serait le premier être existant qui eût frappé mes sens ; quand, par conséquent, son idée serait la première idée d’un pareil être que je compose, elle me fournirait, sans cesser d’être individuelle et particulière, l’occasion de créer plusieurs des idées que nous exprimons par les mots appelés adjectifs, et par les substantifs nommés abstraits.

Par exemple, si j’ai appelé le rouge une des sensations qu’elle m’a causée, je dirai que cette fraise est rouge, c’est-à-dire qu’elle est cause, pour moi, de l’impression appelée le rouge. Cet adjectif est l’expression abrégée d’un des jugemens que j’ai portés de cette fraise, d’un des rapports que j’ai remarqués entre elle et moi ; il me sert à exprimer que cette fraise a ce rapport avec moi. Si, ensuite, je fais attention que ce rapport a une cause dans la fraise, j’appelle cette cause rougeur de la fraise ; c’est une de ses qualités, une des idées qui composent l’idée de cet être.

Si nous avions donné des noms particuliers aux saveurs et aux odeurs comme aux couleurs, je ferais de même à l’occasion des rapports que cette fraise a avec moi de me causer une certaine odeur et une certaine saveur ; car tout rapport donne nécessairement lieu à trois idées, celle du rapport lui-même, celle de son effet, celle de sa cause ; si le plus souvent nous ne formons pas ces idées, ou si nous ne les désignons pas distinctement par des noms particuliers, c’est que cela ne nous est pas utile, ou plutôt c’est que les noms particuliers que nous leur avons donnés d’abord, nous les avons étendus à d’autres idées à peu près semblables ; qu’ainsi ils sont devenus communs et généraux, et que nous ne nous sommes pas embarrassés de les remplacer par d’autres qui soient restés particuliers et spéciaux. Mais il n’y a pas un des innombrables rapports que chacun des êtres existans ont avec nous, qui ne pût être la source de trois idées particulières, de trois mots particuliers pour les exprimer.

Ainsi, par exemple, cette fraise a avec moi les rapports de me faire trois effets ; l’un que j’appelle me faire plaisir, l’autre que j’appelle me faire du bien, le troisième que j’appelle me faire ou me rendre service : j’exprime ces trois rapports en disant qu’elle est belle, qu’elle est bonne, qu’elle est utile, et les causes de ces trois rapports, par les mots beauté, bonté, utilité, qui représentent trois propriétés de la fraise, trois des idées qui composent l’idée de cet être. Mais quand j’aurai généralisé les mots plaisir, bien, service, qui sont encore l’expression spéciale des effets particuliers de cette fraise sur moi ; quand je les aurai étendus à d’autres effets produits par d’autres êtres, effets qui sont analogues à ceux-ci, mais qui ne sauraient être exactement les mêmes, il ne me reste plus de moyen d’exprimer privativement le plaisir que me fait cette fraise, le bien qu’elle me cause, le service qu’elle me rend ; de dire la manière particulière dont elle est belle, bonne et utile ; de peindre le genre spécial de la beauté, de la bonté, de l’utilité qui lui sont propres. Voilà à quoi nous sommes réduits actuellement que toutes nos idées sont si travaillées, que tous les mots qui les expriment sont si généralisés. Nous n’en avons plus pour exprimer particulièrement chaque chose ; il n’y a plus que les noms propres qui désignent un être à l’exclusion de tout autre. Cependant, vous devez sentir que tant que cette fraise, que j’ai prise pour exemple, est supposée le seul être que j’aie examiné, non-seulement son nom est un nom propre dans la force du terme, mais toutes les idées qu’elle m’a donné occasion de former ont ce même caractère ; elles sont uniques dans leur genre, les mots qui les expriment ne s’appliquent qu’à un seul fait ; et en même temps vous voyez que, sur ce seul être, j’ai créé des idées de bien des espèces. Nous trouverons facilement la manière dont ces idées particulières se généralisent.

