Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.
De l’Existence.


Penser, c’est sentir ; et sentir, c’est s’apercevoir de son existence d’une manière ou d’une autre ; nous n’avons pas d’autre moyen de connaître que nous existons. Aussi, si nous ne sentions rien, ce serait bien pour nous l’équivalent de ne pas exister. Une sensation est donc une manière d’exister, une manière d’être, et rien de plus ; et toutes nos sensations diverses sont purement et simplement différentes modifications de notre être : une sensation est donc une chose qui se passe uniquement en nous. Il en est de même, à plus forte raison, des souvenirs de ces sensations, des rapports que nous apercevons entr’elles, et des desirs qu’elles font naître.

Mais une pure sensation quelconque a-t-elle par elle-même la propriété de nous avertir qu’elle nous vient de quelque chose qui n’est pas nous ? C’est une question que nous avons déjà traitée dans le chapitre de la mémoire, page 42 et suivantes ; et nous nous sommes décidés pour la négative, par cette considération sans réplique, que sentir une sensation, c’est sentir ; et que sentir d’où elle nous vient, c’est sentir un rapport, c’est juger. Ainsi, toute sensation que nous rapportons à un être quelconque n’est déjà plus une pure sensation, elle est accompagnée d’un jugement.

Nous nous sommes demandé ensuite si ce jugement est inséparable de la sensation ; et nous avons vu dans le chapitre du Jugement, pages 52 et 53, qu’il en est si peu inséparable, qu’il est même impossible que la faculté de juger commence à agir aussitôt que la faculté de sentir.

Il nous reste donc à trouver comment nous avons été conduits à juger que nos sensations sont occasionnées par des êtres qui ne sont pas nous, et si nous avons raison de porter ce jugement. Nous appelons corps ces êtres auxquels nous attribuons d’être la cause de nos sensations : pour que ce jugement soit juste, il faut premièrement que ces corps existent ; secondement, qu’ils soient en effet les causes des impressions que nous ressentons. La première chose à examiner est donc celle-ci, y a-t-il des corps ? Et la seconde, comment le savons-nous ? C’est ce dont nous allons nous occuper.

Vous êtes certainement surpris d’une pareille question : il ne vous est jamais venu en tête qu’on imaginât de la proposer, et qu’il pût être incertain s’il y a des corps et si vous en avez un ; ce doute vous paraît impertinent ; cependant je suis bien assuré qu’il vous est impossible de le lever, et que, quelque inébranlable que soit votre opinion à cet égard, vous ne sauriez en démontrer la vérité. Cela seul doit vous prouver que le sujet mérite d’être approfondi ; de plus, vous sentez que c’est la base fondamentale de l’édifice entier des connaissances humaines. Car si nous nous trompons sur ce point capital, si l’existence des corps est une illusion, nous vivons entourés de fantômes, et toutes nos connaissances ne sont que des chimères. Or, en matière si importante, il n’est pas permis de se contenter d’un sentiment confus et d’assertions sans preuves.

Je sais qu’un très-grand préjugé en faveur de la réalité de l’existence des corps est la croyance générale de tous les hommes, qui n’en doutent pas, et n’imaginent pas même qu’on puisse en douter. Mais, premièrement, cette croyance n’est pas sans exception ; car plusieurs hommes, et de grands hommes, ont pensé et ont soutenu qu’il n’existe réellement rien de semblable à ce que nous appelons des corps, et que quand les corps existeraient, nous n’avons en nous absolument aucuns moyens de les connaître : d’ailleurs, quand même une opinion serait parfaitement universelle, ce ne serait pas encore une preuve sans réplique de sa justesse, car le genre humain tout entier peut fort bien se tromper, et ce ne serait peut-être pas la première fois que cela lui fût arrivé. Il faut donc en revenir à examiner si l’existence des corps est réelle, et comment nous parvenons à la connaître.

Avec un moment d’attention vous pouvez vous apercevoir que non-seulement la solution de cette question ne se présente pas d’elle-même à l’esprit avec évidence, mais encore qu’elle est assez difficile à trouver quand on y pense. En effet vous venez de voir que toutes nos idées composées ne sont autre chose que des combinaisons de nos sensations, de nos souvenirs, de nos jugemens, et de nos desirs. Il est bien évident que ces combinaisons se font en nous sans aucune intervention étrangère ; il ne l’est pas moins que nos sensations de souvenirs, de jugemens et de desirs sont aussi des choses qui se passent uniquement dans notre intérieur. Or, qu’est-ce qui empêcherait qu’il n’en fût de même de nos sensations proprement dites ? et que, tandis que nous croyons voir, entendre, goûter, sentir, toucher des êtres réels et distincts de nous, ces impressions ne fussent que des modifications internes de notre faculté de sentir, des manières d’être produites en elle par des raisons inconnues, mais sans aucune cause extérieure, comme celles que nous éprouvons dans certains rêves nous nous croyons actuellement frappés par des corps qui bien certainement sont alors fort éloignés de nous, ou comme celles que nous ressentons même éveillés, dans certaines circonstances, ainsi que nous en avons fait la remarque aux chapitres de la Sensibilité et de la Mémoire.

