Éléments d’idéologie/Première partie/Chapitre VIII

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CHAPITRE VIII.
Comment nos Facultés intellectuelles commencent-elles à agir ?


Après nous être fait une idée générale de la faculté de penser ou de sentir, et des facultés qui la composent ; après avoir reconnu par quel emploi de ces facultés nous formons nos idées composées, et comment nous apprenons avec certitude qu’il existe autre chose que notre moi, il est temps d’examiner comment ces facultés commencent à agir. Je vais d’abord exposer comment je raisonnais quand je pensais que nous ne pouvions commencer à sentir des desirs qu’après avoir porté le jugement que nos sensations nous viennent des corps.

Je disais : il n’est pas douteux qu’on ne peut avoir des souvenirs et porter des jugemens avant d’avoir reçu des impressions : ainsi la sensibilité proprement dite est nécessairement la première de nos facultés intellectuelles qui commence à agir.

D’un autre côté, il n’est pas moins vrai qu’une sensation pure et simple ne nous apprend rien que notre propre existence. Quand on ne fait uniquement que sentir, sans mélange d’aucune connaissance, on reçoit une impression quelconque, on éprouve une certaine manière d’être : la vertu sentante, l’existence personnelle est modifiée d’une telle façon, et voilà tout. Enfin, il est encore vrai que pour porter un jugement il faut avoir à la fois à comparer deux idées, et deux idées différentes l’une de l’autre : ainsi une première sensation ne peut donner lieu à aucun jugement.

Maintenant, qu’à cette première sensation il vienne s’en joindre une autre, quelque différente de la première qu’on la suppose pour nous, qui connaissons leurs circonstances, leurs propriétés, les corps qui les occasionnent, les organes qui les transmettent ; quand on ignore tout cela, il est bien vraisemblable qu’on n’est pas en état de séparer l’une de l’autre ces deux sensations qu’on éprouve en même temps : faute de moyens de les distinguer, elles doivent paraître à elles deux ne faire encore qu’une sensation. Malgré tout ce que nous savons d’avance, quelque chose d’analogue à cela nous arrive tous les jours, lorsque les données nous manquent pour juger : ainsi, par exemple, quand j’éprouve le goût d’un sel, je ne distingue pas ceux de l’acide et de l’alkali qui le composent ; quand le noir et le blanc se mêlent, j’ai la sensation de gris, et je ne distingue pas les couleurs composantes ; quand je sens un pot-pourri bien fait, je sens l’odeur du pot-pourri, et ne discerne pas celle de chaque fleur ; quand j’entends un son, souvent je ne discerne pas chacun des sons harmoniques qui le composent ; quand je suis poussé par une force, j’ignore si c’est une force unique ou la résultante de plusieurs autres ; quand enfin je sens une douleur interne, il m’est impossible de dire si elle est seule ou formée de plusieurs, c’est-à-dire de la lésion de plusieurs points sentans ; et si elle change de nature, je ne saurais affirmer si ce n’est pas plusieurs de ces douleurs composantes qui disparaissent, ou d’autres qui s’y joignent.

Fondé sur ces motifs, on peut et on doit donc croire qu’une seconde sensation venant se joindre à la première, ne donnera pas plus de prise qu’elle à l’action du jugement, et que toutes celles qui surviendront se confondant de même ensemble, jamais, par l’effet des sensations simultanées, le jugement ne peut commencer à agir tant que ces sensations sont de simples impressions dénuées de toute connaissance de leurs causes.

À la vérité ces sensations peuvent bien nous donner des souvenirs ; mais il est manifeste que ces souvenirs sont aussi de simples impressions, et que s’ils viennent plusieurs ensemble, ils feront le même effet que les sensations dont ils sont les images, ils se confondront de même : ainsi point d’action encore de la part du jugement.

À cette heure, supposons qu’à une sensation simple actuellement présente, vienne se joindre un souvenir d’une sensation passée, se confondra-t-il avec elle ou non ? Si l’on songe qu’il n’y a rien dans la nature de la mémoire qui nous avertisse qu’un souvenir est un souvenir, que nous-mêmes qui le savons bien, il nous arrive pourtant d’avoir des souvenirs sans savoir que ce sont des souvenirs, on n’hésitera pas à prononcer qu’un souvenir fera le même effet qu’une sensation actuelle, qu’il se confondra de même avec la première sensation, et qu’il n’y a encore rien à attendre de cette combinaison pour la naissance de l’action du jugement.

On doit donc conclure que tant qu’on ne connaît pas les circonstances, les causes, les moyens de ses sensations ; tant qu’on ignore l’existence des corps et celle de ses propres organes, l’action du jugement ne saurait commencer.