J’ai beaucoup insisté sur ce premier pas de notre esprit, parce que si vous ne le compreniez pas bien, vous n’entendriez jamais l’artifice de la composition de nos idées, ni celui du langage qui en est l’expression, ni celui du raisonnement. La plus grande difficulté que j’aie éprouvée pour vous l’expliquer, c’est que les mots manquent à tout moment : comme, par un long usage, nous les avons tous généralisés, on ne sait comment s’y prendre pour obliger l’auditeur à les prendre dans un sens restreint et individuel qu’ils n’ont plus ; et malgré tous mes soins, je ne serais pas étonné de n’y être pas complètement parvenu. Si à une première lecture il vous était resté quelque louche, je vous exhorterais à en faire une seconde, en tâchant de vous bien pénétrer de l’intention que j’ai eue, et en vous reportant sans cesse à la position où est un homme qui forme ces premières combinaisons ; car je ne puis pas faire que nous ayons, pour exprimer les idées de cet homme, d’autres mots que ceux dont nous avons fait depuis un tout autre usage que lui, et qui, par conséquent, ont une autre valeur pour nous que pour lui : et, encore une fois, la science des idées est bien intimement liée à celle des mots ; car nos idées composées n’ont pas d’autre soutien, d’autre lien qui unisse tous leurs élémens, que les mots qui les expriment et qui les fixent dans notre mémoire. Nous examinerons quelque jour les causes et les conséquences de ce fait ; mais en attendant, je puis parler d’une idée et du mot qui la représente comme d’une seule et même chose, car tout ce qui arrive à l’un arrive à l’autre.

Voilà donc qu’en conséquence de l’examen d’un seul être, j’ai formé et séparé les unes des autres l’idée de cet être, celles de ses rapports, celles de leurs effets, celles de leurs causes ; et toutes ces idées sont encore particulières. J’ai créé, pour les exprimer, des mots que nous appelons un nom de substance, des noms adjectifs, des noms substantifs abstraits ; et tous ces mots sont encore rigoureusement des noms propres d’un tel être, d’un tel rapport, et d’un tel effet ou d’une telle qualité. Voyons comment ces idées et ces noms vont se généraliser.

Après avoir vu cette fraise, j’en vois d’autres ; je les examine : elles lui ressemblent par des qualités constantes, communes à toutes ; elles en diffèrent par des circonstances variables. Je retranche ces circonstances variables et de l’idée de la première fraise et de celles des fraises que je vois ensuite ; je réunis les qualités constantes, et voilà que l’idée et le nom de fraise sont devenus communs à bien des êtres, et sont généralisés autant qu’ils peuvent l’être.

Par la même raison, les mots belle, bonne, utile, rouge ; plaisir, bien, service, le rouge ; beauté, bonté, utilité, rougeur, n’expriment plus les rapports de cette première fraise avec moi, leurs produits et leurs causes, mais les rapports, les effets et les qualités des fraises en général : ils sont déjà généralisés aussi, mais pas à beaucoup près autant qu’ils peuvent l’être ; car dans la suite je les étendrai à bien d’autres êtres, les uns plus, les autres moins, d’après mes observations.

En effet, après avoir vu ces fraises, je vois une cerise ; je fais l’idée de cette cerise comme j’ai fait celle de la première fraise, et l’idée générale de cerise comme l’idée générale de fraise. Ces cerises sont aussi, pour moi, belles, bonnes, utiles, rouges d’une certaine manière ; mais cette manière n’est pas exactement la même que celle des fraises. Si, au lieu de donner aux rapports que je sens entre ces cerises et moi, des noms particuliers et qui leur soient propres, je leur applique ces noms-ci que j’ai déjà donnés aux rapports des fraises avec moi, il est clair que je ne le puis qu’en écartant des uns et des autres les circonstances qui les différencient, et en ne conservant que celles qui leur sont communes. Par conséquent, chaque fois que je généralise davantage un nom, que je l’étends à un plus grand nombre d’êtres, je retranche beaucoup des idées qu’il renfermait dans son sens plus restreint ; il en exprime réellement beaucoup moins. À proportion qu’une idée devient plus générale, elle fait partie d’un plus grand nombre d’êtres, mais elle est une plus faible partie de chacun d’eux.

