Éléments d’idéologie/Seconde partie/Chapitre IV

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CHAPITRE IV.

De la syntaxe.


Si nous avions un signe unique et distinct, pour chacune de nos impressions reçues, pour chacun de nos jugemens portés, et pour chacune des affections de plaisir ou de peine, qui résultent en nous des unes et des autres, il est bien certain que toutes nos idées seraient, dans nos discours, isolées, indépendantes, et sans liaisons entr’elles ; il est en outre bien vraisemblable qu’elles seraient de même dans nos têtes. Car nous avons vu que la plupart n’ont de consistance dans notre esprit, que celles qu’elles doivent aux signes sensibles qui les représentent. Dans cette supposition, nos perceptions fussent-elles nombreuses, nous seraient bien peu utiles, puisqu’il serait à-peu-près impossible d’en faire aucune combinaison, d’y appercevoir le moindre rapport ; et les progrès de notre intelligence seraient bien faibles, ou même absolument nuls. Heureusement, un tel ordre de choses n’est, ni ne peut être. Nous nommons bien un certain nombre de nos idées ; c’est-à-dire, que nous les représentons par un signe, qui leur demeure irrévocablement attaché, et qui rend perpétuel et permanent dans notre souvenir, le résultat des opérations intellectuelles qui les ont formées. Mais, la plupart des combinaisons que nous faisons continuellement de ces idées, et qui sont elles-mêmes de nouvelles idées, ne sont représentées que par la réunion de plusieurs signes, réunion passagère et momentanée, qui ne dure pas plus que le besoin qui la fait naître ; et bientôt ces signes se séparent et reparaissent dans une multitude d’arrangemens différens, pour exprimer de nouveaux produits de notre intelligence, à-peu-près comme les caractères d’imprimerie, qui représentent chacun un son, ou une partie d’un son, dans la composition d’un mot, retournent ensuite à la caze, et en sont tirés de nouveau, pour former tous les autres mots que l’on veut successivement rendre sensibles à la vue. Il y a seulement cette différence entre ces signes et les caractères, que les premiers ont entr’eux différens degrés d’analogie, comme les idées qu’ils expriment, analogie qui fait qu’ils se rappellent les uns les autres, comme les idées se lient l’une à l’autre ; au lieu que les caractères sont des figures arbitraires et isolées qui n’ont nul rapport entr’elles, ni avec les sons qu’elles représentent.

Néanmoins, il résulte de ce besoin de réunir plusieurs signes, pour exprimer toutes les idées qui n’ont point de signe qui leur soit propre, que pour entendre et parler nos langages, pour sentir leur expression, il ne suffit pas de savoir la valeur de chaque signe ; il faut encore connaître les effets de leur assemblage, comme pour lire, il faut, non-seulement connaître les lettres, mais savoir les réunir en syllabes.

Parlons donc de cette espèce d’épellation.

Elle consiste dans l’emploi de trois moyens différens. Le premier, c’est la place que l’on donne aux signes dans le discours. Le second, ce sont certaines altérations qu’on leur fait subir. Le troisième, c’est la création de certains signes, uniquement destinés à marquer les relations que les autres ont entr’eux.

C’est absolument comme dans les combinaisons des idées de nombre, pour exprimer ou comprendre un calcul, il faut avoir égard, non-seulement à la valeur propre des chiffres, mais encore à celle qu’ils tirent, soit de la place qu’ils occupent, soit des signes qui les modifient, soit de ceux qui les unissent ou les séparent.

La syntaxe, considérée comme l’art de calculer des idées de tous genres par le moyen de signes donnés, et à prendre ce terme dans toute l’étendue de sa signification primitive, qui veut dire, j’arrange avec, consiste donc à marquer la place que les signes doivent occuper dans le discours, à déterminer les variations que quelques-uns doivent éprouver, et à fixer l’usage de ceux qui ne servent qu’à lier les autres entr’eux.

La construction est donc la première partie de la syntaxe. Elle en est la plus importante, et celle dont l’utilité est la plus universelle ; car il n’y a pas une circonstance dans le langage, quel qu’il soit, où il ne faille pour le rendre intelligible, établir un ordre quelconque entre les signes qui le composent ; au lieu que, suivant les occasions, on peut se dispenser, ou de leur faire subir des altérations, ou d’en créer de nouveaux uniquement destinés à marquer les rapports des autres. Je vais donc parler d’abord de la construction.

Section première.

de la construction.

on a beaucoup disputé, pour savoir s’il y a une construction naturelle, et si telle construction mérite plutôt le nom de directe ou d’ inverse,

que telle autre.

Cependant, en vérité, cela ne devait pas souffrir beaucoup de difficulté ; ou plutôt, il n’y a pas même matière à question, dès que l’on sait ce qu’on veut dire par les mots, naturelle, directe, et inverse.

En effet, ce qui est incontestablement naturel, c’est-à-dire, conforme à notre nature, c’est que les signes suivent les idées, que par conséquent la phrase commence par l’idée dont on est le plus préoccupé, et que toutes les autres viennent ensuite à proportion de leur rapport avec celle-là. Ainsi, dans les grands mouvemens de passion, il est très-naturel de commencer par nommer, ou l’affection qu’on éprouve, ou l’objet qui la cause. En pareil cas, abstraction faite de l’habitude, on dira plutôt, peur j’ai de cela, ou de cela peur j’ai, que j’ai peur de cela. il en sera de même dans toutes les circonstances analogues.

Mais, par les mêmes raisons, toutes les fois que l’on est de sang froid, et qu’il ne s’agit que d’expliquer tranquillement un jugement que l’on porte, il n’y a assurément rien de plus naturel que d’exprimer d’abord l’idée dont on s’occupe, puis celle que l’on remarque comme y étant renfermée, c’est-à-dire le sujet, et ensuite l’attribut.

Car certainement, l’objet de l’examen est présent à la pensée, avant la circonstance qu’on y découvre.

C’est-là l’ordre invariable de l’opération intellectuelle ; et cette construction est bien nommée directe

relativement à la marche de notre esprit, bien que toutes celles nommées avec raison inverses,

soient tout aussi naturelles, suivant les circonstances. Il est même à remarquer qu’il y a une multitude de constructions inverses différentes, parce qu’il y a mille manières différentes d’être affecté et préoccupé, au lieu qu’il ne peut y avoir qu’une construction directe, parce que l’opération de juger est toujours la même.

Des vérités si frappantes et si simples, n’ont pu être méconnues, que parce que, dès long-tems l’on s’est obstiné à vouloir que l’acte de la pensée fût instantané et indivisible. Ce n’était pas le moyen de parvenir à l’analyser et à reconnaître le mode de sa formation et de son expression.

Certainement nos opérations intellectuelles sont d’une rapidité inexprimable, plus grande même que nous ne pouvons le concevoir. L’excessive célérité du fluide lumineux, du fluide électrique, qui parcourent des distances énormes, dans un instant inappréciable, ne nous donnent peut-être qu’une idée encore imparfaite de la prodigieuse rapidité des mouvemens qui s’opèrent dans un aussi petit individu que le nôtre, quand nous sentons et que nous pensons. Je crois l’avoir prouvé plus que qui que ce soit, en faisant voir la quantité énorme d’opérations distinctes et successives, qui doivent nécessairement s’exécuter en nous dans un instant indicible, quand nous produisons certains effets. Cependant, il n’en faut pas conclure que cette vitesse excessive soit précisément infinie, suivant toute la rigueur de ce mot, c’est-à-dire, absolument sans bornes. Il faut bien prendre garde de ne jamais prendre les limites de nos moyens, de connaître et de concevoir, pour celles de toute existence et de toute possibilité ; or, c’est ce que nous ne faisons que trop souvent. Toute grandeur s’évalue en nombres, et toutes les fois qu’un nombre dépasse le terme où notre imagination se perd et s’égare, nous le proclamons infini. C’est ainsi que nous nous faisons l’idée de l’infini dans tous les genres ; et le mot infini ne signifie jamais pour nous qu’une chose dont nous ne voyons pas la fin, mais non pas une chose qui réellement n’a point de fin. Il est même positivement impossible qu’il ait ce dernier sens : car nous ne pouvons absolument rien concevoir, qui n’ait un commencement et une fin ; et il ne se peut pas que le commencement ne soit pas avant la fin.

La pensée est donc excessivement rapide ; et son expression est beaucoup plus lente, comme nous ne l’éprouvons que trop : mais la première s’exécute suivant un certain ordre, comme la seconde ; et cet ordre est celui de la construction, appellée avec raison construction directe. ceux même qui le nient avec plus d’opiniâtreté, en conviennent tacitement, sans s’en appercevoir.

Car, dès qu’ils ont de la peine à comprendre le sens d’une phras où l’on a employé quelqu’une de ces constructions, qu’ils ne veulent pas nommer inverse, que font-ils cependant, pour se tirer d’embarras ? Ils font ce qu’ils appellent la construction :

c’est-à-dire, qu’ils replacent tous les mots suivant l’ordre direct ; et tout de suite la clarté renaît, parce qu’à l’instant, cet ordre manifeste la manière dont se lient entr’elles les diverses idées qui composent la phrase, et celle dont dépendent les uns des autres, les signes qui représentent ces idées. Cet ordre est donc bien celui que ces idées suivent dans l’acte de la pensée. Examinons un peu plus en détail en quoi il consiste.

Pour suivre l’ordre direct, il faut, comme nous l’avons dit, énoncer d’abord l’objet de sa pensée, puis dire ce que l’on en pense ; c’est-à-dire exprimer, premièrement tout le sujet, et ensuite tout l’attribut de la proposition ; car il n’y a jamais que cela dans une phrase quelconque. C’est-là un premier point essentiel et indispensable, mais ce n’est pas le seul.

La même considération se trouve dans chacune des deux parties de la phrase. Tous les sujets et tous les attributs ne sont pas toujours composés d’un seul mot, comme dans ces phrases, Pierre dort, je travaille, et autres semblables ; au contraire, ils sont le plus ordinairement formés, chacun de la réunion de plusieurs signes, comme dans celles-ci, Pierre qui prétendait être si actif, dort sans songer à rien ; moi (ou je) que l’on accusait d’être paresseux, (je) travaille toujours, quoique personne ne me seconde.

ces divers signes sont donc la représentation d’autant d’idées partielles qui viennent se joindre à une idée principale, et la modifier de manière, à en former une nouvelle idée plus complexe que la première. Mais ces nouvelles idées ne viennent altérer la première, qu’en vertu de jugemens que nous en portons, et dont elle est le sujet. Il est donc conforme à l’ordre direct, que cette idée principale du sujet et de l’attribut de toute proposition, soit énoncée d’abord ; et que ses accessoires viennent se ranger à sa suite, suivant le degré d’importance des rapports qu’ils ont avec elle.

Si l’on veut se convaincre de cette vérité, il n’y a qu’à prendre à rebours tous les mots du sujet de la proposition que nous venons de citer, et dire, actif si être prétendait qui Pierre.

assurément, malgré les ressources que peuvent fournir les conjugaisons et les déclinaisons, pour rétablir l’enchaînement des idées, il n’y a point de langue dans laquelle un tel renversement ne devînt souvent un galimathias inextricable. Que serait-ce, si l’on allait jusqu’à brouiller ensemble, des parties du sujet, et des parties de l’attribut ? Il faut donc suivant l’ordre direct, dans chaque sujet et dans chaque attribut comme dans toute proposition, énoncer d’abord l’idée principale, puis celle qu’on y ajoute.

Or, dans tout sujet, cette idée principale est un nom, ou une phrase prise substantivement qui par-là même devient le nom d’une idée, ou un pronom tenant lieu de ce nom ou de cette phrase ; car on ne peut parler de rien sans le nommer : et dans tout attribut, l’idée principale est l’attribut commun, universel, nécessaire ; c’est l’idée d’être, d’exister ;

car on ne peut dire d’aucune chose, qu’elle est d’une certaine manière, sans dire auparavant qu’elle est, qu’elle existe. nous avons déjà prouvé cela suffisamment.

L’ordre direct, l’ordre conforme à la marche de la pensée, est donc, non-seulement que toute proposition commence par le sujet, et finisse par l’attribut ; mais encore, que tout sujet commence par un nom, et tout attribut, par le verbe être :

et ce principe s’étend et se retrouve dans toutes les propositions incidentes ou subordonnées, qui se rencontrent dans les propositions principales.