Cette supposition n’est point absurde. Cependant, si elle était conforme à la vérité, cette plume que je crois tenir, ce papier sur lequel je crois en ce moment tracer ces mots, mon corps lui-même, que je crois sentir et par lequel je crois sentir, ne seraient que de vaines apparences résultantes de diverses modifications arrivées et combinées dans l’intérieur de ma faculté pensante quelle qu’elle soit et quelque part qu’elle existe ; et, dans le fait, quand la chose serait ainsi, pourvu que ces modifications et leurs combinaisons suivent les mêmes lois, qu’elles soient internes ou externes, qu’elles viennent du dedans ou du dehors, tout va de même pour moi qui les éprouve. Que vous, à qui je parle, soyez des êtres existans ou idéals ; si, dans les deux cas, il doit résulter des mots que je profère que vous me présentiez les mêmes aspects, si je dois suivre les mêmes règles pour produire sur vous les mêmes effets, rien n’est changé pour moi ; et je n’ai, par conséquent, aucun moyen de démêler ce qui en est ; je n’ai certitude de rien que des effets que j’éprouve.

À la vérité, actuellement que nous sommes parvenus (nous verrons quelque jour par quels moyens) à nous comprendre réciproquement, quand vous me dites que vous sentez comme moi, quand je vous vois agir spontanément comme moi, quand vous m’assurez que c’est en vertu d’impressions tout-à-fait semblables à celles que je vous dépeins comme existantes en moi, quand mille expériences continuellement répétées et toujours convaincantes me prouvent la vérité de ces assertions, il m’est bien difficile de vous refuser d’être des êtres sentans et par conséquent existans comme moi. Mais si j’étais le seul être animé sur la terre, et qu’un génie d’une espèce supérieure, supposé doué du talent de se faire entendre à moi, vînt me dire que tout ce que je crois voir et entendre, et tout ce que je crois faire, n’est qu’une suite d’illusions ; que je suis purement et uniquement une vertu sentante, incapable de toute autre chose que d’être affectée successivement de mille manières différentes ; que, quand je me meus, je crois me mouvoir ; que, quand je touche, je crois toucher : il est bien vraisemblable que ce génie me persuaderait ; il l’est surtout que, quand j’oserais douter de sa révélation, je ne saurais pas lui en démontrer la fausseté.

Cela est si vrai, que, sans que ce génie ait jamais apparu à personne, et malgré toutes les lumières que fournit l’état de société, des sectes entières d’anciens philosophes, hommes doués de beaucoup de pénétration, après y avoir mûrement réfléchi, ont prononcé qu’il nous est absolument et complètement impossible d’être jamais parfaitement sûrs de rien ; et, à cet égard, la démonstration tant vantée de Diogène, qui, lorsque Zénon d’Élée niait le mouvement, pour toute réponse, se promenait devant lui, ne me paraît pas du tout digne de sa réputation ; car il ne niait pas que nous vissions une apparence que nous appelons mouvement, mais il niait que nous puissions être sûrs que cette apparence ait quelque réalité ailleurs que dans notre pensée. Cette manière de résoudre la difficulté ressemble beaucoup à celle d’Alexandre qui coupe le nœud gordien qu’on lui propose de dénouer. Elle est bonne dans le conquérant, car elle remplit son objet ; mais je suis persuadé que le philosophe cynique ne s’en fût pas contenté s’il eût pu s’aviser d’une meilleure.

Aussi, parmi les modernes encore, Mallebranche, un de nos plus beaux génies, a dit que les corps existent réellement ; que nous n’en pouvons douter, puisque Moïse nous a raconté les circonstances de leur création ; mais que nous n’avons pas d’autre moyen de le savoir, et qu’il est absolument impossible qu’aucune de nos facultés intellectuelles nous en procure une connaissance directe ; il a même ajouté que ces corps n’existent que dans la pensée de Dieu, ce qui est bien toujours n’exister que dans une pensée. Et Berkeley, autre excellent esprit, a soutenu que le récit de Moïse bien entendu ne prouve pas l’existence des corps, et qu’ils n’existent réellement pas.

Sans exagérer le nombre des sectateurs de cette singulière opinion, je pourrais peut-être ranger encore parmi ceux qui ont nié l’existence des corps, ou qui en ont douté, tous les partisans des idées innées, quand même ils n’auraient pas tiré expressément cette conséquence de leur système ; car quand on pense (et c’était l’opinion générale avant Locke) que toutes nos idées existent en nous au moment de notre naissance, et que quand nous les recevons ou les composons nous ne faisons que nous en ressouvenir, il ne paraît ni nécessaire, ni même naturel de supposer que ces impressions soient causées en nous par des êtres réellement existans.

