Éléments d’idéologie/Seconde partie/Introduction

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La grammaire est, dit-on, la science des signes.

J’en conviens. Mais j’aimerais mieux que l’on dit, et sur-tout que l’on eût dit, de tout temps, qu’elle est la continuation de la science des idées. Si de bonne heure, on était arrivé à cette manière de la considérer, qui est la vraie, on n’aurait pas imaginé de faire des théories des signes avant d’avoir créé, perfectionné et fixé la théorie des idées, avant d’avoir approfondi la connaissance de leur formation, et celle des opérations intellectuelles qui les composent, ou plutôt dont elles se composent.

Les longues annales du genre humain ne nous présentent que deux intervalles de lumière que nous connaissions assez en détail pour en bien juger : l’un est celui où brillèrent les Grecs et les Romains, et l’autre comprend les trois ou quatre derniers siècles qui viennent de s’écouler, et qu’ont illustrés les recherches des différentes nations européennes. Ce qui les précède et ce qui les sépare se perd dans la nuit des temps, ou dans les ténèbres de l’ignorance.

Pendant la première de ces deux belles époques, les anciens ont commencé par les chefs-d’œuvre et les jouissances des arts et des lettres. Puis ils ont fait plus ou moins de progrès dans les sciences physiques et mathématiques ; ensuite dans la philosophie morale : enfin est arrivé pour eux, l’âge des sophistes, des grammairiens et des critiques. Chez les modernes, la marche a été et devait être à peu près la même : aussi, est-ce sur-tout dans ces derniers temps, que l’on s’est beaucoup occupé de grammaire raisonnée et d’analyse métaphysique.

On croit assez communément que c’est la lassitude et l’épuisement du génie qui produisent ce penchant à la réflexion et à la discussion ; et l’on regarde comme un signe de décadence l’apparition de cet esprit subtil et sévère, qui se portant à la fois sur les choses et sur les mots, veut tout analyser, tout connaître, tout apprécier, et cherche à se rendre compte de toutes ses impressions, jusque dans les moindres détails. Mais il est aisé de voir que cela même est encore un progrès de notre intelligence, progrès qui doit nécessairement suivre les autres et ne peut les précéder. Car ce n’est qu’après avoir eu des succès dans tous les genres, que l’homme peut se replier sur lui-même et chercher dans l’examen de ses ouvrages, les causes générales de leur perfection, et les moyens de procéder encore avec plus de justesse et de sûreté : et certes, de tous ses travaux ce ne sont pas là ceux qui exigent le moins de force de tête, ni ceux qui doivent produire les moins grands résultats.

Cependant, quelqu’utile que soit cette étude, il serait assez difficile d’assurer que les anciens en eussent tiré beaucoup de fruit, quand même les évènemens politiques, en les faisant tomber sous le joug des nations barbares, ne seraient pas venus interrompre la marche progressive des lumières. La raison en est qu’ils s’étaient égarés dès leurs premiers pas, dans la carrière des sciences. Privés d’observations antérieures qui leur fussent connues, d’instrumens, de contradicteurs, de moyens de communication faciles avec les autres parties du globe, les Grecs, vifs autant que spirituels, avaient cédé à leur impatience naturelle, et pour abréger, avaient cherché plutôt à deviner la nature qu’à la connaître.