Il faut par suite, que chacune des idées accessoires du sujet et de l’attribut soit rapprochée de l’idée principale, à proportion du degré de liaison qu’elle a avec elle ; et que, dans l’énonciation de celles dont l’expression est composée de plusieurs signes, ces signes soient rangés suivant l’ordre de leur dépendance les uns des autres.

Par la seule observation de ces règles, l’énonciation successive de nos idées commence déjà à être une peinture distincte de leurs combinaisons.

Nos signes n’ont déjà plus seulement la valeur qui est propre à chacun d’eux : ils y ajoutent celle qui résulte de la place qu’ils occupent. C’est-là tout le parti que nous pouvons tirer de la construction, ou de l’ordre des signes. Je n’ai plus rien à en dire. Passons à la seconde partie de la syntaxe.

Section ii.

des déclinaisons.

on ne peut se dissimuler que la construction seule ne suffirait point pour répandre, dans le discours, une clarté parfaite. Les nuances de nos idées sont devenues si délicates, et par conséquent leur expression si compliquée, que le seul ordre des signes serait incapable de faire toujours sentir leurs rapports. D’ailleurs mille causes nous font souvent un plaisir et même un besoin d’intervertir cet ordre. On a donc eu recours à d’autres expédiens, et d’abord à celui de faire subir à ces signes différentes altérations qui indiquent leur concordance ou leur dépendance, et qui en même tems leur impriment certaines modifications de tems, de nombres, de genres ou d’autres circonstances qu’il faudrait, sans elles, exprimer par d’autres signes distincts et séparés.

Ces altérations constituent ce que l’on appelle les déclinaisons et les conjugaisons. Cette autre partie de la syntaxe supplée à l’insuffisance de la construction, et nous rend des services que nous ne pouvons attendre de celle-ci, pour former un résultat général des valeurs particulières de chacun des signes qui composent nos propositions. Nous allons facilement en trouver les motifs et les règles dans ce que nous avons dit ci-dessus de la nature et des fonctions de chacun des élémens du discours.

Rappellons-nous d’abord que les idées qu’expriment les noms, sont les seules qui soient considérées comme ayant, au moins dans notre esprit, une existence absolue et indépendante. Celles qui sont représentées par tous les autres élémens du discours sont considérées, au contraire, comme n’ayant qu’une existence relative à celles là. Il s’ensuit que les variations qu’éprouvent les noms, ne peuvent avoir pour objet que de modifier, ou de déterminer diversement l’idée qu’ils représentent indépendamment de toute autre, tandis que les altérations que l’on fait subir à d’autres signes, ont pour but unique de marquer leurs relations avec les noms. Examinons-donc d’abord les déclinaisons des noms ; elles nous feront connaître toutes les autres : et comprenons, sous ce nom de déclinaison, tous les changemens que peut éprouver la forme primitive d’un nom.

Paragraphe premier.

des déclinaisons des noms.

quand on prononce le nom d’un être quelconque, on peut vouloir dire, si on applique actuellement ce nom à un ou à plusieurs objets de la même espèce ; c’est ce qu’on appelle en déterminer le nombre :

et si ces objets sont mâles ou femelles, ou ni l’un ni l’autre ; c’est ce qui constitue les genres.

voilà donc déjà deux motifs pour faire varier la finale de ces mots. Ce seraient même là les seules causes possibles de leurs variations, si les noms n’étaient jamais employé s qu’à représenter les sujets de nos propositions : mais nous avons vû que souvent ils servent de complémens à d’autres noms, ou à des adjectifs, ou à des verbes adjectifs ; et dans ce cas, il est utile de marquer leur dépendance de ces autres noms, de ces adjectifs, et de ces verbes. Voilà une troisième raison pour leur donner différentes désinences, que l’on appelle des cas, du mot latin casus (chute).

C’est ici le lieu d’observer que tous les rapports entre les mots, dont la manifestation est l’objet de la syntaxe, se réduisent à deux, que l’on a, suivant moi, mal nommés, rapport d’identité, et rapport de détermination ; car aucun mot n’est identique avec un autre, et tous déterminent la signification les uns des autres. Ainsi, l’une de ces dénominations est inexacte, et l’autre est vague. Mais il est vrai de dire que tout mot employé dans une phrase, est étroitement lié, intimement uni avec un autre mot, représente une idée qui vient se confondre avec celle représentée par cet autre mot, et former avec elle un nouveau tout ; et dans ce cas, il a avec ce mot un véritable rapport de concordance : ou il n’est destiné qu’à lui servir de complément, à exprimer une conséquence de sa signification ; et dans ce cas, il en est un appendice, il en dépend, il a avec lui un rapport, que j’appellerai rapport de dépendance. c’est ainsi que l’on dit : les verbes et les adjectifs s’ accordent avec leurs sujets et leurs substantifs, et gouvernent leurs régimes.

Maintenant il est aisé de voir que les noms ne peuvent jamais avoir besoin d’exprimer ce rapport de concordance, car c’est avec eux que les autres mots qui en sont susceptibles viennent s’accorder et se réunir : mais ils peuvent, comme nous l’avons dit, avoir besoin de manifester le rapport de dépendance, puisqu’ils peuvent être complément ; et c’est ce qu’ils font par le moyen des cas. Les seules variations possibles des noms sont donc les nombres, les genres, et les cas. Cependant ce n’est pas à dire qu’ils éprouvent toutes ces variations dans toutes les langues ; ils peuvent même n’en éprouver aucune. Leurs nombres et leurs genres peuvent, si cela est nécessaire, être marqués par des adjectifs ; et même les genres qu’on leur donne sont souvent si arbitraires, et toujours si inutiles, qu’il vaut mieux qu’ils n’en aient pas.

En effet, quoi de plus ridicule que de donner le genre féminin ou masculin au nom d’une chose qui n’est susceptible ni de l’un ni de l’autre, ou de donner l’un des deux ou le neutre, également au mâle et à la femelle de la même espèce d’animal.

Assurément c’est introduire dans les langues des difficultés bien inutiles. Quant au rapport de dépendance des noms, il n’en est pas de même ; il faut qu’il soit marqué : mais il l’est souvent, et il peut l’être toujours par des prépositions.

L’usage des cas ne dispense même jamais totalement de l’usage des prépositions, si ce n’est dans une langue ou deux, qui ont autant de cas différent que les autres ont de prépositions. Depuis cette extrême multiplicité des cas qui doit être très-embarassante, jusqu’à leur manque absolu, leur nombre varie dans les différentes langues ; mais je ne m’y arrêterai pas. Ce détail appartient aux grammaires particulières. Il me suffit d’avoir dit les causes et les effets des déclinaisons des noms. L’ordre des idées exigerait que nous traitassions ensuite des déclinaisons de leurs attributs, des verbes ; mais, comme elles sont compliquées par des circonstances relatives à l’idée d’existence qu’ils renferment, nous examinerons d’abord celles des adjectifs.

Paragraphe ii.

des déclinaisons des adjectifs.

l’idée qu’exprime un adjectif, nous l’avons déjà dit, il ne nous la représente que comme pouvant exister dans celle exprimée par un nom, et non comme y existant réellement et effectivement, ainsi que le fait le verbe. Mais il ne s’ensuit pas moins que cette idée n’a point d’existence propre, qu’elle ne peut avoir de réalité que dans celle dont le nom est le signe. Il faut donc que tout adjectif fasse sentir son rapport de concordance avec un nom exprimé ou sous-entendu : et il ne saurait jamais indiquer trop clairement à quel nom précisément il se rapporte. Il est donc utile qu’il marque les nombres, les genres, et les cas, si les substantifs les marquent. Il est même absolument nécessaire qu’au moins quelques-uns d’eux marquent les nombres, si les substantifs ne les indiquent pas ; sans quoi, dans beaucoup d’occasions, rien ne les ferait connaître. Au reste, les adjectifs n’ont jamais à exprimer un rapport de dépendance qui leur soit propre. Le seul qui leur appartienne essentiellement, est celui de concordance. S’ils changent de cas, c’est toujours pour se conformer au substantif exprimé ou sous-entendu auquel ils se rapportent. Aussi ils ne peuvent jamais avoir plus de cas différens que les substantifs de la même langue n’en marquent, soit par des désinences, soit par des prépositions.

Par les mêmes raisons, ils doivent pouvoir passer successivement à tous les genres, puisqu’ils sont unis successivement à des substantifs de tous genres. à ce peu de mots, se réduit tout ce que j’avais à dire sur les déclinaisons des adjectifs.

Il est tems de passer à celles des verbes.

Paragraphe iii.

des déclinaisons des verbes.

on appelle ordinairement conjugaisons, les déclinaisons des verbes. C’est, dit-on, parce que plusieurs d’entr’eux se conjuguent les uns comme les autres, sont rangés sous le même joug. Mais cette raison conviendrait tout aussi bien ou tout aussi mal, aux déclinaisons des substantifs et des adjectifs ; et elle ne me paraît pas suffisante pour donner des noms différens à des choses aussi analogues. J’appellerai donc aussi déclinaisons, les variations des verbes ; et je comprendrai sous ce nom générique tous les changemens qu’éprouve leur forme primitive, soit par des syllabes ajoutées à la fin ou au commencement, soit par des lettres intercallées dans le corps du mot, comme cela est usité dans certaines langues.

Les déclinaisons des verbes sont des moyens de syntaxe, c’est-à-dire de coordination, comme celles des noms et des adjectifs : mais elles ont des particularités remarquables qui naissent de la nature de cet élément de la proposition.

Le propre du verbe est d’exprimer l’existence, soit l’existence abstraite et en général, comme fait le verbe être, soit une existence particulière, une certaine manière d’être déterminée, comme font tous les verbes adjectifs.

Quand ces verbes expriment purement et uniquement cette existence générale ou particulière, sans ajouter aucun accessoire à sa simple énonciation, ils ne sont rien que le nom de cette existence ; ils sont ce qu’on appelle au mode infinitif. être est le nom de cette qualité, de cette proprié té qui consiste à être, à exister, à n’être pas le néant.

aimer est le nom de cet état particulier, de cette manière spéciale d’exister, qui consiste à être aimant.

si l’on modifie ces noms, ces infinitifs, si on leur donne une terminaison adjective, qui représente la manière d’être qu’ils expriment non plus comme isolée et indépendante, mais comme pouvant et devant appartenir à un être quelconque, le verbe passe à ce que l’on appelle le mode participe. il devient un véritable adjectif, il en fait les fonctions, et n’en remplit point d’autres ; seulement comme les autres adjectifs, il est souvent employé substantivement.

Si au lieu de donner au nom verbal, à l’infinitif du verbe, une forme adjective, on lui en donne une qui marque qu’il est le second membre d’une proposition, que l’on prononce expressément que la manière d’être quelconque qu’il exprime, appartient à un sujet, alors, il n’est plus ni nom, ni adjectif ; il est un véritable attribut ; il remplit une fonction que le verbe ne remplit pas toujours, mais que lui seul peut remplir ; il est à ce que l’on appelle un mode défini. aussi, avons-nous vu qu’il y a toujours proposition, é noncé de jugement dans le discours, quand il s’y trouve un verbe à un mode défini, et qu’il n’y en a jamais sans cela. Nous examinerons plus loin les différentes nuances des modes définis.

Voilà donc une première partie des déclinaisons du verbe, qui n’a pas pour objet de marquer ses rapports avec les autres signes avec lesquels il est en relation, mais qui est destinée à changer ses fonctions, et qui fait successivement du même mot, trois élémens différens du discours. Observons seulement que ce que nous venons d’expliquer, en partant du simple pour arriver au composé, dans la pratique, les hommes qui commencent toujours par les masses, l’ont opéré, en allant du composé au simple.

Nous avons déjà vu qu’à l’instant où, par l’invention d’un nom, l’interjection cesse d’exprimer à elle seule la proposition toute entière, par cela même elle devient un attribut ; et ce n’est qu’ensuite, qu’on en fait un adjectif, et puis un nom.

Quoiqu’il en soit, dans ces trois états d’attribut, d’adjectif, et de nom, le verbe est susceptible d’une seconde espèce de déclinaison, de celle destinée à marquer ses rapports avec les autres signes du langage. Seulement ces rapports étant d’une nature différente dans les trois cas, on sent bien que cette seconde déclinaison ne doit pas s’appliquer de la même manière au verbe, dans ses trois différens états.