Quoi qu’il en soit, il est certain que beaucoup de philosophes, et nommément tous ceux qui ont reconnu que nos sensations sont la source de toutes nos idées, ont cru fermement, comme le vulgaire, que ces sensations sont excitées en nous par l’action des corps sur nos organes, et que ces corps et ces organes sont des êtres bien réels ; mais ils n’ont pas toujours été très-heureux à expliquer comment nous apprenons à reconnaître cette existence, et pourquoi nous en sommes certains ; on peut même dire que cette question n’a encore jamais été parfaitement éclaircie.

Le plus souvent on s’est contenté de dire en général que nos sensations ont la propriété de nous apprendre d’où elles nous viennent, et que dans la sensation la plus simple est renfermée cette connaissance ; ce qui est dire implicitement que l’action de sentir, qui bien sûrement nous fait connaître notre propre existence, nous révèle aussi celle d’un autre être et du rapport qu’il a avec nous, et que ce jugement ou le sentiment de ce rapport est inséparable de la sensation simple. C’est là une assertion et non pas une démonstration.

Aussi, quand on a voulu entrer dans les détails, on a été fort embarrassé de déterminer à quelles sensations en particulier pouvait s’appliquer cette maxime, et à quelle espèce de sensations appartenait réellement cette propriété de nous apprendre l’existence des corps.

D’abord personne n’a songé à dire que cela convînt à aucune des sensations que nous avons nommées internes : elles n’ont paru que de simples affections de plaisir ou de peine, qui à elles seules ne pouvaient nous apprendre que notre propre existence.

Ensuite, parmi nos sensations externes, on est encore généralement convenu que celles de l’odorat, de l’ouïe et du goût, ne pouvaient nous faire connaître par elles-mêmes l’existence des corps extérieurs : il est trop visible que nous éprouvons souvent des affections de ce genre sans l’intervention d’aucun corps étranger, et que même, lorsque ces corps en sont les causes, nous ne connaissons pas le plus souvent d’où elles nous viennent.

L’article de la vue a souffert plus de difficulté ; la plupart des idéologistes ont cru, il est vrai, que quand des rayons de lumière frappent notre œil, il nous est impossible de méconnaître que l’objet qui nous renvoie ces rayons est la cause de cette impression, et que, puisque ces faisceaux de lumière frappent différens points de notre œil les uns à côté des autres, et occupent ainsi une certaine étendue dans notre organe, nous sommes forcés de les rapporter de même les uns à côté des autres dans une certaine portion de l’espace, et par conséquent de reconnaître que l’objet qui nous les envoie est étendu, est un corps.

Je ne peux pas ici discuter à fond cette opinion, parce qu’il faudrait que vous connussiez bien ce que c’est que la propriété des corps appelée l’étendue, dont ces philosophes ne se sont jamais fait une idée bien nette, et que vous ne pouvez le comprendre complètement qu’après les explications que je vais bientôt vous donner de la manière dont nous la connaissons. Mais je puis dès ce moment vous faire part des deux objections générales que l’on fait à ceux qui prétendent que les impressions de la vue nous apprennent nécessairement l’existence des corps et leur étendue. Elles sont déjà, suivant moi, une réfutation suffisante.

On leur a dit, premièrement, les corps ne frappent pas l’œil plus immédiatement que le nez et l’oreille ; les rayons lumineux nous arrivent au travers de l’air comme les ondulations sonores et les particules odorantes ; toute la différence, c’est que ceux-là ne nous arrivent qu’en ligne droite, tandis que celles-ci nous parviennent par toutes sortes de chemins. Or, ces particules odorantes, ces ondulations sonores partent, comme les rayons lumineux, de différens points des corps ; elles frappent différens points de l’oreille et du nez, comme ceux-ci différens points de l’œil : cependant, vous convenez que ces émanations odorantes et sonores ne sont pas capables de nous faire juger qu’il y a des corps, et des corps étendus. Il ne paraît pas vraisemblable que la particularité de venir à nous en ligne droite donne cette propriété aux rayons lumineux.

Secondement, on a ajouté, et ceci est péremptoire, quand on vous passerait ce premier point, vous n’en seriez pas plus avancé ; car il est bien manifeste que le même corps apparaît à notre œil de mille manières différentes, suivant qu’il est éclairé d’une manière ou d’une autre, vu de plus près ou de plus loin, ou de plus haut ou de plus bas, ou d’un côté ou d’un autre : or, laquelle de toutes ces manières d’être vu est la vraie manière d’être de ce corps ? il est clair que la sensation visuelle seule ne nous met pas à même de le décider : elle ne nous ferait donc jamais connaître l’existence réelle de ce corps, quand même on vous accorderait qu’elle nous apprend à elle seule d’où elle nous vient.