C’est ce qui se voit bien clairement dans la formation des idées d’espèces, de genres, de classes, qui se composent tout comme les précédentes : la seule différence est qu’un nom nouveau exprime chaque degré de généralisation, et les fait remarquer en les empêchant de se confondre. Je vois un individu, je reconnais toutes les qualités qui lui appartiennent, toutes les propriétés qui le caractérisent, en un mot toutes les impressions qu’il me fait ; je l’appelle Jacques. Il est clair que ce nom propre est l’expression de l’idée complète de cet individu, c’est-à-dire de toutes les idées qui la composent ; je le réunis avec un certain nombre d’autres individus, différens de lui à beaucoup d’égards, mais qui ont aussi beaucoup de choses communes ; j’en forme une classe d’individus, que je désigne par le nom de Parisiens ; je joins ces individus à d’autres qui ont moins de points de ressemblance, j’en forme une seconde classe plus étendue, que je désigne par le mot de Français : je forme ainsi successivement les mots et les idées d’Européen d’homme, d’animal, et enfin d’être, qui est le terme le plus général dont on puisse s’aviser, puisqu’il s’étend à tout ce qui existe. Il est clair que ces idées très-composées vont toujours renfermant un plus grand nombre d’individus, ce qui constitue leur extension, mais un moindre nombre de circonstances de chacun d’eux, ce qui constitue leur compréhension ; car quand je dis de Jacques qu’il est un être, je n’en dis qu’une seule chose, c’est qu’il est capable de m’affecter, sans désigner du tout comment ; je dis qu’il existe, et rien de plus ; quand je dis qu’il est un animal, je dis de plus que je lui connais vie et mouvement, qu’il se nourrit, qu’il se reproduit, en un mot, qu’il existe de toutes les manières qui caractérisent un animal ; quand je dis qu’il est homme, je dis de plus que je sais qu’il est fait de telle ou telle manière, qu’il a telle qualité qui m’a frappé ; quand je dis qu’il est Européen, Français, Parisien, j’ajoute toujours quelque chose à l’idée ; et enfin quand je dis qu’il est Jacques, je dis implicitement tout ce que je sais de lui, et même tout ce qui lui appartient, quand même je ne le connaîtrais pas encore ; car je puis fort bien ignorer qu’il est fort, qu’il est aimable, qu’il est malade : mais quand je le saurai, ce sera seulement de nouvelles idées que je devrai ajouter aux nombreuses idées qui composent pour moi celle de Jacques. Cela rentre dans ce que j’ai dit plus haut, qu’un nom signifie toujours plus ou moins de choses pour ceux qui le prononcent, à proportion qu’ils connaissent plus ou moins le sujet dont il s’agit ; mais cela ne change rien à la vérité que j’ai établie, que l’idée particulière d’un individu renferme toutes les idées qui lui appartiennent, et que l’idée d’un nom de classe ne renferme que celles qui sont communes à tous les individus de la classe, et par conséquent un nombre d’idées d’autant moindre, que les individus sont plus nombreux et la classe plus étendue.

C’est ainsi que des idées de cerise, de fraise, d’abricot, etc., on fait l’idée de fruit, qui ne renferme plus les idées particulières à chacun de ces êtres, mais seulement la propriété qui leur est commune, d’être produits d’une certaine manière par des végétaux ; et si je généralise encore plus le mot fruit, comme on fait dans le sens métaphorique, en disant, par exemple, que la science est le fruit du travail, que les découvertes sont le fruit de la réflexion, ce mot fruit ne renferme plus que l’idée d’être produit par un être quelconque, sans aucune désignation de cause ni de manière.

De même, des idées de verd, de jaune, de rouge, en faisant abstraction de leurs différences, je fais l’idée de couleur, qui n’exprime plus que la qualité commune à ces sensations d’être senties par l’œil comme les sons par l’oreille. Des idées de couleur et de son je fais l’idée plus générale de sensation, qui n’est que celle d’être sentie, n’importe par quelle voie.