Ainsi, dans l’état de nom, le verbe est susceptible d’être d’un genre, et de marquer les nombres et les cas, non pas pour s’accorder avec les autres élémens du discours, mais pour, ainsi que les autres noms, exprimer ses propres modifications, et quand cela est nécessaire, un rapport de dépendance. Cependant, dans aucune langue, je crois, les infinitifs n’éprouvent ces sortes de variations, peut-être, parce que ce sont des substantifs si abstraits, et toujours employés d’une manière si indéterminée, qu’on a jugé ces spécifications inutiles. Toutefois est-il vrai qu’ils en sont susceptibles.

Quand le verbe est dans l’état d’adjectif, il doit, comme les autres adjectifs, marquer les nombres et les cas, et il doit avoir les trois genres : et cela, pour pouvoir s’accorder avec les substantifs, dans toutes les circonstances. Aussi, les participes éprouvent-ils ces modifications, dans les langues, où les autres adjectifs sont déclinables.

Enfin, quand le verbe est attribut, il faut qu’il exprime le rapport de concordance avec son sujet.

Pour cet effet, il doit marquer les nombres ; aussi les marque-t-il toujours dans les langues un peu perfectionnées.

Il est très-peu utile qu’il marque les genres : aussi n’y a-t-il, que je sache, que la langue hébraïque, et, je crois, la langue suédoise, dans lesquelles il les marque.

Il n’a pas besoin de marquer les cas, car il est de sa nature de n’avoir jamais à s’accorder qu’avec des noms au nominatif. Aussi ne les marque-t-il jamais.

En revanche, il doit marquer les personnes ; et c’est une fonction qui lui est exclusivement réservée.

Aussi la remplit-il dans toutes les langues. Je crois même, que d’avoir des personnes, est le signe caractéristique que le verbe est attribut, et que, quand on l’emploie, on prononce actuellement que l’idée qu’il exprime, est jugée appartenir à un sujet.

Telles sont les modifications que le verbe, dans ses différens états, peut recevoir, pour indiquer ses relations avec les autres parties du discours. Mais les verbes ont encore une autre cause de variations : et cette troisième branche de déclinaison, n’est plus destinée à marquer leurs rapports avec les autres signes, mais à exprimer des modifications qui leur sont propres, et particulières à eux. En effet, qu’ils soient attributs, adjectifs, ou substantifs, ils sont toujours susceptibles de tems, puisque toujours ils expriment une manière d’être, d’exister ; que l’existence est susceptible de durée ; et que la durée a nécessairement des époques et des périodes qu’il peut être utile de désigner. Aussi, dans toutes les langues, les verbes ont-ils des tems à tous les modes. Seulement ils en ont beaucoup plus aux modes définis, parce que c’est sur-tout lorsqu’ils sont attributs, qu’il est nécessaire qu’ils expriment des nuances fines dans ce genre.

Voilà donc le tableau de tous les motifs des variations des verbes qui composent leurs déclinaisons. Ajoutons-y seulement, pour en rendre l’énumération plus complette, quelques éclaircissemens sur les prétendus modes appellés définis.

On a pu voir déjà, par ce que nous venons de dire, combien sont vagues et insignifians, ces noms d’infinitifs, de participes, de modes définis et indéfinis. En effet, quoiqu’un verbe à l’état de substantif ne puisse pas avoir un sujet, son expression n’est ni infinie ni indéfinie ; la preuve en est, qu’il peut lui-même être le sujet d’une phrase : et quand un participe s’accorde en genres, en nombres, et en cas, avec le nom auquel il sert d’adjectif, il est tout aussi défini qu’un tems de l’indicatif, et qui s’accorde avec son sujet en nombre et en personne. Ces dénominations n’ont donc aucuns motifs plausibles. Au contraire, puisqu’un verbe devient successivement substantif, adjectif, et attribut, sans cesser d’être verbe, sans cesser d’exprimer l’existence, sans perdre la propriété d’avoir des tems, qui est celle qui le distingue essentiellement de tous les autres élémens du discours, il me semble que ces trois fonctions sont bien des manières d’être différentes qui lui appartiennent, des modes distincts de son existence ; et que ces modes seraient très-bien nommés, mode substantif, mode adjectif, et mode attributif.

ensuite, il s’agirait de déterminer quelles subdivisions l’on doit admettre dans le mode attributif. Mais, nous avons déjà vu, dans le chap ii, que tous ces soi-disans modes optatif, impératif, interrogatif, dubitatif, ne sont que des locutions abrégées, dans lesquelles, lorsqu’on remplit les ellipses, on ne retrouve toujours que les modes indicatifs, conditionnels, et subjonctifs. Reste donc à examiner ceux-là.

Le verbe, dans ces trois modes, joue également le rôle d’attribut ; il signifie également que l’idée qu’il exprime, est comprise dans un sujet. Dans le premier, il le dit positivement et absolument : dans le second, il y ajoute une idée d’incertitude : et dans le troisième, une idée de dépendance d’un autre verbe. J’en conclus 1) que le mode conditionnel n’est qu’une nuance, un usage particulier du mode indicatif, nuance qui est plutôt un changement de tems, qu’un changement de mode ; car le conditionnel a toujours quelque chose de futur, ou du moins d’éventuel, puisque ce qu’il énonce doit être, mais ne sera que quand une telle chose aura lieu. 2) que le mode subjonctif est absolument le mode indicatif à un cas oblique, précisément comme Petri est le même nom que Petrus, en y ajoutant seulement l’idée de dépendre d’un autre nom. Car, quand je dis, je suis et je sois, je dis exactement la même chose, à cela près que, dans le second cas, j’exprime que ce jugement dépend d’un autre. Cela est si vrai, que quand l’usage permet de négliger cette circonstance, en général peu intéressante, on se sert de la première expression dans les mêmes occasions où l’on emploierait l’autre. En français, on dit, il faut que je sois, et je sens que je suis ; et assurément dans les deux cas, cela veut bien dire l’idée être est l’attribut de l’idée je.

le conditionnel et le subjonctif ne sont donc pas de vrais modes du verbe ; mais l’un est une circonstance particulière, et l’autre un cas oblique du mode indicatif. Ils font tous trois, partie du mode attributif.

Je me résume donc et je dis, qu’il est dans la nature du verbe d’avoir trois modes, le substantif, l’adjectif et l’attributif : que dans le premier, il est susceptible de toutes les modifications qui forment les déclinaisons des substantifs ; que dans le second, il éprouve toutes celles qui constituent les déclinaisons des adjectifs ; que dans le troisième, il ne marque jamais les cas, rarement les genres, toujours les nombres, et de plus les personnes de son sujet ; que dans tous trois, il marque les tems ; et que ce sont toutes ces altérations diverses qui composent ses déclinaisons.

Mon premier projet avait été de me borner à ces observations générales sur les déclinaisons des verbes, parce qu’elles suffisent pour bien montrer quel rôle ces déclinaisons jouent dans le discours, comme moyens de syntaxe : et je ne voulais point entrer dans la discussion du systême des tems, qui a déjà excessivement occupé les grammairiens, et, suivant moi, sans beaucoup de fruit. Cependant, je fais réflexion que ce sujet est très-curieux ; que tant que l’on ne s’en rend pas bien compte, on ne connaît pas totalement le mécanisme du discours dans des langages aussi compliqués que les nôtres ; et que par conséquent, on n’a pas une théorie complette de la grammaire générale. Je vais donc, au risque d’échouer comme tous mes prédécesseurs, exposer mes idées sur ce point délicat : et j’en ferai un article à part que l’on pourra, si l’on veut, rejetter à la fin de cette grammaire, pour qu’il n’en interrompe pas la suite, et ne relâche pas la liaison de toutes ses parties.

Des tems des verbes.

Il y a trois manières principales de considérer l’existence, c’est de la regarder comme passée, comme présente, ou comme à venir. Les idées de passé et d’avenir ne sont que des idées relatives à l’idée de présent. C’est donc le présent qu’il faut d’abord déterminer. Or, dans la durée comme dans l’espace, on ne peut déterminer un point que par ses relations avec un point connu : il faut donc attacher l’idée de présent à une époque connue, pour distribuer autour d’elle le passé et l’avenir. Mais si l’on s’était avisé de l’unir invariablement à un instant précis de la série des siècles, qui servit éternellement de point de comparaison, il y a long-tems que nous serions inévitablement plongés dans l’avenir, et que nous ne pourrions parler de rien de ce que nous voyons et éprouvons, que comme de choses plus ou moins futures. Il est même vraisemblable qu’aucun de nos souvenirs ne remonterait jusqu’au tems présent, et encore moins jusqu’au passé qui l’aurait précédé.

Cette idée peut paraître bisarre ; cependant je l’expose, parce que je la crois propre à bien faire sentir le mécanisme du discours relativement à la durée, et aux tems des mots qui en désignent les époques.

Heureusement il n’a pas pu venir dans la tête des hommes de réaliser cette supposition. Quand on parle, c’est toujours pour exprimer ce que l’on pense, à l’instant où l’on parle : il était donc indispensable que tout le discours se rapportât à cet instant ; et que les tems qui y sont destinés à représenter le présent, s’appliquassent à ce moment-là. Le présent, dans le discours, est donc toujours l’instant de l’acte de la parole ; et cette époque est toujours la même dans tous les discours.

à la vérité, elle est perpétuellement variable ; mais cela est indifférent, parce que toutes les autres qui sont énoncées, sont toujours relatives à celle-là, et se grouppent autour d’elle.

L’idée de présent n’est susceptible ni de plus ni de moins : ainsi, il ne peut y avoir qu’un tems présent à chaque mode des verbes.

Le passé et le futur, au contraire, admettent divers degrés. Aussi les verbes dans chacune de leurs manières d’être, ont-ils ou du moins peuvent-ils avoir plusieurs tems passés et plusieurs tems futurs. La question est de savoir combien l’on doit admettre de ces tems, quelle est leur véritable signification, quels sont leurs rapports entr’eux, quels sont ceux qui sont réellement distincts, et s’il n’y en a pas qui ne soient qu’illusoires et de purs abus de l’esprit qui s’égare dans ses combinaisons. Or, cela n’est point aisé à démêler, parce que nos langues sont excessivement compliquées ; parce qu’elles sont très-irrégulières ; et sur-tout parce que beaucoup de tems de leurs verbes ne se forment que par le secours d’autres verbes, qui viennent mêler leur signification propre, à l’expression qui résulterait naturellement de la formation du tems dans lequel ils entrent ; et que par-là, la véritable valeur de ce temps se trouve déguisée. Néanmoins, je crois avoir trouvé un moyen sûr de réussir dans cette recherche.

Je remarque que le verbe être est vraiment le verbe auxiliaire, universel et nécessaire ; qu’il entre forcément dans la composition de tous les autres ; qu’il se retrouve dans tous leurs tems, même dans leurs tems simples, quand on les décompose ; et, qui plus est, que c’est de lui seul qu’ils tiennent la possibilité d’avoir des tems, puisque c’est à lui seul qu’ils doivent la propriété d’exprimer l’existence. J’en conclus que ce sont les tems du verbe être que nous devons examiner ; qu’ils nous donneront la clef de tous les autres ; et que nous ne pouvons trouver dans ces autres verbes, aucuns tems réels qui ne soient dans celui-là. En conséquence, je vais présenter au lecteur le tableau complet des tems du verbe être : et afin que l’on voie mieux leurs diverses analogies, je les montrerai dans cinq langues, le français, le latin, l’italien, l’anglais, et l’allemand. Cela sera d’autant plus utile, que dans trois de ces langues, la déclinaison du verbe être lui-même, est encore altérée par le mêlange d’autres verbes, dont il emprunte le secours. Mais au moins dans le latin, nous verrons tous ses tems absolument simples, et formés uniquement par des changemens de désinences, qui en les distinguant indiquent leurs rapports : et dans l’italien, nous les trouverons souvent composés, mais composés uniquement d’autres tems du même verbe qui en montrent clairement la vraie valeur, et qui présentent l’analyse exacte des tems correspondans du verbe latin ; à-peu-près comme quand après avoir dit j’aime , on explique que c’est la même chose que je suis aimant.

les ouvrages dont je me suis servi pour dresser ce tableau, sont pour le français, ceux de Condillac, de Girard, et la nouvelle méthode de Devienne ; pour le latin, le rudiment de Lhomont ; pour l’italien, les grammaires de Corticelli et de Bencirechi ; pour l’allemand, celles de Gotschedt et de Junker ; et pour l’anglais, celles de Siret et de Mather-Flint. Il est aisé de voir déjà que dans l’arrangement de ce tableau, je n’ai distribué ni les modes ni les tems, suivant mes principes. Il ne m’a pas été possible non plus de suivre complettement aucun de ces grammairiens, parce qu’ils différent beaucoup entr’eux. Je me suis borné à recueillir exactement tous les tems dont ils parlent, et à les arranger, à-peu-près suivant la méthode qui m’a paru la plus généralement suivie, et qui ne diffère pas beaucoup de celle suivant laquelle nous les présente Condillac. J’y ai pourtant fait quelques légers changemens, qui ont pour but de rendre certains rapprochemens plus sensibles ; mais ce seront nos propres observations sur ces modes et sur ces tems, qui nous apprendront ce que nous en devons penser, et qui nous conduiront à en dresser un tableau vraiment méthodique. Commençons donc par jetter un coup-d’œil sur celui-ci.