Or, on ne peut desirer qu’en conséquence d’un jugement ; on ne peut donc former un desir que quand on a porté au moins un jugement : ainsi tant qu’on n’a pas eu la sensation de mouvement, on ne juge ni ne desire, on sent son existence, et voilà tout.

Mais qu’un hasard, quel qu’il soit, me fasse faire un mouvement, je le sens ; qu’une douleur quelconque me fasse remuer le bras, j’ai le sentiment que je me meus, j’éprouve la sensation de mouvement ; mon bras rencontre un corps, il est arrêté : je ne sais encore ni ce que c’est que ce corps, ni ce que c’est que mon bras ; mais ma manière d’être change : au lieu de la sensation de mouvement, j’éprouve celle de résistance : je ne puis les éprouver ensemble ; et elles sont trop opposées pour que, quand j’éprouve l’une et que je me rappelle l’autre, je puisse confondre cette sensation et ce souvenir. Je les distingue donc ; je sens entr’eux un rapport de différence, je porte un jugement ; en conséquence de ce jugement, j’en porte d’autres, je forme des desirs, etc. Ainsi c’est à cette époque que commence le développement de toutes nos facultés, et c’est à la seule sensation de mouvement que je le dois.

On ne saurait nier que ce raisonnement ne soit très-conséquent ; mais il part d’un principe qu’on ne peut établir par aucunes preuves directes, et qui n’est qu’un emploi abusif de deux idées généralisées. On dit : Une sensation pure et simple ne nous apprend rien que notre propre existence[1]. Sans doute cela est vrai de l’action de sentir en général, et de l’existence en général ; c’est-à-dire que quand on ne fait rien que sentir, on ne sent que sa propre existence : c’est certain. Mais une sensation réelle n’est pas l’action de sentir en général ; elle est un fait particulier ; elle ne nous fait pas sentir notre existence en général, mais une manière d’être déterminée ; elle est opérée par un certain mouvement de nos organes sentans, de nos nerfs. Or, qui est-ce qui pourrait assurer que dans le mouvement de nos nerfs qui produit en nous l’effet appelé une telle sensation, il n’y a pas des circonstances qui font que nous ne pouvons confondre ce mouvement avec un autre mouvement analogue, et qui produisent en nous la sensation d’un rapport de différence entr’eux, c’est-à-dire ce que nous appelons un jugement ? Assurément personne n’oserait prononcer que cela n’est pas.

Au contraire, chacun sait que beaucoup de sensations ont par elles-mêmes la propriété de nous être agréables ou désagréables. Or, qu’est-ce que trouver une sensation agréable ou désagréable, si ce n’est pas en porter un jugement, sentir un rapport entre elle et notre faculté sentante ? et sentir ce rapport entre une sensation et nous, n’est-ce pas sentir en même temps le desir d’éprouver cette sensation ou celui de l’éviter ? Toutes ces opérations peuvent donc se trouver et se trouvent réellement réunies dans un seul fait, dans la perception d’une seule sensation quelconque : j’ai donc eu tort de le nier, et d’avancer que nos facultés de juger et de vouloir ne peuvent commencer à agir que quand nous avons éprouvé la sensation de mouvement et celle de résistance.

D’ailleurs, si on me l’accordait, je me trouverais avoir prouvé une chose absurde, c’est que jamais nous ne pouvons commencer à juger ni à vouloir. Car aucun fait direct ne prouve que les deux sensations de mouvement et de résistance doivent faire une exception à la loi générale. Il n’y a même pas sentiment de résistance proprement dit, quand il n’y a pas auparavant sentiment de volonté. Dans cet état, il ne peut exister que la sensation du mouvement et celle de sa cessation ; or, ces deux sensations, bien que très-opposées, ne le sont guère plus que celles de blanc et de noir, de chaud et de froid ; et on ne paraît pas suffisamment fondé à affirmer des unes ce que l’on nie des autres.

Au contraire, un fait constant démontre que le sentiment de vouloir, que la sensation d’un desir, peut précéder en nous la sensation de mouvement ; car chacun de nous sait qu’un résultat constant de notre organisation, et probablement de celle de tous les êtres sentans, c’est qu’une douleur quelconque, sur-tout si elle est vive, nous fait éprouver le besoin de nous remuer, de nous agiter, très-indépendamment de toute connaissance de l’effet qui en arrivera, et même malgré la certitude que l’effet sera nuisible. Or, qu’est-ce que ce besoin, si ce n’est un desir ? Il est irréfléchi sans doute, mais il n’en est pas moins un desir, et un desir très-vif. Il n’y a donc pas à craindre que nous ne puissions pas desirer de nous mouvoir avant de savoir ce que c’est que le mouvement ; et il est très-possible que le premier de tous les mouvemens faits par chacun de nous ait été accompagné de volonté.