Il y a quelque chose de plus singulier encore dans le sens de la vue, c’est que nous avons l’expérience irrécusable que la sensation visuelle nous trompe quelquefois complètement ; elle nous fait voir des corps où il n’y en a pas ; les effets de la réfraction des différens milieux et ceux de la réflexion des miroirs nous font voir réellement les objets où ils ne sont pas ; ce bâton à demi plongé dans l’eau n’est pas où je le vois ; ce beau paysage n’est pas dans ma glace. Dans les cabinets de physique, par l’arrangement de quelques miroirs concaves, on me fait voir un objet au milieu de la chambre ; je passe la main à l’endroit où cet objet paraît être avec toutes ses formes et toutes ses couleurs, et je m’assure qu’il n’y a rien du tout dans cet endroit. Ce n’est pas ici le moment d’expliquer ces effets ; mais ils suffisent pour prouver qu’un sens qui sur le même être nous fait continuellement des rapports différens, et qui crée souvent pour nous des êtres absolument imaginaires, n’est pas propre à nous assurer de la réalité de ceux qu’il nous montre.

Reste donc les sensations tactiles. Tout le monde convient que ce sont celles-là qui nous donnent des connaissances vraies de l’existence réelle des corps, et que ce sont elles qui nous apprennent ensuite à rapporter à ces mêmes corps les impressions qu’ils font sur nos autres sens, et à nous faire des idées justes de ces rapports : je ne nie pas qu’il n’en soit ainsi ; mais comment cela se fait-il ? C’est ce qui mérite explication.

En effet, il ne paraît pas que les sensations tactiles aient par elles-mêmes aucune prérogative essentielle à leur nature qui les distingue de toutes les autres. Qu’un corps affecte les nerfs cachés sous la peau de ma main, ou qu’il produise certains ébranlemens sur ceux répandus dans les membranes de mon palais, de mon nez, de mon œil, ou de mon oreille ; dans les deux cas c’est une pure impression que je reçois, c’est une simple affection que j’éprouve ; et l’on ne voit point de raison de croire que l’une soit plus instructive que l’autre, que l’une soit plus propre que l’autre à me faire porter le jugement qu’elle me vient d’un être étranger à moi. Pourquoi le simple sentiment d’une piqûre, d’une brûlure, d’un chatouillement, d’une pression quelconque me donnerait-il plus de connaissance de sa cause que celui d’une couleur, ou d’un son, ou d’une douleur interne ? Il n’y a nul motif de le penser. Tant que nous sommes immobiles, que nous n’agissons pas nous-mêmes, que nous ne faisons que recevoir passivement les impressions qui surviennent, celles qui affectent notre tact ne nous éclairent pas plus que les autres. Voilà donc encore le toucher passif reconnu aussi incapable que les autres sens de nous faire soupçonner l’existence des corps.

Au premier aperçu, on sent confusément qu’il ne doit pas en être de même quand, au contraire, c’est nous qui agissons, qui nous mouvons, qui allons, pour ainsi dire, chercher les impressions ; mais on ne démêle pas toujours bien les raisons de la différence. En effet, cette condition toute seule ne suffit pas encore pour nous éclairer.

Car d’abord, supposons pour un moment que nous ayons la faculté de nous mouvoir comme nous l’avons, mais sans que les mouvemens de nos membres produisent en nous aucune sensation interne, sans que nous les sentions, sans par conséquent que nous en soyons avertis et que nous en ayons aucune conscience. Dans cet état, je remue mon bras, ou plutôt mon bras remue, mais je l’ignore. Il va rencontrer un corps résistant, doué d’inertie, mais je n’en sais rien. J’éprouve bien, si l’on veut, de la part de ce corps, l’effet que nous nommons résistance ; mais cette résistance n’est point pour moi une opposition à ce que nous appelons mouvement, puisque je ne sais pas ce que c’est que le mouvement, ni que j’en fais. Bien loin de là : elle n’est pas même à mon égard, dans cette supposition, la cessation du sentiment intérieur que nous cause le déplacement des parties de notre corps, puisque, dans l’hypothèse, ce sentiment n’a pas lieu, et que nous nous mouvons sans rien éprouver, sans être avertis de rien, sans avoir la conscience de rien. Étant ainsi organisé, l’impression que je recevrais d’un corps résistant ne pourrait donc consister que dans une sensation de chaud, ou de froid, ou de mouillé, ou dans toute autre sensation uniquement relative au tact pur et passif. Elle serait une impression aussi simple et aussi peu instructive que toutes les autres. Je n’en pourrais encore rien conclure.

À la vérité, si vous ajoutez à cette faculté de nous mouvoir, la circonstance que chaque mouvement de nos membres produise en nous une sensation interne, vous verrez naître un nouvel ordre de choses : car dès que je sens quelque chose quand mes membres se meuvent, dès que j’éprouve une certaine manière d’être pendant qu’ils se meuvent, je suis nécessairement averti quand cette manière d’être commence et quand elle cesse. Rentrons donc dans l’hypothèse réelle, et examinons soigneusement les effets qui en résultent.