La seule inspection de ce tableau fait naître une foule de réflexions. Je remarque d’abord que tous les tems de ces verbes, (à quelques exceptions près, dont nous expliquerons les irrégularités, ) quand ils sont composés, le sont au moyen d’un participe ; et que même quand ils sont simples, on peut toujours les résoudre en un présent, et un participe présent, passé, ou futur. ero c’est sum futurus, je suis devant être, je serai. fore, c’est futurum esse, être devant être. fui c’est ich bin gewesen, i am been, j’ai été, je suis été. fuisse c’est esser stato, avoir été, être été. sum même, c’est je suis, je suis étant, existant actuellement. esse

c’est être, être étant, être existant. Il en est de même de tous les autres, dont nous rendrons compte par la suite.

Je remarque ensuite qu’aucun autre mode n’entre dans la composition du participe. Car l’expression devant être, dans laquelle on trouve un infinitif, n’est point la décomposition de futurus. c’est une périphrase dans laquelle on emprunte la signification propre du verbe devoir, pour faire un futur avec deux présens.

Il faut bien prendre garde de ne jamais prendre ces sortes de locutions, pour des tems d’un seul verbe, sans quoi on confondrait tout. Nous en verrons bien des exemples.

Les deux observations précédentes prouvent que quoique, comme nous l’avons dit, la forme adjective ne soit la forme primitive du verbe, ni dans l’ordre analytique, ni dans l’ordre synthétique ; cependant, comme nous l’avons dit aussi, le caractère essentiel du verbe est d’être un adjectif qui devient un attribut ou un substantif, suivant les idées qu’on y ajoute ou qu’on en ôte ; c’est pour cela que sa forme adjective se retrouve toujours dans tous ses modes.

Quoiqu’il en soit, puisque le mode participe ou adjectif entre dans la composition de tous les autres, et qu’aucun d’eux n’entre dans la sienne, je commencerai par celui-là.

J’y vois d’abord un participe présent et un participe passé, et un troisième participe composé de ces deux-là, qui n’est pas un tems nouveau, mais seulement une manière d’employer le participe passé. On dit, Pierre ayant été, Pietro essendo stato, pour unir simplement l’idée Pierre

et l’idée été, et n’en faire qu’une de ces deux-là ; comme on dit, Pierre a été, Pietro è stato, quand on veut exprimer formellement le jugement par lequel on sent que l’idée été,

ou plutôt être été, avoir été, est comprise dans l’idée Pierre.

cette forme se retrouvant dans toutes les langues où les participes présens et passés existent, il paraît qu’on s’est généralement accordé à ne pas employer le participe passé adjectivement tout seul. La raison en est, peut-être, que les hommes ayant senti confusément que les noms sont toujours au présent, comme nous l’avons vu, ils ont jugé qu’un adjectif ne pouvait pas être au passé, et qu’il convenait qu’il fut accompagné d’un temps présent, pour montrer que c’est actuellement qu’il est uni au substantif. Cela est très-croyable, car les usages des langues sont ordinairement fondés sur une métaphysique très-fine et très-juste, sans qu’on s’en apperçoive. Il est vraisemblable qu’on aurait toujours pris la même précaution pour se servir du participe futur, si dans les langues où il existe, il y avait eu un participe présent. En effet, le discours raconte des choses futures et des choses passées ; mais au fond, il est toujours au présent, puisque toujours il exprime une impression actuelle. C’est pour cela que dans tous les tems, on trouve toujours un présent, en les décomposant.

Quoiqu’il en soit, les deux premiers participes manquans en latin, et le premier étant inusité en allemand, le troisième ne s’y trouve pas ; cela doit priver de beaucoup de locutions commodes. Il en résulte aussi qu’il ne saurait y avoir des tems composés passés en latin.

Après ces trois participes, il y a en latin un participe futur, et il n’y en a point dans les langues modernes. C’est pour cela qu’elles n’ont point de futur au mode substantif ; et que leur futur au mode attributif, est un tems simple ou un tems composé incorrectement de deux présens, comme nous le verrons en allemand et en anglais.

Si du mode adjectif, nous passons au mode substantif, nous trouvons partout un présent, qui est nécessairement un tems simple, et un passé, qui est encore un tems simple en latin, et qui, partout ailleurs, est composé de l’infinitif présent et du participe passé.

En latin, il y a de plus un futur, qui est un tems simple ou un tems légitimement composé de l’infinitif présent et du participe futur. En italien, et dans les autres langues, il se rend par une périphrase.

Quant au prétendu futur-passé latin, ce n’en est point un ; ou du moins, s’il en fait les fonctions, c’est par un véritable renversement d’idées, contraire à la saine analogie. En effet, futurum fuisse

c’est mot-à-mot avoir été devant être, avoir été celui qui sera, en un mot, avoir été dans un certain état. C’est un emploi particulier du passé de l’infinitif, un véritable tems passé.

Pour lui donner une signification future, pour lui faire signifier être celui qui aura été, devoir être ayant été, il faut transporter l’expression future du participe, au passé de l’infinitif, et l’expression passée de l’infinitif, au futur du participe. Un tel renversement d’idées peut être autorisé par l’usage ; mais il n’est pas fondé en raison. Cependant, s’il n’avait pas lieu, scio me futurum fuisse, voudrait dire exactement, je sais que j’ai été devant être,

que j’ai été celui qui sera ; et non pas je sais que je serai ayant été, que j’aurai été.

j’ai insisté sur cette observation, parce que pareille analyse est souvent très-nécessaire, pour avoir une idée juste de certaines locutions.

Ainsi, par exemple, futurus sum, je suis devant être, je serai, est bien un futur. Mais futurus eram, futurus fui, j’étais, j’ai été devant être, ne sont point des futurs, ni des tems composés. Ce sont les tems fui et eram,

suivis d’un autre tems séparé. De même futurus ero, futurus fuero, mot-à-mot je serai, j’aurai été devant être, sont de vrais pléonasmes ; à moins que dans la phrase, futurus n’ait sa signification particulière, se joignant à celle d’un autre mot et ne faisant point partie du tems du verbe. Mais c’est trop nous arrêter sur ce point.

Venons maintenant aux modes attributifs.

La première chose qui nous frappe, c’est la multiplicité des temps que nous y trouvons ; et nous pouvons remarquer de plus, que dans aucune langue cette multiplicité n’est aussi grande que dans la langue française. La raison en est, que c’est quand le verbe est attribut, que l’on a le plus besoin de marquer toutes les nuances de sa signification ; et que c’est sur-tout dans notre langue, que l’on recherche l’exactitude et la précision du discours.

Cependant il nous faut examiner tous ces tems l’un après l’autre, pour nous faire une idée juste de chacun d’eux, et voir s’il n’y en a pas d’inutiles et d’illusoires.

Je trouve d’abord un tems présent, sum, io sono,

je suis. Il exprime l’existence positive, actuelle, et absolue, au moment où l’on parle. Il existe dans toutes les langues, il est toujours un tems simple. S’il était composé, il ne pourrait l’être que du participe présent, comme ceux-ci, io sono essendo, ich bin seyend, i am being, je suis étant, existant. Mais ce serait un pléonasme ; et quand cette tournure serait usitée comme d’autres semblables, elle n’en serait pas moins un pléonasme, c’est-à-dire une répétition inutile, ou ne servant qu’à dire la même chose avec plus de force et d’emphase.

Ensuite je vois un passé, j’ai été, fui, et plus exactement, io sono stato, je suis été, ou je suis été étant. il exprime une existence passée absolument. il n’indique par lui-même aucun rapport qu’avec l’existence présente, à laquelle il est opposé. Cela vient de ce qu’il est composé de l’indicatif présent, ou de l’existence actuelle et positive, transportée totalement dans le passé par l’adjonction du participe passé.

Ce tems ne désigne donc par lui-même aucune époque du passé ; et sous ce rapport, il est bien nommé passé indéfini. Mais on peut par des accessoires le déterminer, et alors il n’est plus indéfini ; au lieu qu’il est toujours passé complètement et absolument, et n’a aucune autre signification.

Ainsi, il est mieux nommé passé parfait ou absolu.

il a en français et en italien une autre forme, qui ne se retrouve pas dans les autres langues ; c’est je fus, io fui. ce n’est point là un tems nouveau. C’est le passé absolu, comme j’ai été. ç’ en est seulement une variété, que l’on est convenu de n’employer que dans un cas particulier, dans celui où il s’agit d’une existence ayant eu lieu dans une période qui est finie au moment où l’on parle. Cette distinction vise à la subtilité.

Car on ne doit pas dire j’ai été hier, mais je fus hier ; et cependant l’on dit bien, j’ai été cette semaine, dans laquelle pourtant hier

est compris. Toutefois, ne blâmons pas cette délicatesse, puisqu’elle est d’usage en français : mais observons soigneusement, car cela est important, que je fus est au fond le même tems que j’ai été ; que par conséquent, il est très-correct que dans le latin qui dédaigne cette distinction minutieuse, fui signifie également j’ai été

et je fus ; mais qu’il est contre toute analogie qu’en allemand et en anglais, ce soit ich war et i was qui signifient je fus. il est absolument impossible qu’un même mot veuille dire à-la-fois je fus, et j’étais qui est un tems totalement différent et qui a une toute autre signification, comme nous le verrons bientôt.

C’est donc ich bin gewesen, i am been,

qui doivent représenter je fus, parce que c’est le même tems. ç’en est seulement un emploi particulier.

Je ne prétends point être en état de disputer contre les grammairiens de ces deux nations, sur les finesses de leurs langues ; mais, quelles que soient leurs raisons, conduit par le fil de l’analyse et de l’analogie, je suis certain que je ne me trompe pas.

Après ces deux formes d’un premier passé absolu, on voit dans le tableau un second passé absolu ; c’est j’ai eu été. il ne se trouve que dans le français. Des trois grammairiens cités, Condillac est même le seul qui en parle ; et encore il dit qu’il manque au verbe être, quoiqu’il admette le tems j’ai eu fait, dans la conjugaison du verbe faire qu’il prend pour modèle de toutes les autres. Cependant, j’ai eu fait, n’est autre chose que j’ai eu été faisant ; et il ne saurait se trouver dans le verbe faire, si j’ai eu été

n’était pas auparavant dans le verbe être.

le vrai est que j’ai eu été n’est point un tems absolument chimérique. S’il existait en italien, on dirait, io sono stato stato. il dit proprement, j’ai été ayant été. il marque une époque passée antérieure à une époque déjà passée. C’est un redoublement de j’ai été. à la vérité, ce redoublement est assez inutile ; car, comme le passé parfait et absolu exprime l’existence passée absolue sans aucune autre relation, il embrasse toute l’étendue du passé. Ainsi, l’on peut bien se dispenser, (et on le doit peut-être, ) de faire un nouveau tems d’une portion de ce passé, et laisser aux accessoires et à la signification propre des différens verbes, à en fixer les parties. C’est ce qui justifie l’insouciance de toutes les langues, excepté le français, pour ce second passé absolu, et l’oubli où l’ont même laissé la plupart de nos grammairiens.

Mais ce qui prouve bien à quel point nous sommes souvent dupes des formes, c’est que Girard qui ne parle point de j’ai eu été, admet comme un tems distinct j’eus été ; que Condillac le reconnait en cette qualité, comme existant dans le verbe être ; et que nous retrouvons en italien io fui stato, tandis que io sono stato stato n’y est pas. Cependant io fui étant l’équivalent de io sono stato, io fui stato,

est bien celui de io sono stato stato.

j’eus été est en effet le même tems que j’ai eu été ; ç’en est une seconde forme. Il dérive de je fus, comme j’ai eu été dérive de j’ai été ; il est avec lui dans le même rapport. Il a donc la même valeur passée que j’ai eu été, en y ajoutant la petite circonstance de ne pouvoir s’appliquer qu’à une époque finie, circonstance toujours peu importante, et qui devient tout-à-fait illusoire quand il s’agit d’un passé antérieur à un autre passé : car, par cela même, la période dont il parle, est nécessairement finie.

j’eus été, est donc complètement inutile et vuide de sens, à moins que ce ne fût j’ai eu été

que l’on préférât de proscrire, si l’on croyait devoir en garder un des deux. Je serais assez de cet avis. Quoiqu’il en soit, voilà sa valeur pleinement déterminée.