Mille faits viennent à l’appui de ceux-là. Cette manière d’envisager les objets nous met sur la voie de comprendre comment certaines circonstances de notre organisation, provenant de la différence des tempéramens, des âges, des maladies, ont tant d’influence sur nos jugemens et nos penchans, et de concevoir ce que c’est que les déterminations instinctives[2], qui autrement sembleraient renverser toutes les idées que nous nous faisons de la manière d’agir de notre faculté de penser. Mais nous en parlerons ailleurs.

À cette heure concluons que ma nouvelle théorie est fondée sur des faits positifs, et que la première ne portait que sur un rapport aperçu entre deux idées généralisées, dont je m’étais servi sans m’en douter, comme si elles étaient deux êtres réels. Cela doit vous montrer, jeunes gens, combien il est aisé et dangereux d’abuser de pareilles idées, quoiqu’il soit utile et nécessaire de s’en servir. Nous avons bien fait, sans doute, pour étudier notre faculté de sentir, de distinguer les différentes fonctions que nous avons pu reconnaître en elle, de considérer séparément la sensation, le souvenir, le jugement, le desir, en général ; mais il ne faut jamais oublier que ce que nous avons ainsi séparé par la pensée se trouve souvent confondu et réuni dans le même fait, et que c’est toujours des faits réels dont il faut partir. Au reste tout ce que nous venons de dire ne détruit rien de ce que nous avions établi précédemment au sujet de la sensibilité, de la mémoire, du jugement, et de la volonté : cela nous montre seulement leurs effets sous leur vrai jour.

Il reste donc constant que nous ne voyons pas que les sensations sans action nous prouvent certainement une autre existence que la nôtre ;

Que le mouvement sans volonté ne paraît pas suffisant non plus pour nous donner cette certitude ;

Que la volonté peut précéder le mouvement ;

Que le mouvement volontaire nous donne seul un vrai sentiment de résistance ;

Que le sentiment de quelque chose qui résiste à une action que nous voulons, nous prouve invinciblement la réalité d’une autre existence que celle de notre vertu sentante ;

Que nous savons donc avec certitude qu’il y a des corps, et que la première propriété que nous leur connaissons est la force d’inertie.

Voyons actuellement comment celle-là nous fait découvrir toutes les autres, et nous fait composer certaines idées dont on ne s’est jamais bien rendu compte, faute de connaître la manière dont nous les formons : ce sera la meilleure preuve que nous avons réellement trouvé la base de toute existence réelle, et l’origine de toute connaissance certaine.

Je dois convenir auparavant que j’aurais pu arriver plus promptement aux résultats que nous venons de trouver. Mais il s’agissait d’opinions fort contestées ; j’avais à me réfuter moi-même sur deux points ; j’ai cru devoir donner un peu d’étendue à leur examen, et je suis persuadé d’ailleurs que cette discussion n’est pas sans utilité à d’autres égards : au reste on peut la passer si l’on veut ; mais alors il ne faut pas lire l’un sans l’autre les chapitres VII et VIII. Il faut s’en tenir à ce résultat, que quand un être organisé de manière à vouloir et à agir sent en lui une volonté et une action, et en même temps une résistance à cette action voulue et sentie, il est assuré de son existence et de l’existence de quelque chose qui n’est pas lui.

Voilà le lien entre notre moi et les autres êtres ; c’est la volonté et l’action sentie réunies. L’une sans l’autre ne suffirait pas. Un être sentant et même voulant qui n’agirait pas, ne pourrait connaître que luimême, que sa vertu sentante et voulante ; et un être qui agirait, mais sans le vouloir ou sans le sentir, ne s’apercevrait pas encore que quelque chose lui résiste, et par conséquent existe.

  1. Si je voulais stipuler les intérêts de mon amour-propre, je pourrais dire que ce principe hasardé n’est pas de moi ; qu’il se trouve dans le Traité des Sensations, de Condillac, et que je n’ai fait que le pousser à l’extrême. Mais qu’importe à la science que le germe d’une erreur soit de moi ou d’un homme plus habile que moi ? Ce qui est utile, c’est de voir ce qui a pu égarer cet homme habile. D’ailleurs, si je voulais rejeter sur lui une faute dans laquelle son autorité a pu m’entraîner, je devrais commencer par lui restituer tout ce que je lui dois, c’est-à-dire presque tout ce que je sais, et même ce qu’il ne m’a pas appris directement, puisqu’il m’a mis sur le chemin de le trouver.
  2. Ce sont des sensations qui renferment jugement et desir.