De même encore, en revenant aux adjectifs cités ci-dessus, ce mot rouge, qui n’exprimait d’abord que la manière d’être rouge de la fraise, ensuite des fraises en général, puis des fraises et des cerises, devient petit à petit l’expression de ce que tous les corps rouges ont de commun entr’eux ; la même chose arrive au mot bon. À chaque degré de généralisation il y a des différences négligées, le mot change réellement de signification ; cela est si vrai, qu’il est manifeste que la bonté d’un homme, la bonté d’un fruit, la bonté d’un cheval, la bonté en général ne sont pas la même chose. Dans ces quatre cas, les mots bon et bonté sont appliqués à trois idées individuelles différentes, et à une idée générale. Les idées changeant, en rigueur les mots devraient changer aussi, comme les mots verd, jaune, rouge et couleur ; mais aucune langue n’est assez riche pour cela, parce que les inconvéniens d’une telle abondance surpasseraient ses avantages. Cependant cela était bon à remarquer, pour que vous ne soyez pas dupes des mots, et qu’ils ne vous masquent pas la génération des idées lorsqu’ils ne la peignent pas fidèlement.

Quoi qu’il en soit, voilà que vous connaissez comment se forment toutes celles de nos idées que nous exprimons par des substantifs et des adjectifs. Je pourrais vous expliquer de même la formation de celles qui sont représentées par les autres élémens du discours, tels que les verbes, les prépositions, etc. ; mais ces détails seront mieux placés quand nous étudierons la grammaire, c’est-à-dire la science de l’expression de nos idées. Qu’il vous suffise pour le moment de savoir qu’elles dérivent toutes de celles que nous avons examinées, et qu’elles se forment par les mêmes moyens. Vous voyez donc qu’il ne s’agit jamais que de recevoir des impressions, d’observer des rapports, de les ajouter, de les retrancher, de les réunir, de les diviser, et d’en former de nouveaux groupes ; et vous ne devez plus être embarrassés de comprendre comment tant de combinaisons si différentes sont le produit du petit nombre de facultés que nous avons distinguées dans notre faculté de penser. C’était le seul but que je me proposais dans ce chapitre : nous pouvons actuellement passer à un autre objet.

Observons seulement, en finissant, que la marche que nous venons de tracer à l’esprit humain dans la formation de nos idées composées, est celle que suivrait nécessairement un homme isolé et sans secours, qui formerait ces idées et leurs signes pour son usage à lui tout seul. Elle est méthodique, mais elle est pénible et lente ; aussi certainement cet homme ne composerait guère d’idées, et son dictionnaire serait fort court. Toute langue un peu riche n’a pu être le résultat que des efforts de beaucoup d’hommes et de bien des générations successives. Mais ce n’est pas par ce chemin que tant d’idées sont entrées dans nos têtes, à nous, jetés dès notre enfance au milieu d’hommes parlant une langue perfectionnée. Nous n’avons pas créé ces idées, nous les avons reçues ; leurs signes ont d’abord frappé notre oreille pêle-mêle et au hasard, suivant que l’occasion s’en est présentée ; nous n’avons eu qu’à en démêler les significations, et à les classer, en profitant bien ou mal d’expériences multipliées ; c’est sur les mots et d’après les mots que nous avons appris les idées. Cette opération est souvent restée incomplète ; de là bien des erreurs, bien des fausses liaisons, une grande ignorance de l’enchaînement de certains résultats. On n’en sera pas surpris, si l’on songe que dans un petit nombre d’années de notre première enfance, nous mettons dans nos têtes la plus grande partie des idées qui ont été créées depuis l’origine du genre humain. Quand on fait des provisions si précipitées, il est difficile de les bien connaître et de les bien ranger. Mais en voilà assez sur ce chapitre : relisez-le quelquefois pour vous familiariser avec ces combinaisons ; et cependant occupons-nous de chercher comment nous apprenons que les sensations qui nous affectent sont causées par un objet quelconque.


  1. Tous deux viennent des mots latins trahere, abstrahere, qui signifient tirer, traîner, arracher.