Après ces trois tems absolus, en voici trois autres d’une autre nature.

j’é tais, eram, io era, ich war, i was, exprime une existence passée au moment où l’on parle ; mais il l’exprime en même tems, comme présente relativement à une autre époque que l’on fixe, ou que l’on ne fixe pas. Par cette raison, il est bien nommé passé imparfait.

on pourrait même, si ce n’était pas réunir deux idées contradictoires, l’appeler passé présent ; car il est encore un présent sous un rapport. Aussi, dans toutes les langues, est-il un tems simple marqué seulement par un changement de forme, et jamais un tems composé. Il ne pourrait l’être que par le participe passé, et alors il serait trop passé, passé trop absolument. On y peut joindre sans contre-sens le participe présent, et dire, io era essendo, ich war seyend, i was being, j’étais étant :

mais c’est un pléonasme. Toutefois, ce pléonasme même en fait sentir la vraie valeur. Ce tems est très-utile, et on peut dire nécessaire ; aussi existe-il dans toutes les langues.

Après j’étais, vient j’avais été, fueram, io era stato, etc. Il exprime aussi une existence contemporaine d’une existence passée, une existence présente dans une période passée, mais dans une période antérieure à une autre déjà passée.

C’est un second passé relatif, un second degré du passé imparfait. Aussi, dans toutes les langues, a-t-il des formes qui rappellent ce premier passé relatif, en y ajoutant une idée de passé de plus.

Quand il est un tems simple, il est l’imparfait modifié par une forme tirée du passé parfait. Quand il est un tems composé, il est ce même imparfait joint au participe passé. En effet, j’avais été

est exactement j’étais ayant déjà été dans tel tems. Ce tems étant très-utile, se trouve dans toutes les langues.

Enfin, vient un troisième passé relatif, j’avais eu été. pour celui-là, Condillac seul y a pensé ; encore n’en parle-t-il qu’à l’occasion du verbe faire, et n’en fait-il pas mention dans le verbe être. il est exactement dans le même rapport avec j’avais été, que j’ai eu été,

avec j’ai été, et j’eus été avec je fus.

ce n’est point, si l’on veut, un tems chimérique ; mais il est si inutile, qu’il ne mérite pas de nous occuper, et qu’on peut lui appliquer tout ce que j’ai dit des deux qui lui ressemblent.

Après ces trois passés, qui sont en même tems présens sous un autre aspect, et que, par cette raison, j’appele tems relatifs, par opposition aux trois premiers qui sont absolus, nous trouvons trois futurs.

Le premier, je serai, ero, io saro, peint purement et simplement l’existence à venir. On pourrait l’appeler le présent du futur. Aussi, le plus souvent est-il un tems simple. Quand il est composé, il devrait l’être du présent et du participe futur, comme en latin, quand on dit sum futurus.

en anglais et en allemand où il est composé, et où nous avons déjà remarqué qu’il n’y a pas de participe futur, on y supplée, en formant ce tems de deux présens, dont l’un par sa signification propre porte l’esprit dans l’avenir. je deviens être, je dois être, est bien une espèce de synonime de je serai, je serai étant. cependant, ce n’est point là une analogie légitime ; et il faut bien prendre garde de ne jamais mêler dans l’appréciation de la valeur des tems, la signification propre à quelques-uns des mots qui les composent. C’est-là un principe important dont nous avons déjà vu, et dont nous verrons encore bien des applications.

Ce premier futur est suivi d’un second, qui est bien réellement un futur passé ; car il exprime une existence qui sera passée lors d’une certaine époque à venir. Aussi, est-il formé quand il est un tems simple, du premier futur avec une marque des formes du passé ; et quand il est composé, il l’est de ce premier futur, en y ajoutant le participe passé. Cette analogie se retrouve même dans la vicieuse composition des futurs allemands et anglais.

Nous avons déjà vu à propos du mode participe, que l’on ne remplirait pas le même objet en se servant d’un tems passé attributif et d’un participe futur ; et que futurus fui, futurus eram sont de purs passés et non des futurs passés. En effet, j’ aurai été, io saro stato, ne veulent point dire, j’ai été devant être ; mais bien exactement je serai ayant été.

après ce futur passé, le tableau nous en présente un autre qui est encore plus passé. Mais celui là est si inutile qu’on ne le trouve nulle part, et que Condillac lui-même, qui multiplie si prodigieusement les tems, n’en parle point du tout dans la conjugaison du verbe être. il dit seulement dans celle du verbe faire que quelques-uns l’admettent. Cependant j’en ai fait mention pour conserver l’analogie ; car ce second futur passé est rigoureusement avec le premier, dans les mêmes rapports que le second passé absolu avec le précédent : et il n’est pas plus absurde de dire, j’aurai eu été de telle manière quand vous aurez été de telle autre, que de dire, j’ai eu été déjà bien quand vous avez été mal.

Voilà donc encore trois tems absolus dans le futur.

Actuellement je passe de ce qu’on appelle le mode indicatif, à ce que l’on appelle le mode conditionnel. Le premier tems que j’y trouve c’est essem ou forem, io sarey, je serais. Ce qui me frappe d’abord dans ce tems ce sont les analogies évidentes qu’il a à-la-fois avec la forme future, avec les tems imparfaits ou relatifs, et avec le mode subjonctif ou subordonné, analogies qui sont marquées avec la plus grande exactitude, même dans la singulière manière dont il est composé en allemand et en anglais. Toutes ces analogies cependant sont fondées en raison : et elles vont nous faire trouver la véritable signification de ce tems.

En effet, je serais signifie, je serai si une telle condition est remplie, ou quand une telle supposition se réalisera. C’est donc un futur à l’égard du moment de l’acte de la parole, car tout ce qui n’est pas arrivé est futur, mais un futur avec relation à une autre époque. Il exprime une existence à venir, mais qui sera contemporaine d’une autre existence, tout comme le passé imparfait exprime une existence passée, qui a été contemporaine d’une autre. Il est donc naturel que je serais

tienne des formes des tems futurs et des tems relatifs. De plus, comme l’existence qu’il exprime n’aura lieu qu’autant qu’une condition sera remplie, qu’une supposition sera réalisée, comme elle leur est subordonnée, il fallait encore que ce tems prit quelque chose des formes du mode subjonctif ou subordonné. C’est même là ce qui lui donne l’expression de conditionnel : et il n’aurait été guères convenable, qu’un tems exprimant une existence qui doit être simultanée avec une existence qui n’est pas encore, fût aussi affirmatif que celui qui exprime une existence qui a été contemporaine d’une existence passée. Les tems dits conditionnels sont donc bien réellement les tems relatifs ou imparfaits des tems à venir ; et ils sont composés avec beaucoup d’esprit, et le même esprit dans toutes les langues.

Je passe au second tems du mode conditionnel.

j’aurais été est exactement la même chose que je serais, en y ajoutant une idée de passé.

Il exprime une existence qui n’est pas, qui en ce sens est future, et qui, si elle avait lieu, serait passée et contemporaine d’une autre : c’est je serais ayant été, io sarei stato. il est précisément à l’égard de je serais, comme j’aurai été à l’égard de je serai dans les futurs absolus, et comme j’avais été à l’égard de j’étais dans les passés relatifs. C’est un vrai futur passé relatif et subordonné à une condition.

Pour j’aurais eu été dont le seul Condillac parle, et qu’il ne reconnaît que dans le verbe faire et non dans le verbe être, ce n’est qu’un degré de passé de plus dans la même cathégorie de tems. Il est tout-à-fait analogue à j’aurai eu été, et à j’avais eu été, dont nous avons suffisamment parlé. Il est inutile de nous y arrêter.

Quant à j’eusse été, qu’on ne trouve que dans Condillac, et à j’eusse eu été qu’on ne voit absolument nulle part, et dont je n’ai fait mention que pour conserver l’analogie, et je pourrais dire la symétrie de mes divisions, ce ne sont point des tems. Ce sont ou des formes parasites, imitées sans motif des formes de l’indicatif je fus et j’eus été, ou des tems du subjonctif transportés mal à propos au mode conditionnel, puisqu’ils y sont représentés par j’aurais été et j’aurais eu été. en effet, il est évident que j’eusse été

conditionnel ne présente pas à l’esprit une idée de plus que j’aurais été, et que j’eusse eu été est également identique avec j’aurais eu été. nous pouvons donc et nous devons même supprimer absolument l’un et l’autre.

Nous avons donc enfin passé en revue tous les tems du mode indicatif, et tous ceux du mode conditionnel qu’un grand nombre de grammairiens regardent, et suivant moi avec beaucoup de raison, comme faisant partie du mode indicatif. Pour abréger autant que possible cette longue et fastidieuse énumération, je me contenterai de jetter un coup-d’œil rapide sur les tems du subjonctif et de l’impératif.

Quant au subjonctif, il est aisé d’y remarquer six tems analogues dans toutes les langues à six tems de l’indicatif. Trois d’entr’eux répondent à ses trois premiers tems absolus ; et les trois autres ont plus de rapport avec ses trois derniers tems relatifs, qui composent le mode conditionnel. D’où il suit qu’à leur signification, il se mêle toujours une certaine expression de futur indiquée dans plusieurs langues par leur composition ; et que dans beaucoup de locutions ils sont remplacés par des futurs indicatifs. Le subjonctif ne doit même pas avoir d’autres futurs que ces tems là, car il n’est pas convenable de parler de l’avenir d’une manière absolue dans un mode subordonné.

Les derniers tems de chaque espèce dans le subjonctif, sont comme dans l’indicatif, presque inutiles, et ne se trouvent qu’en français. Tous ont à-peu-près la même valeur que ceux auxquels ils correspondent ; et n’en diffèrent que par une modification qui exprime l’idée de dépendance ou de subordination. C’est cette expression de dépendance qui caractérise ce prétendu mode, qui fait que la valeur de ses tems n’a ni fixité, ni précision, parce qu’elle est toujours subordonnée au sens du verbe qui le régit. C’est aussi ce qui fait qu’il ne peut être employé que dans une phrase subordonnée, et jamais dans une phrase principale : et c’est encore pour cela que, malgré l’opinion de quelques grammairiens, aucune des formes des verbes qui peuvent être employées dans une phrase principale, ne doit être attribuée au mode subjonctif. On a vu ci-dessus les raisons qui me font regarder ce mode comme très-peu utile.

à l’égard du mode impératif, il a trois tems en français. Si les autres langues négligent les deux derniers, c’est qu’elles y suppléent par des périphrases, ou qu’elles remplissent les ellipses : car on voit au premier coup-d’œil que les trois tems prétendus de ce prétendu mode, ne sont autre chose que les trois tems absolus du mode subjonctif employés d’une manière elliptique, en sous-entendant la phrase indicative dont ils dépendent. Ce peu de mots suffit pour faire connaître ce mode, et justifier ce que nous en avons dit ailleurs. Je n’ajouterai donc plus rien, car cet examen des tems ne s’est que trop prolongé.

Je demande sincèrement pardon au lecteur de l’ennui qu’à dû lui faire éprouver cette longue suite d’analyses minutieuses. Mais je le prie d’observer qu’on ne saurait s’enquérir avec trop de scrupule des faits particuliers, quand on veut entreprendre de les systématiser et de les ranger dans des classes générales ; et je me persuade qu’il sera dédommagé des peines qu’il a prises, quand il va voir le cahos des tems de nos verbes se débrouiller, et la lumière briller dans l’obscurité de leurs conjugaisons. En effet actuellement tout s’arrange de soi-même.

Il résulte de nos observations, 1) que le verbe n’est verbe que parce qu’il exprime l’existence.

2) qu’il n’a réellement que trois manières d’être absolument distinctes, qu’il est adjectif, substantif, ou attribut ; et que par conséquent nous ne devons partager ses déclinaisons qu’en trois modes.