Non-seulement nous nous mouvons, mais nous sentons quelque chose quand cela arrive. Quand un de nos membres s’agite, nos nerfs sont ébranlés, nous recevons une sensation que nous avons nommée sensation de mouvement. Quand le mouvement cesse, la sensation cesse. C’est déjà beaucoup, mais ce n’est pas encore tout pour l’objet qui nous occupe. En effet, mon bras se meut, je ne sais pas encore que c’est mon bras, ni même que j’ai un bras ; mais j’éprouve quelque chose qui est la sensation de ce mouvement. Mon bras rencontre un corps qui l’arrête, ma sensation de mouvement cesse, je n’éprouve plus cette manière d’être ; j’en suis averti, il est vrai ; mais ne sachant pas qu’il y a des corps, je ne sais encore rien du tout de la cause de cet effet ; ainsi me voilà avec la faculté de me mouvoir et la sensation que me cause le mouvement, tout aussi ignorant qu’avec les sensations tactiles passives, et toutes les autres, que nous avons déclarées insuffisantes pour nous apprendre l’existence des corps. Du moins il n’est pas prouvé que je sois nécessairement conduit, par ces changemens de manière d’être, à reconnaître que ce qui cause la cessation de ma sensation de mouvement, est un être étranger à mon moi. J’ai pensé jadis que cela était ainsi, mais je crois que je m’étais trop avancé.

Il faut donc, pour rendre cette découverte inévitable, appeler encore à notre aide une autre de nos facultés, et c’est la faculté de vouloir. Avec celle-là, il ne nous manquera plus rien. Car lorsque je me meus, que je perçois une sensation en me mouvant, et que j’éprouve en même temps le desir de percevoir encore cette sensation ; si mon mouvement s’arrête, si ma sensation cesse, mon desir subsistant toujours, je ne puis méconnaître que ce n’est pas là un effet de ma seule vertu sentante ; cela impliquerait contradiction, puisque ma vertu sentante veut de toute l’énergie de sa puissance la prolongation de la sensation qui cesse.

À la vérité, si je m’aperçois tout de suite que la cessation de cette sensation que je desire continuer, n’est pas un effet de la puissance de ma vertu sentante, de ma volonté, de mon moi, je puis fort bien ne pas m’apercevoir si promptement qu’elle est l’effet de la puissance d’un autre être, et ne pas découvrir tout de suite l’existence de cet autre être. Mais quand j’aurai fréquemment éprouvé que très-souvent cette sensation se prolonge autant que je le veux, et que dans d’autres cas elle cesse subitement en tout ou en partie malgré moi, il est impossible que plutôt ou plus tard je ne vienne pas à soupçonner que ce dernier effet a une cause, et à faire de cette cause un être qui n’est pas moi. Je puis et je dois sans doute me tromper fréquemment, d’abord sur les circonstances adjacentes, et porter ce jugement sans beaucoup de discernement. Par exemple, ne connaissant ni mon corps ni les corps étrangers, ni leur configuration, n’ayant même aucune idée de forme ni d’étendue, je ne dois pas distinguer quand mon mouvement est arrêté uniquement par la limite de l’extension possible à mes muscles et par la disposition de mes articulations qui s’y refusent, ou quand il l’est par l’opposition d’un corps tout-à-fait séparé du mien. Mais dans les deux cas je porte un jugement également juste, en pensant, en sentant que la cessation de ma sensation de mouvement est l’effet d’un être différent de ma volonté.

Ensuite dans tous les cas où cet effet est produit, soit par un corps absolument distinct du mien, soit par un de mes membres qui s’oppose au mouvement d’un autre, je ne puis manquer à la longue de remarquer que le sentiment de cette cessation de mouvement est toujours accompagné de diverses sensations tactiles, ou visuelles, ou auriculaires, et quelquefois olfactives, et de faire de ces sensations les propriétés de l’être qui cause, malgré ma volonté, la cessation du sentiment de mouvement que je voudrais continuer. Enfin, je ne puis manquer non plus de m’apercevoir que cette cessation de mouvement n’est pas toujours absolue, qu’elle n’éprouve souvent que cette modification que plus instruit j’appellerai changer de direction, qu’il y a des limites à la puissance de cet être qui s’oppose à ma sensation de mouvement, que les confins de sa puissance sont ce que nous nommons sa surface, que ce sont eux qui constituent ce que nous appelons sa forme ; et que si je ne puis pas franchir ces confins, et passer au travers de ce corps, je puis tourner autour et le circonscrire, et par conséquent déterminer le mode d’existence, ou ce que nous appelons l’étendue de cet être, qui, ou est tout-à-fait étranger à mon moi sentant et voulant (ce sont les corps extérieurs), ou quelquefois lui obéit (c’est notre propre corps), mais toujours en est distinct et agit sur lui de beaucoup de manières.