3) qu’au fond, son caractère essentiel est toujours d’être un adjectif, ce qui fait que ses formes adjectives se retrouvent dans la composition et la décomposition de toutes les autres, et qu’aucune des autres n’entre dans la formation de celles là. Ce mode doit donc être mis à la tête de ses déclinaisons.

4) que le verbe a des tems dans tous ses modes, qu’il pourrait avoir tous les tems possibles dans chacun d’eux : et que s’il les avait tous dans le mode adjectif, il n’aurait plus besoin que d’un substantif pré sent, et d’un attributif présent, pour exprimer tous les tems imaginables dans toutes les circonstances.

5) que ce n’est qu’au verbe faisant fonction d’attribut, que les hommes ont donné tous les tems dont il est susceptible, parce que ce n’est qu’alors qu’ils en ont senti le besoin : que par conséquent, c’est dans ce mode que nous devons étudier la manière dont ils ont considéré l’existence, pour en distinguer les époques et les circonstances.

Or, écartant pour le moment, tous les modes elliptiques et le mode subordonné, et réunissant l’indicatif et le conditionnel, je vois dans le mode attributif, quand il est bien complet, douze tems réellement distincts, ni plus ni moins. De ces douze tems, cinq dérivent du présent, et sont des passés par rapport à lui ; et cinq autres dérivent du futur, et sont aussi des passés par rapport à lui, en sorte que ces douze tems sont partagés en deux divisions bien séparées, et qui se répondent exactement.

Cela me montre que les hommes, pour peindre tout ce qu’ils avaient à dire de l’existence, ont été conduits à la considérer sous deux aspects, comme positive et comme é ventuelle. sous chacun de ces deux points de vue, ils y ont d’abord distingué trois époques, je suis, j’ai été,

et j’ai eu été dans l’existence positive, et je serai, j’aurai été, et j’aurai eu été,

dans l’existence éventuelle. C’est ce qui a produit les six tems absolus. Mais ensuite, ils ont eu besoin de représenter l’existence dans chacune de ces six circonstances, comme étant en même tems contemporaine d’une autre existence.

C’est ce qui a produit les six tems que j’appele relatifs, j’étais, j’avais été, et j’avais eu été, pour l’existence positive, et je serais, j’aurais été, j’aurais eu été, pour l’existence éventuelle : et comme une existence qui ne doit avoir lieu que quand une condition se remplira, ou quand une supposition se réalisera, est par-là même éventuelle et contemporaine du moment où l’une de ces deux choses arrivera, il s’ensuit qu’elle doit nécessairement être exprimée par les trois derniers de ces tems relatifs, et que l’on a dû insensiblement s’habituer à mêler à leur signification, une idée d’incertitude qui les a fait appeler conditionnels.

6) il résulte de ce que nous avons vu, que le prétendu mode subjonctif n’est point un mode, mais seulement un cas oblique du mode attributif, cas dont la destination unique est de présenter l’existence unie à une idée de dépendance, et où par conséquent, il est nécessaire de retrouver les mêmes modifications de l’existence, que dans le cas direct, mais où il est fort inutile de la distinguer en existence positive, et en existence éventuelle.

Aussi, ce cas oblique n’a-t-il jamais que six tems, qui répondent également aux six tems des deux divisions du cas direct. Les trois premiers, je sois, j’aie été, j’aie eu été, sont absolus ; et les trois autres, je fusse, j’eusse été, j’eusse eu été, sont relatifs. Ces tems n’appartiennent proprement, ni au présent, ni au futur ; ils sont essentiellement subordonnés à ce qui les précède : les trois époques qu’ils marquent, datent de celle que désigne le sens du verbe dont ils dépendent.

7) enfin, nous avons vu que tous les autres prétendus modes ne sont que des manières abrégées et elliptiques d’employer quelques-uns des tems que nous venons de reconnaître dans les deux cas du mode attributif, qu’ils ne renferment aucun tems nouveau, et que par conséquent, ils ne doivent pas venir surcharger et embarrasser les déclinaisons des verbes.

En conséquence de ces résultats, j’ai dressé le tableau ci-joint, de tous les tems du verbe être.

je prie que l’on y jette les yeux ; et je me persuade que l’on y verra tout de suite la vraie distribution des tems, leur dérivation, leur analogie, leur valeur réelle, et leurs justes rapports. J’ajouterai quelque chose de plus fort ; c’est que c’est si bien là la véritable théorie de la formation des tems, que je défie qu’on en puisse imaginer un, qui ne soit pas un de ceux-là. Je sais pourtant qu’il y a dans certaines langues, des passés prochains, des futurs prochains, des aoristes, et d’autres tems semblables : mais je maintiens que, bien examinés, ils ne sont et ne peuvent être que des subdivisions des divisions que nous venons d’établir, ou des cas particuliers de quelques-uns de nos tems, comme je fus, pour j’ai été ; mais qu’ils ne sauraient jamais être des tems réellement différens de ceux que nous venons d’observer et de classer.

Quant à ceux qui seraient composés de deux mots, comme ces phrases françaises, je viens de faire, je vais faire, et autres semblables, cela rentre dans l’explication de l’emploi des verbes auxiliaires dont il nous reste à parler, pour compléter l’histoire des déclinaisons des verbes, et appliquer notre théorie des tems du verbe simple, à ceux des verbes adjectifs, actifs, passifs, et autres.

On appelle verbes auxiliaires, les verbes dont les différens tems servent à composer ceux des autres verbes. Les principaux, et les plus généralement employés, sont sans contredit le verbe être et le verbe avoir ; mais on croit communément qu’il y en a beaucoup d’autres, qu’ils ne sont pas les mêmes dans les diverses langues, et que les unes en ont beaucoup plus que les autres. C’est ce qu’il faut examiner.

Si les langues étaient parfaitement régulières, et si la composition de leurs signes suivait exactement la génération des idées qu’ils représentent, il n’y aurait pas de verbes auxiliaires, ou il n’y en aurait pas d’autres que le verbe être.

tous les autres verbes n’auraient, ou que des tems simples formés sur le modèle de ceux du verbe être,

ou que des tems composés des tems de ce verbe unis à leur participe présent, lequel participe ne serait plus qu’un adjectif ordinaire, puisque la fonction d’exprimer l’existence ne lui appartiendrait pas.

Si les choses étaient ainsi, on n’aurait jamais méconnu la nature des verbes. Il n’y aurait ni confusion ni embarras dans leurs déclinaisons, ni doutes sur le nombre de leurs modes, ni incertitude sur la valeur de leurs tems. Or, les choses seraient ainsi, si le verbe simple avait été inventé le premier, et inventé complet. Mais ce n’est jamais par le simple, par les nuances fines, et par la vue d’un ensemble que les hommes commencent. C’est toujours par les masses, par leurs circonstances les plus frappantes, et sans appercevoir toutes leurs relations. De-là vient que leurs premiers essais ont toujours besoin, non-seulement d’être complétés, mais encore d’être rectifiés, et ralliés à une théorie qui se forme postérieurement.

Les verbes adjectifs ont été trouvés les premiers.

Ils sont nés tout naturellement les uns après les autres, des différens cris inarticulés, à mesure qu’on a imaginé de donner un sujet à chacun de ces cris. Puis on a fait subir tantôt aux uns, tantôt aux autres, quelques modifications grossières et disparates, pour marquer les différences des tems et des modes, à proportion que le besoin s’en est fait sentir ; et souvent on a fait servir ceux qui avaient déjà éprouvé ces modifications à la composition des autres. Le désordre a été au point que quand accoutumé à l’usage de beaucoup de ces verbes, qui expriment chacun une manière d’être différente, on a imaginé d’en créer un qui exprimât l’ être, abstraction faite de toute manière d’ être particulière, celui-là aussi a été irrégulier, et a même souvent emprunté le secours d’un autre, pour former ses tems, tandis que tous tiennent de lui seul la possibilité d’en avoir. Alors la confusion a été telle, qu’il est devenu très-difficile de démêler ce qui fait qu’un mot est un verbe, ce que valent quelques-uns de leurs tems, et même si certains tems composés appartiennent à un verbe ou à un autre ; et par conséquent de savoir précisément ce qu’on dit quand on parle. C’est pourtant ainsi que nous parlons et raisonnons, souvent fort bien, mais toujours sans savoir comment. C’est-là un des plus remarquables phénomènes de l’esprit humain. Nous en avons vu les causes.

Cependant, actuellement que nous avons reconnu et apprécié tous les tems réellement distincts du verbe être, nous avons, ce me semble, un moyen sûr de nous retrouver dans ce labyrinthe.

C’est de ne jamais oublier que tous les verbes ne sont que le verbe être, plus un adjectif qui y est joint ; que par conséquent, ils ne peuvent pas avoir plus de tems que lui, ni d’autres tems que les siens. Ainsi, si nous voulons juger d’un de leurs tems simples, nous n’avons qu’à voir quel tems du verbe être il renferme ; et nous connaitrons sa valeur. Si c’est un tems composé, il faut de plus examiner à quel tems du verbe être répondent les tems qui entrent dans sa composition, et s’ils y jouent exactement le rôle qu’y joueraient les mêmes tems du verbe simple. Si cela est, le tems est un vrai tems composé ; et le verbe composant doit être regardé comme un véritable verbe auxiliaire. Si au contraire cela n’est pas, et si l’ensemble du tems analysé présente une valeur qui ne résulte pas de la réunion de la valeur particulière de chacune de ses parties, alors ce n’est pas un véritable tems composé ; c’est une phrase dans laquelle deux verbes se trouvent juxta-posés, et à la signification totale de laquelle ils contribuent, non pas seulement par la valeur de leurs tems, mais encore par celle de leurs significations propres. Dans ce cas, celui des deux qui est au mode attributif ne fait pas plus fonction d’auxiliaire, que dans toute autre locution. En suivant cette méthode, nous nous ferons facilement, une idée très-juste de toutes les formes possibles, des verbes de toutes les langues qui s’offriront à nos regards. Si même l’usage avait donné à quelques-unes, une acception qui fût fondée sur une fausse analogie, nous le découvririons à l’instant.

Ainsi par exemple, notre verbe avoir en français, est comme tous les verbes adjectifs, formé du verbe être et d’un adjectif. ayant, c’est étant ayant, eu c’est été ayant. J’ai, c’est je suis ayant, j’avais c’est j’étais ayant, j’aurai c’est je serai ayant, etc. Il a de plus des tems composés, dans lesquels il se sert d’auxiliaire à lui-même, et il y joue bien réellement le rôle d’ auxiliaire ; car le tems au mode attributif qui y entre, ne tire aucune valeur de sa signification propre d’ avoir, de posséder.

Il ne fait précisément que le même effet que ferait le tems correspondant du verbe simple. j’ai eu,

c’est exactement la même chose que je suis été ayant ; j’aurai eu, c’est je serai été ayant, etc. L’un est un passé absolu, parce que c’est le présent uni au participe passé : l’autre est un futur passé absolu, parce que c’est le futur absolu joint au même participe passé.

La valeur totale résulte légitimement de la valeur de chacune des parties. Il en est de même dans tous les tems de notre verbe avoir : et on peut dire la même chose de tous les tems où le verbe avoir

se sert d’auxiliaire à lui-même, en italien, en allemand, et en anglais.

C’est encore de même, quand ensuite ce verbe avoir

devient auxiliaire du verbe être. Vous voyez dans notre tableau, que par-tout où il entre dans la composition du verbe être, il y joue le même rôle qu’y jouerait pareil tems de ce verbe être.

cela est bien évident, puisque tous les tems composés, français et anglais, où entre le verbe avoir, sont parfaitement analogues aux tems de même valeur, italiens et allemands, où le verbe être se compose lui-même. C’est-là vraiment être auxiliaire.

On n’en peut pas dire autant des verbes werden en allemand, et shall, will, may, etc. En anglais.

Dans ich werde werden, ich werde seyn, je deviendrai, je serai, mot à mot, je deviens devenir, je deviens être, je suis devenant devenir, je suis devenant être, on ne trouve, comme nous l’avons déjà remarqué, qu’une série de tems présens qui forment une expression future, graces à la signification propre à l’adjectif devenant. il en est de même en anglais de i shall be, je dois être, je suis devant être, i will be, je veux être, je suis voulant être, pour dire je serai. ce ne sont donc pas là des tems composés, mais des périphrases destinées à remplacer le manque d’un tems, comme si en français on disait, je suis destiné à être, je suis sur le point d’être.

Les mêmes réflexions s’appliquent à ces phrases françaises, je vais faire, je viens de faire,

que l’on a aussi voulu regarder comme des tems du verbe faire. ce sont uniquement des manières d’employer le présent du verbe aller, et du verbe venir. toutes ces phrases ne sont point des tems composés, sans quoi il faudrait dire, que je sortirai dans une heure, dans deux heures, dans trois heures, sont autant de futurs différens du verbe sortir ; et que je fais bien, mal, lentement, vîte, etc. Sont autant de modes du verbe faire.

les verbes qui entrent dans ces locutions, ne sont donc point des verbes auxiliaires. Il n’y a absolument dans le langage, que deux verbes auxiliaires, être et avoir. il ne devrait même y en avoir qu’un, qui est le verbe être ;

et il n’y en a deux dans beaucoup de langues, que parce qu’on y est convenu d’employer le verbe avoir

dans certaines occasions, précisément et exactement comme s’il n’avait pas d’autre signification que le verbe être.

cette observation va nous faire trouver la véritable analyse de tous les tems des verbes adjectifs de toutes les espèces ; rendre manifeste ce que nous avons déjà indiqué, que c’est se méprendre étrangement, de prendre pour le même verbe ce qu’on appele la voix passive et la voix active ; et nous apprendre ce que nous devons penser de tous ces prétendus participes passés passifs, gérondifs, supins, etc., qui ont tant embarrassé les grammairiens.

J’aime, amo, c’est je suis aimant, ou je suis étant aimant. C’est le présent du verbe être

au mode attributif, avec le simple adjectif aimant, ou avec le présent du verbe aimer

au mode adjectif, qui renferme le présent du verbe être au même mode.

Ces deux analyses sont équivalentes l’une à l’autre.

La seconde renferme un pléonasme, l’existence étant déjà suffisamment exprimée par le présent du mode attributif.

J’ai aimé, ho amato, amavi, équivalent à je suis été aimant. C’est le présent du mode attributif du verbe avoir, qui ne fait absolument pas d’autres fonctions que ne ferait le même tems du verbe être, et qui est joint au passé du mode adjectif du verbe aimer ; et cela forme un passé absolu, parce que ce supin, ce participe passé actif, comme on voudra l’appeler, est réellement l’adjectif aimant, réuni avec le participe passé été du verbe simple.

De même, je suis aimé, sono amato, amor, est le présent d’un mode attributif, parce que ce n’est autre chose que ce tems du verbe être, uni à un adjectif. Aimé, amato, ne sont là purement et uniquement que de simples adjectifs, comme content, malheureux, ou tout autre. Dans les deux premières langues, ces locutions ne sont donc absolument qu’un emploi du verbe être. l’on peut, et l’on doit dire qu’il n’y a qu’en latin qu’il existe un verbe adjectif, qui signifie être aimé. mais ce verbe adjectif, amari, être aimé, n’est point du tout le même que celui amare, être aimant, puisque l’un est formé de l’adjectif amans, et l’autre, de l’adjectif amatus.

j’ai été aimé, io sono stato amato, sont de même des passés absolus du verbe être, et non d’aucun verbe adjectif.

Maintenant, s’il est bien vrai, comme le disent les rudimentaires, que amatus sum et amatus fui,

veuillent également dire tous deux j’ai été aimé, je suis été aimé, il faut absolument reconnaître deux choses différentes dans le prétendu participe passé passif amatus. il faut que dans amatus sum,

il signifie été aimé, et que dans amatus fui,

il signifie étant aimé, ou aimé tout simplement. Il faut que dans le premier cas, il soit participe passé, et dans le second, participe présent ou simple adjectif. Car, si dans le premier cas il était participe présent ou adjectif, amatus sum voudrait dire, je suis étant aimé, je suis aimé ; et si dans le second il était participe passé, amatus fui

voudrait dire, j’ai été-été aimé, je suis été-été aimé. La nécessité de la même distinction se retrouve dans les tems amatus eram ou fueram,

j’avais été aimé, amatus sim ou fuerim, j’aie été aimé, et autres. On voit donc combien il est inexact de dire toujours indistinctement qu’ amatus

est un participe passé passif.

La même réflexion s’applique d’une autre manière à ce que les rudimens appellent dans les verbes déponens, le participe actif passé. imitans

signifiant imitant, imitatus signifie non pas précisément, comme ils disent, ayant imité, mais plus exactement, été imitant. alors imitatus sum veut bien dire j’ai imité, je suis été imitant, comme ferait imitans fui, s’il était usité ; mais imitatus fui doit nécessairement exprimer un degré de passé de plus, il doit signifier, j’ai eu imité, mot-à-mot, je suis été-été imitant : et la même gradation doit se retrouver dans les autres tems semblables. Au reste, en l’observant cette gradation, imitatus ne change pas de valeur, il est toujours participe passé ; il signifie toujours été imitant dans ces phrases. Mais dans celle-ci, scriptura imitata, ou imitatione expressa,

et autres semblables, il signifie bien exactement imité : il est bien uniquement l’adjectif imité, copié. ainsi, le mot imitatus se trouve précisément dans le même cas que notre mot français imité, qui dans j’ai imité, signifie été imitant, et est participe passé ; et dans je suis imité, ne signifie qu’ imité, et est un simple adjectif. Les grammairiens latins ont donc autant de tort que les grammairiens français, de n’avoir pas distingué des choses aussi différentes.

Cette attention aurait sauvé aux uns et aux autres bien des embarras.

La vraie valeur de ces supins, sur laquelle on a tant disputé, eût été trouvée tout de suite. Ils sont le vrai participe passé actif, employé substantivement, quoiqu’il n’existe pas adjectivement.

Nous allons en trouver la preuve dans cette phrase de Tite-Live, si souvent prise pour exemple.

diù non perlitatum tenuerat dictatorem,

mot-à-mot, (n’avoir pas fait pendant long-tems des sacrifices agréables aux dieux, avait retenu le dictateur.) en effet, que l’usage le permette ou non, perlitare, c’est esse perlitans. Perlitans,

c’est étant faisant des sacrifices agréables ; perlitatus, c’est été faisant, etc. non perlitatum sujet d’un verbe, c’est non été faisant pris substantivement, ou n’être pas été faisant des sacrifices agréables. Il n’y a pas la moindre difficulté. Si au contraire on confond dans le même mot la signification sacrifié, et celle été sacrifiant, il n’y a plus moyen de s’y reconnaître.

Les gérondifs tant français que latins, sont de même des cas de certains participes ou adjectifs verbaux, employés substantivement. en lisant, c’est pendant, ou par le moyen de la qualité étant lisant, prise substantivement ; c’est pendant être étant lisant.

cela nous fait voir en passant, pourquoi Beauzée a eu raison de soutenir que les gérondifs et les supins latins, malgré leur forme, sont plutôt des cas de l’infinitif, que du participe dont ils dérivent. C’est qu’ils n’appartiennent à ce participe, qu’autant qu’il est pris substantivement. Or l’infinitif est le verbe au mode substantif. Le participe est le même verbe au mode adjectif. Mais quand ce mode adjectif est pris substantivement, il devient parfaitement identique avec le substantif. Les supins et gérondifs sont donc autant des cas de l’infinitif que du participe ; et ces participes eux-mêmes pris substantivement, sont de vrais tems de l’infinitif.

Notre manière de voir nous fait aussi trouver tout de suite ce que nous devons penser de ce tems, dictum est. Dictum soit adjectif soit participe, est pris là substantivement, puisqu’il est le sujet de la phrase. Est-il simple adjectif ? Signifie-t-il dit, dite ? dictum est est un présent, celui du verbe être. cela veut dire, dit est,

il est dit, on dit. dictum est-il supin ? (participe actif passé pris substantivement, ) signifie-t-il été disant ? Dictum est, est un passé. Il veut dire été disant est, il a été dit, on a dit.

Il serait peut-être plus simple au reste, de regarder dictum comme un participe neutre ou indéclinable du verbe être dit ; alors il faudrait seulement décider s’il en est le participe présent, ou s’il en est le participe passé. Cela rentre dans ce que nous avons dit des participes passifs.

En suivant nos principes, on voit facilement encore pourquoi, je ferai cela et cela sera fait,

sont le même tems, quoiqu’ils aient une valeur différente. C’est qu’ils n’appartiennent pas au même verbe adjectif. L’un est le verbe être faisant,

et l’autre le verbe être fait : la différence de leur expression tient à celle propre à l’adjectif composant. Par la même raison, en sens contraire, j’aurai fait cela, (je serai été faisant cela, ) équivaut à cela sera fait, et est un tems différent : c’est que l’adjectif faisant, et l’adjectif fait, sont deux choses très-distinctes, dont l’une est nécessairement postérieure à l’autre, comme poursuivre et atteindre ; mais cela ne fait rien au tems du verbe.

Nous trouvons encore dans la même source, ce que nous devons penser de certaines locutions latines, que l’on nous donne pour des tems composés, telles que celles-ci, precaturus sum, precaturus eram, precaturus ero.

je vois bien que la première est un vrai tems composé ; c’est je suis devant prier. Il est équivalent à precans ero, je serai priant. Dans l’un, c’est le mode participe qui marque le futur, et le mode attributif qui marque le présent ; et dans l’autre, c’est le contraire. Mais dans tous deux, je trouve un présent et un futur ; et je puis les ramener à un tems unique du verbe être et à un simple adjectif, (je serai priant). mais, je ne puis pas faire de même de precaturus eram

pas plus au reste, que de futurus eram, j’étais devant prier, j’étais devant être. Là, il y a deux tems distincts, que je ne puis pas fondre en un.

Le tems attributif exprime une existence passée, contemporaine d’une circonstance énoncée. Cette circonstance consiste à la vérité, à devoir être, à devoir faire quelque chose ; j’en conviens. Mais cela est étranger au tems qu’exprime eram,

j’étais ; et comme tous les tems dans le discours, doivent être relatifs au moment de l’acte de la parole, c’est eram qui fixe cette relation comme passée ; et elle ne peut devenir future. J’en conclus que ce n’est point là un vrai tems composé, mais deux tems distincts de deux verbes différens à la suite l’un de l’autre, comme si je disais, j’étais destiné à devenir un jour infirme.

Assurément, personne ne regarderait cela comme un tems futur. En effet, rappelons-nous que dans tous nos discours, l’existence est considérée comme positive ou comme éventuelle ; et il peut bien y avoir dans l’existence éventuelle, des époques passées par rapport à d’autres, sans qu’elle cesse d’être éventuelle. C’est ce qui produit les futurs passés. Mais, mêler ensemble dans le même tems d’un verbe, l’existence passée par rapport à l’acte de la parole et par conséquent positive, et l’existence future par rapport au même acte et par conséquent éventuelle, c’est une chose contradictoire. Et même, admettre seulement des futurs dans les tems passés de l’existence positive, c’est donner naissance à une conclusion inextricable.

Il est bien plus simple de regarder ces locutions comme composées de deux tems différens, de deux verbes distincts ou du même verbe, qui se suivent mais qui ne sont pas réunis. Quant à futurus ero, ou precaturus ero, il est bien visible que c’est un futur ajouté et non réuni à un autre futur : c’est, je serai devant être ou devant prier, j’aurai à être ou à prier. Ce n’est pas là un tems composé.

Je m’arrête, et ne m’étendrai pas davantage sur ces détails. On ne peut ni examiner tous les cas différens, ni discuter tous les idiotismes de toutes les langues ; et j’ai peut-être déjà trop multiplié ces analyses particulières, dont quelques-unes d’ailleurs pourraient ne pas paraître satisfaisantes, sans que les principes généraux dussent être rejetés.

Or, ces principes se réduisent à ceci.

Tous les verbes, dans tous les langages possibles, ne sont toujours que le verbe être uni à un adjectif.

Cela posé, il est absolument impossible qu’ils aient d’autres tems et d’autres modes que ceux du verbe être.

par conséquent ce sont les modes et les tems de ce verbe que nous devons chercher à déterminer ; et quand nous les aurons trouvé, nous connaîtrons ceux de tous les autres.

Ce verbe est essentiellement un adjectif qui, suivant les occasions, devient substantif ou attribut, ce qui fait qu’il a trois modes réels, l’adjectif, le substantif, et l’attributif, et qu’il n’en peut pas avoir d’autres.

Il peut avoir tous les tems possibles à chacun de ces modes ; mais comme d’une part le discours exprime toujours une pensée actuelle, et comme de l’autre le caractère essentiel du verbe est d’être un adjectif, en décomposant ces tems on trouve toujours, qu’ils se réduisent à un présent et à un tems du mode adjectif.