Nous verrons dans la suite par quelles expériences successives nous distinguons le corps par lequel nous sentons et qui obéit à notre volonté, de tous ceux qui nous sont entièrement étrangers ; comment nous démêlons les propriétés de celui-là et de tous les autres ; dans quel ordre nous découvrons ces propriétés, et quelles relations elles ont entr’elles. Mais pour le moment il nous suffit d’avoir bien reconnu que la principale de ces propriétés, la première connue et avérée, est celle de s’opposer à la continuation du sentiment que nous causent nos mouvemens, malgré que nous voulions le prolonger. Celle-là est vraiment fondamentale ; car elle nous assure, d’une manière certaine qu’il y a là un être qui n’est pas nous : et elle constitue l’existence réelle de cet être. Cette existence devient pour nous une conséquence immédiate et nécessaire de notre sentiment de vouloir, et de la contrariété qu’il éprouve, deux choses dont nous sommes bien assurés.

Il n’est pas du tout nécessaire, pour la vérité de cette conclusion, que nous puissions expliquer d’une part ce que c’est que ce sentiment de vouloir, et comment il se fait que nous en soyons capables ; et de l’autre, pourquoi tous les êtres qui tombent sous nos sens sont doués plus ou moins du pouvoir de résister au mouvement, et en quoi consiste cette puissance. Ce sont deux faits incompréhensibles pour nous, et dont les causes nous sont complètement inconnues, mais deux faits bien constans ; et il ne l’est pas moins qu’être voulant et être résistant, c’est être réellement, c’est être ; et que l’être voulant, quoiqu’ignorant encore qu’il y a du mouvement et des êtres, quand il éprouve que souvent il peut à volonté se donner la sensation qui résulte du mouvement de ses membres, et que souvent il ne le peut pas quoiqu’il le veuille, doit, dans ce dernier cas, conclure qu’il y a des êtres résistans ; que cette conclusion doit le conduire à une connaissance plus détaillée de ces êtres, et que tout lui prouve postérieurement que cette première conclusion est légitime.

Cet effet de la réunion de notre faculté de vouloir avec celle de nous mouvoir et de le sentir, étant une fois reconnu et avoué, on est tenté de croire d’abord que toutes les autres sensations de l’être doué de volonté, peuvent le conduire à la connaissance des êtres qui causent ces sensations, tout comme celle de mouvement dont nous venons de parler. Cependant je ne le pense pas, parce qu’il y a là une différence essentielle ; sans doute je puis bien desirer de prolonger ou de renouveler une sensation visuelle, ou tactile, ou auriculaire, ou olfactive, tout comme la sensation d’un mouvement ; mais si je suis supposé ignorer tout, et le mouvement, et les êtres, et moi-même, je ne puis rien faire en conséquence de ce desir ; car je ne puis pas le satisfaire immédiatement. Je ne saurais me donner directement la sensation de telle odeur, de telle couleur, de tel son, ou de telle autre impression. Tout ce que je puis, est de faire un mouvement de ma main, ou de mes yeux, ou de tout autre organe, pour me la procurer. Mais pour cela il faut que je sache que ces mouvemens sont propres à produire cet effet. Or, qui me l’apprendra d’abord ?

Au contraire, pour la sensation directe qui résulte en nous des mouvemens de nos membres, il n’y a pas lieu à ce ricochet. Toute douleur, toute souffrance, tout malaise seulement, fait naître en nous le desir, le besoin même de nous remuer, de nous agiter. Ce sentiment de mouvement est un soulagement, un vrai bien-être. Nous jouissons tant qu’il dure ; nous pouvons ordinairement le prolonger à volonté. Quand il est suspendu malgré nous, ce n’est pas par nous. C’est donc par quelque chose qui n’est pas nous, et qui tantôt agit sur nous, tantôt n’y agit pas ; et bientôt le mouvement lui-même nous fait connaître ce quelque chose par une multitude d’expériences dont celle-ci est la base. Il n’y a là ni cascade ni embarras.

Les mouvemens vagues des enfans nouveau-nés, bien observés, me paraissent une preuve que les choses se passent ainsi dans leurs têtes. On les voit souvent s’agiter uniquement pour le plaisir de remuer. C’est une satisfaction pour eux, et ils sont très-fâchés quand on les en prive. On les voit aussi s’agiter quand ils éprouvent de la douleur ; et ils se dépitent violemment si quelque chose les en empêche. Enfin, on les voit s’agiter encore lorsqu’ils desirent quelque chose, parce que tout desir non satisfait est aussi une souffrance. Mais leurs mouvemens n’ont pas d’abord une direction plus déterminée dans ce dernier cas que dans les deux autres. Ils ne commencent à prendre une tendance marquée vers l’objet de leur desir, que quand ils ont appris à démêler et à distinguer les différens corps, à les reconnaître pour les causes des impressions qu’ils reçoivent, et à sentir que ce n’est pas vaguement telle impression qu’ils desirent éprouver, mais tel objet, cause de cette impression, qu’ils veulent posséder et dont ils veulent jouir. Or, je crois qu’ils n’arrivent à ce degré de connaissance que par la route que nous avons indiquée.