Par conséquent, si son mode adjectif était complet, il suffirait, pour l’expression de toutes les modifications de la pensée, qu’il eût un présent substantif et un présent attributif : mais il n’en est point ainsi : et au contraire, ce n’est qu’au mode attributif que nous lui trouvons tous les tems dont il est susceptible.

Ils sont au nombre de douze, tous relatifs au moment de l’acte de la parole.

Six expriment des modifications de l’existence positive ; et six autres, des modifications de l’existence éventuelle : et dans chacune de ces deux classes, trois de ces tems expriment de plus un rapport de simultanéité, avec une autre existence désignée ou non.

Le prétendu mode subjonctif n’est qu’un cas oblique du mode attributif, que l’on emploie dans des phrases gouvernées par la conjonction que, et dans certaines langues, dans des phrases gouvernées par d’autres conjonctions, mais qui renferment toujours la conjonction que, comme nous l’avons vu, chap. Iii, 7.

Il est si vrai que le subjonctif n’est qu’un cas oblique du mode attributif, que dans les langues où l’on emploie la locution, appelée par les rudimentaires le que retranché, le subjonctif est remplacé par le mode substantif ou adjectif mis à l’accusatif. C’est ainsi que l’on doit considérer ces expressions ; credo me esse felicem, credo me futurum esse felicem, je crois moi être heureux, je crois moi devant être heureux, remplaçant celles-ci, je crois que je suis, que je serai heureux.

La destination du subjonctif étant uniquement d’exprimer l’existence subordonnée, il n’y a pas lieu à la distinguer en existence positive et existence éventuelle. C’est pourquoi il n’a jamais que six tems, qui répondent également aux deux classes des tems du cas direct.

Ce cas oblique du mode attributif est aussi inutile que le sont ceux des noms, quand leur dépendance d’un autre nom est déjà marquée par une préposition ; car la dépendance du verbe subjonctif est déjà exprimée par la conjonction que, qui est une véritable préposition de proposition.

Au contraire, les cas des modes substantif et adjectif sont utiles, comme ceux des autres substantifs, et des autres adjectifs.

Le supin et les gérondifs sont des cas de ces modes, et ne sont ni des modes, ni des tems particuliers.

Tous les autres prétendus modes du verbe être,

ne sont que des manières elliptiques d’employer ceux dont nous venons de parler : et ainsi, voilà l’état exact de tous les tems possibles du verbe simple.

En outre, ce verbe simple est le seul verbe vraiment et nécessairement auxiliaire de tous les autres.

Il n’y a un autre auxiliaire, le verbe avoir,

que parce qu’on est convenu de l’employer dans les tems composés, sans aucun égard pour sa signification propre, et absolument comme s’il n’en avait pas d’autre que le verbe être.

tous les autres verbes regardés, mal-à-propos, comme auxiliaires, mêlant à la valeur réelle de leurs tems, qui ne sont autres que ceux du verbe être

qu’ils renferment, une valeur particulière tirée de la signification propre de l’adjectif qu’ils y ajoutent, ne forment point, avec le mode adjectif ou substantif d’un autre verbe, de véritables tems composés, mais des phrases où deux verbes se trouvent juxtaposés, et ne sont pas réunis en un.

Ainsi, il y a autant de verbes adjectifs distincts, qu’il y a d’adjectifs différens, unis au verbe simple.

Par conséquent, c’est une grande erreur et une source de confusions nombreuses de reconnaître dans un verbe, une voie active et une voie passive ; et de prendre pour le même verbe, deux verbes si différens.

Enfin, toutes les fois qu’on décompose un tems quelconque d’un verbe adjectif, on y trouve toujours un présent du verbe être, substantif, adjectif, ou attribut, un tems du mode adjectif de ce même verbe être, et enfin un adjectif simple, exclusivement propre au verbe décomposé, et qui n’appartient à aucun autre.

Au moyen de ce petit nombre d’observations, tout se dénoue, s’éclaircit, et se simplifie dans les conjugaisons des verbes ; et toutes les règles de syntaxe qui y sont relatives, s’expliquent d’elles-même. J’aurais pu peut-être arriver plus directement à ces résultats ; mais j’ai voulu laisser voir par quel chemin j’y ai été conduit, et montrer que s’ils présentent la théorie des conjugaisons des verbes sous un jour absolument nouveau, c’est que, jusqu’à présent, on ne l’avait fondée que sur l’érudition, et sur des analogies trompeuses ; et on avait toujours négligé de l’aller chercher dans la nature même de cet élément du discours. Il est vrai que, pour prendre cette route, il fallait auparavant avoir pleinement éclairci la génération des idées et celle de leurs signes ; et c’est ce qu’on n’avait pas encore fait complètement, quoique dès long-tems on ait senti que c’était la seule manière d’arriver à la vérité. J’avoue que je crois y avoir réussi ; et je suis persuadé, que si jamais dans les rudimens et les grammaires particulières, on prend ces idées pour base des explications, on verra tout s’enchaîner dans un ordre admirable, et toutes les anomalies apparentes, venir se ranger d’elles-mêmes sous le joug des lois générales. Du moins est-il certain que quand j’ai pris la plume, je n’étais moi-même décidé pour aucun systême. Je ne cherchais qu’à exposer les conséquences des vérités établies précédemment, et à voir ce qui en résulterait ; j’ai été conduit comme par la main ; et j’ai souvent été surpris de trouver à quel point tout s’enchaînait et se confirmait réciproquement, et combien tout le systême du mécanisme du langage devenait simple et un, à mesure qu’il se completait.

Mais il est tems de revenir à la syntaxe, dont cette discussion nous a éloignés.

Section troisième.

des prépositions, des conjonctions, et des repos.

cette longue digression sur les tems des verbes, nous a fait perdre de vue notre sujet ; et à peine pouvons-nous retrouver où nous en étions, quand nous nous en sommes éloignés. Cependant, rappelons-nous que nous avons dans le langage, considéré comme combinant c’est-à-dire calculant nos idées, trois moyens de syntaxe ou de coordination entre les signes de ces idées, savoir la construction, les déclinaisons, et l’usage de certains signes ou notes uniquement destinées à marquer le rapport des autres signes. Nous avons suffisamment expliqué les deux premiers, il nous reste à dire un mot du troisième.

Ces signes ou notes, qui n’ont absolument aucune utilité que comme moyens de syntaxe, sont les prépositions, les conjonctions, et les repos que dans tout discours nous observons à la fin de chaque phrase partielle ou complète, et qui, en la séparant de ce qui précède et de ce qui suit, unissent plus intimement entr’eux, tous les signes qui la composent.

Nous avons déjà parlé longuement des prépositions, dans le chapitre des élémens de la proposition. Nous avons vu leur origine, leurs propriétés, et leurs usages. Nous avons reconnu que tant qu’elles demeurent inséparables des mots qu’elles modifient, ce sont elles qui constituent leurs déclinaisons, et que, quand elles en deviennent séparables et forment un élément du discours, elles remplacent ces déclinaisons au moins en ce qui regarde les cas, et produisent le même effet, qui est de marquer le rapport de dépendance où un nom est d’un autre signe. Nous avons de plus observé que vraisemblablement ce n’est qu’à une seconde époque du langage, que l’on s’est avisé de ce nouveau moyen de syntaxe : du moins, plus les langues sont anciennes et primitives, plus, en général, nous y trouvons l’usage des cas, et moins elles ont celui des prépositions. Nous n’avons donc plus rien à ajouter à cet égard : et nous connaissons suffisamment la nature de ce moyen de syntaxe.

Il en est de même des conjonctions, ou plutôt de la conjonction que à laquelle toutes les interjections conjonctives, et tous les adjectifs conjonctifs, doivent leur qualité de conjonction, comme tous les verbes doivent au verbe être,

leur qualité de verbe. Nous avons vu que, quelle que soit son étymologie, c’est un mot dont la signification propre est d’exprimer, qu’un verbe au mode attributif est régi par un autre, qu’une proposition dépend d’une autre ; que par conséquent que doit être regardé comme une préposition d’un genre particulier, dont le conséquent est toujours une proposition toute entière, et dont l’antécédent est toujours un verbe, quand elle est seule ou comprise dans une autre conjonction, et toujours un nom, quand elle est unie à un adjectif déterminatif qui en fait un adjectif conjonctif. Nous avons même vu, dans les déclinaisons des verbes, que cette préposition verbale exige que le verbe qui la suit, soit à un cas oblique du mode attributif, comme les autres prépositions exigent que les noms qu’elles régissent, soient à un cas oblique, dans les langues où ils ont des cas : et nous avons remarqué que, quand cette conjonction que est supprimée, (ou retranchée, comme disent les rudimens, ) le nom qui aurait été le sujet du verbe qu’elle aurait gouverné, est mis à un cas oblique, et le verbe lui-même est mis au même cas oblique de son mode substantif ou de son mode adjectif, et s’accorde avec ce nom, comme ferait un autre nom ou un autre adjectif. Nous connaissons donc bien la nature et les effets de ce moyen de syntaxe, et il est inutile de nous y arrêter davantage.

Quant aux pauses plus ou moins marquées, que nous ne manquons jamais de faire de tems en tems dans toute émission de signes, il ne sera pas nécessaire de nous en occuper bien long-tems. Il est aisé de voir, que partageant en différens groupes une longue série de signes, elles produisent l’effet de séparer chaque sens partiel ou complet, et de le rendre plus distinct. Dans les langues orales, les inflexions de voix qui annoncent le commencement et la fin de chaque phrase, et celles qui en appuyant sur le mot principal, le font remarquer, sont encore des moyens de syntaxe du même genre.

L’utilité de ces pauses et séparations, est si sensible, que même dans les langages composés de signes transitoires, elles sont souvent marquées par des signes exprès. Dans les langages de gestes, il n’est pas rare que chaque phrase soit terminée par un signe uniquement destiné à en marquer la fin ; et même quelque chose d’analogue se retrouve dans les langues parlées par des peuples grossiers.

Ces mots je dis, et j’ai dit, par lesquels les sauvages commencent et finissent si fréquemment leurs discours, et même chaque partie de leurs discours, n’ont guères d’autre objet.

à l’égard des langages composés de signes permanens, et des langues orales quand elles acquièrent cette propriété par le moyen de l’écriture, pour peu que leur grammaire soit perfectionnée, ces séparations y sont toujours notées avec soin. C’est à cet usage que sont destinés nos virgules, nos points, et nos divisions en alinéas, paragraphes, chapitres, sections, etc.

Il est pourtant à remarquer que l’écriture de la langue hébraïque, celle de plusieurs manuscrits anciens, et celle de nos langues modernes dans les tems d’ignorance, n’avaient pas de ponctuation, ce qui en rend souvent la lecture très-pénible, et ce qui prouve en même tems que cette invention est une des dernières dont les hommes se soient avisés, pour porter la clarté dans leurs discours ; invention qui est même encore loin d’être aussi perfectionnée qu’elle pourrait l’être. Cependant, je n’entrerai point dans le détail des règles de la ponctuation. On ponctue toujours suffisamment bien en écrivant, comme on marque toujours convenablement les repos en lisant et en parlant, quand on entend ce qu’on dit. C’est même ce qui prouve encore que cela sert à le faire comprendre aux autres. J’ai donc dû faire mention de la ponctuation, pour complé ter l’énumération de tous nos moyens de syntaxe.

C’est ici que finit ce que nous avions à dire de la grammaire vraiment générale, c’est-à-dire, ce qui est commun absolument à tous les langages possibles, de quelque nature que soient les signes qui les composent. Maintenant nous devons considérer ces langages comme divisés en deux grandes classes ; l’une, formée de ceux qui sont composés de signes fugitifs et transitoires, l’autre, de ceux composés des signes permanens et durables : et il nous reste à voir comment les premiers ont produit les derniers (car il n’est pas douteux qu’ils les ont précédés) ; quels sont les effets et les propriétés de ceux-ci ; et quelles sont leurs relations avec ceux dont ils émanent. Quand nous aurons encore éclairci ces différentes questions, nous aurons, je pense, traité toutes les parties de notre sujet ; et nous pourrons en tirer quelques conséquences, pour l’amélioration de nos langues, et pour la composition d’une langue vraiment philosophique. Alors, je crois que nous aurons achevé l’histoire de l’expression de nos idées. Si nous l’avons bien faite, celle de leur déduction s’ensuivra tout naturellement : parlons donc actuellement des signes durables et permanens.