On pourrait dire, il est vrai, qu’indépendamment de la sensation interne que cause tout mouvement, ces mouvemens fortuits peuvent leur faire rencontrer par hasard une sensation externe qui leur plaise, une sensation visuelle par exemple ; que ces mouvemens peuvent même se trouver dirigés de manière à prolonger cette sensation prête à échapper ; à suivre, par exemple, une lumière qui passe devant leurs yeux ; et que cette expérience répétée peut les conduire à faire avec intention ces mêmes mouvemens exécutés d’abord au hasard. On pourrait même le soutenir avec plus d’avantage des sensations tactiles. Un enfant étend son bras uniquement pour l’étendre. Il rencontre une chaleur douce qui lui fait plaisir ; il retire ce bras et l’étend de nouveau, il retrouve cette même chaleur ; ou bien il le laisse étendu et il ressent constamment cette sensation agréable.

De cet effet, répété plusieurs fois, il peut résulter, dira-t-on, qu’il apprenne à étendre son bras dans l’intention d’éprouver cette sensation, ou à le laisser dans la position où il l’éprouve afin qu’elle continue. Je n’oserais pas affirmer qu’il soit absolument impossible que cela arrive ; mais je crois que c’est extrêmement difficile, parce que je ne vois pas quelle liaison cet enfant, ignorant tout, peut établir entre cette sensation qu’il éprouve et le mouvement de ses organes nécessaire pour se la procurer, à moins qu’il ne s’aperçoive du mouvement de ces mêmes organes ; et alors nous voilà revenus à la nécessité du mouvement senti. La sensation externe n’est plus que la cause occasionnelle de l’action de sa volonté ; la sensation interne du mouvement est seule cause de la connaissance du moyen de se procurer cette autre sensation desirée.

D’ailleurs, je vois bien notre nouveau-né arrivé à desirer une sensation et à savoir, dans quelques cas, se la procurer en commençant par s’en donner une autre qu’il a reconnu conduire à celle-là. Mais je ne vois pas du tout comment il parviendrait à apprendre que la sensation qui est son but, et que celle qui est son moyen, sont causées par des êtres distincts de son moi, et à découvrir qu’il y a des corps et qu’il en a un. Il me semble qu’il ne peut y réussir pour son propre corps que par l’observation de la souplesse ou de la rigidité de ses organes ; et, pour les corps étrangers à lui, que par l’application immédiate de ces mêmes organes sur eux ; et alors nous voilà encore revenus, non-seulement à la nécessité d’un mouvement senti et voulu, mais encore à celle d’un sentiment de résistance éprouvé ; à quoi il faut ajouter qu’on ne saurait comprendre comment le mouvement d’un organe pourrait être senti si ses parties n’étaient pas douées d’une certaine force de résistance au mouvement.

Il me paraît donc prouvé, 1° que nous sommes très-assurés de l’existence des corps, c’est-à-dire d’êtres qui ne sont pas notre moi sentant et voulant, et qui lui obéissent ou lui résistent plus ou moins ; 2° que c’est à la faculté de vouloir, jointe à celle de nous mouvoir et de le sentir, que nous devons la connaissance de ces corps et la certitude de la réalité de leur existence ; 3° que, pour que ces facultés produisent cet effet, il faut que ces corps soient doués d’une certaine force de résistance au mouvement. Action voulue et sentie d’une part, et résistance de l’autre ; voilà, j’ose n’en pas douter, le lien entre les êtres sentans et les êtres sentis ; c’est là le point de contact qui assure très-certainement ceux-là de l’existence de ceux-ci, et je ne leur en vois pas d’autre qui soit possible.

De cette vérité, si c’en est une, comme je le crois très-fermement, il résulte deux conséquences singulières ; l’une, qu’un être complètement immatériel et sans organes, s’il en existe, ce que nous ne pouvons savoir, ne peut absolument rien connaître que lui-même et ses affections, et ne saurait en aucune manière se douter de l’existence de la matière et des corps ; l’autre, que pour nous à qui on a tant dit sans preuves que si nous étions tout matière nous ne pourrions penser, il est démontré au contraire que, si nous étions totalement immatériels et sans corps, nous ne pourrions pas penser comme nous faisons, et nous ne saurions rien de tout ce que nous savons. Peut-être saurions-nous des choses toutes différentes. Mais qui nous le dira ? et qui osera nous apprendre comment nous serions si nous étions d’une manière que nul de nous n’a pu ni éprouver ni observer, et dont nul de nous ne peut même concevoir la possibilité ; et d’ailleurs de quoi cela nous servirait-il ?

Tels sont, suivant moi, les résultats incontestables de l’examen auquel nous venons de nous livrer. Maintenant il reste à voir s’il ne nous laisse pas encore quelque chose à desirer.

J’avais un double but à atteindre. Je devais faire voir, d’une part, que c’est à tort que l’on attribue à toutes nos sensations proprement dites, ou à certaines d’entr’elles, la propriété de nous faire connaître les êtres qui les causent ; et de l’autre, que cependant nous avons un moyen certain de connaître ces êtres, et que leur existence n’est point une illusion. Il s’agissait de prouver aux hommes trop confians, que tant qu’on ne fait que sentir des sensations on n’est assuré que de sa propre existence ; et aux hommes trop sceptiques, que quand on sent que l’on veut, que l’on agit en conséquence, et que l’on éprouve une résistance à cette action sentie et voulue, on est certain non-seulement de son existence, mais encore de l’existence de quelque chose qui n’est pas soi.

Le premier point sans doute n’est pas sans intérêt ; car de nous former une idée fausse de la nature de nos sensations, nous ferait rencontrer beaucoup d’obstacles à bien connaître les propriétés des corps et la génération de cette connaissance. Cependant, quand je serais dans l’erreur à cet égard, et quand nous aurions bien plus de moyens que je ne crois d’être assurés de l’existence des êtres qui ne sont pas nous, l’existence de ces êtres n’en serait que plus certaine, et le fondement de nos connaissances ne serait pas ébranlé.

Le second point, au contraire, est d’une toute autre importance ; car s’il n’était pas vrai que quand je sens un desir, quand je fais en conséquence de ce desir une action que je sens aussi, et quand j’éprouve une résistance à cette action, je suis certain d’une existence autre que celle de ma faculté de sentir, j’aurais, contre mon intention, prouvé que nous ne sommes jamais sûrs de cette seconde existence, en prouvant que tous autres moyens de la connaître sont insuffisans ; mais j’avoue que je n’ai pas cette inquiétude, et que je crois avoir établi ce second point d’une manière incontestable ; car il est bien constant que ma volonté c’est moi, et que ce qui résiste à ma volonté est autre chose que moi.

Toutefois l’on voit que pour que cette résistance me soit connue pour être une véritable résistance, il ne suffit pas que je sente un desir ; il faut que ce desir soit suivi d’une action, que je sente cette action aussi quand elle a lieu, et que tantôt elle ait lieu librement, tantôt elle éprouve une opposition. Voilà pourquoi, pour avoir connaissance d’autre chose que de ma vertu sentante, il fallait que j’eusse la faculté de faire des mouvemens, et pourquoi la première manière dont les êtres autres que moi m’apparaissent, c’est par la propriété qu’ils ont de résister aux mouvemens que je fais faire à la portion de matière qui obéit à ma volonté et par laquelle je sens.

Cette propriété fondamentale des corps que nous nommons force d’inertie est donc nécessairement la première par laquelle nous les apercevons. Elle est la base de toutes celles que nous leur connaissons et que nous joignons ensuite à celle-là pour former l’idée complète de chacun de ces êtres. Sans elle nous n’aurions pas connu les corps étrangers à nous, ni même le nôtre. Nous ne nous serions pas seulement aperçus de nos mouvemens ; car c’est la résistance de la matière de nos membres au mouvement, qui nous occasionne cette sensation de mouvement. Ainsi, si la matière avait pu être non résistante, nous n’aurions certainement jamais rien connu que nous, et nous n’aurions connu de nous que notre vertu sentante. Il n’est même pas aisé de concevoir comment nous aurions pu sentir quelque chose, quoi que ce soit.

Autrefois j’ai été plus loin ; j’ai soutenu que si nous ne connaissions d’existence que celle de notre vertu sentante, si nous ne connaissions pas les autres êtres, nous ne ferions éternellement que sentir des impressions, et que nous ne parviendrions jamais à sentir des rapports et des desirs ; qu’ainsi, dans cette supposition, nous n’aurions ni jugement ni volonté. Je suis très-convaincu que j’avais tort. Cependant cela mérite examen ; non pas assurément que je pense que mes opinions aient assez d’autorité pour qu’une erreur de ma part vaille la peine d’une discussion solennelle, mais parce que ceux qui auraient adopté mon ancienne opinion me diraient : vous avez prouvé autrefois qu’on ne peut vouloir que quand on connaît les corps ; vous montrez aujourd’hui qu’on ne peut connaître ces corps qu’en vertu de mouvemens sentis et voulus. Il s’ensuit que nous ne pouvons jamais les connaître, et que tout ce que vous avez dit là-dessus porte à faux. Ce raisonnement serait irréplicable. Aussi, quand j’ai dit que notre volonté ne peut naître tant que nous ne connaissons pas l’existence des corps, j’ai soutenu en même temps que des mouvemens involontaires suffisent pour nous apprendre cette existence. Aujourd’hui que je conviens que ce dernier point n’est pas prouvé, et que je pense que des mouvemens voulus sont nécessaires pour connaître l’existence des êtres autres que nous, je dois faire voir que nous pouvons vouloir avant d’avoir cette connaissance. Ce sera l’objet du chapitre suivant ; ensuite nous reviendrons à l’examen des diverses propriétés des corps.