Je ne prétends point qu’il n’y ait pas eu parmi eux de grands observateurs ; et si j’avançais un pareil paradoxe, Hippocrate et Aristote seraient éternellement là pour me démentir. Mais malgré les travaux de ces grands hommes, il est vrai de dire que leurs compatriotes ont toujours ignoré l’art des expériences, et n’ont jamais attendu des observations suffisantes pour établir les théories les plus vastes et les plus téméraires, non-seulement sur l’ordre de l’univers et les lois qui le régissent, mais même sur sa composition, sa formation et son origine. Ce même esprit de précipitation, ils l’ont transporté ensuite des sciences physiques dans les sciences morales et dans la philosophie rationnelle. Ils avaient bâti mille systèmes sur la nature de leur intelligence, avant d’avoir seulement examiné ses opérations ; et chacun d’eux avait pris parti si décidément pour l’une ou l’autre de ces opinions hasardées, qu’aucun de leurs grammairiens et de leurs dialecticiens n’a imaginé de commencer ses recherches par une étude approfondie de ses facultés intellectuelles. Ils se sont attachés aux détails, aux circonstances, aux formes, sans remonter jamais jusqu’aux vrais principes[1]. Engagés dans cette mauvaise route, ils n’ont pu que tourner perpétuellement dans le même cercle, sans faire aucun progrès réel. Aussi les Grecs des temps postérieurs, quoiqu’ils aient été dans un état, sinon florissant, du moins tel qu’il laissait un libre cours à leurs recherches, sont-ils devenus plus subtils, plus disputeurs, mais non plus véritablement éclairés : ils n’ont plus du tout examiné les faits, ils n’ont discuté que leurs hypothèses; et c’est vraisemblablement la principale raison pour laquelle, chez eux, l’art social ne s’est jamais assez perfectionné pour donner à leur empire cet état de civilisation supérieure et cette organisation solide qui assure l’existence des nations réellement policées, et les met au-dessus des atteintes de tous les peuples barbares. Ce que l’impatience et la précipitation avaient fait chez les Grecs, le despotisme des opinions religieuses a pensé le faire chez nous. Graces à la bonne direction que quelques hommes supérieurs avaient donnée aux esprits, et que l’on suivait dans tous les genres de recherches, on s’était bientôt aperçu que pour trouver les lois du discours et du raisonnement, il fallait connaître notre intelligence, et qu’avant de parler de Grammaire et de Logique, on devait étudier nos facultés intellectuelles. Mais c’était le droit exclusif des théologiens de toutes les sectes de nous prescrire ce que nous devions penser sur ce point ; et nul ne pouvait ni n’osait pénétrer dans leur empire[2].

Ainsi, messieurs de Port-Royal, dont on ne peut assez admirer les rares talens, et dont la mémoire sera toujours chère aux amis de la raison et de la vérité, ont bien, au commencement de leur grammaire raisonnée, proclamé, il y a près de 150 ans, que la connaissance de ce qui se passe dans notre esprit est nécessaire pour comprendre les fondemens de la Grammaire : mais pourtant dans cette même Grammaire, ils se sont bornés à nous dire en quatre mots que tous les philosophes enseignent qu’il y a trois opérations de notre esprit, concevoir, juger, et raisonner, sans se mettre du tout en peine d’examiner, ni de développer cette doctrine. Quoique dans plusieurs endroits de leur Logique ils soient entrés dans plus de détails sur la formation de nos idées, et sur quelques-unes de nos opérations intellectuelles, cependant ce n’est, pour ainsi dire, qu’incidemment et par morceaux détachés, qu’ils ont traité ces sujets, et toujours comme partant d’une doctrine convenue. Aussi, l’on peut voir combien presque tout ce qu’ils en ont dit est vague, ou faux, ou incomplet, et quelle obscurité cela répand sur tout le reste de leur ouvrage. Par là, il se trouve réduit à n’être qu’un recueil d’observations plus ou moins bonnes, mais sans ensemble ; et il ne peut pas être regardé comme une théorie complète des caractères de la vérité et de la certitude, ce que devrait être une bonne logique. La lecture des ouvrages de Dumarsais fait naître continuellement la même réflexion. Je ne sais si tout le monde sera de mon sentiment ; je le regarde comme le premier des grammairiens : du moins je n’en connais pas qui, sous le voile de l’expression, démêle aussi habilement la véritable opération de la pensée. Mais il n’a point employé cette sagacité exquise à faire un tableau complet de notre intelligence ; et d’Alembert est réduit à nous dire de sa logique[3] : Ce traité contient sur la métaphysique tout ce qu’il est permis de savoir, c’est-à-dire que l’ouvrage est très-court. Il est vrai qu’il ajoute : peut-être pourrait-on l’abréger encore ; ce qui pourrait porter à croire que D’Alembert lui-même ne sentait pas combien il est à regretter qu’il n’ait pas commencé par traiter ce sujet ex-professo. Cependant s’il l’avait fait, s’il avait osé réunir et coordonner toutes ses observations idéologiques, la partie grammaticale et la partie logique s’en seraient suivies d’elles-mêmes, et il est vraisemblable que cet homme célèbre n’aurait pas terminé sa longue carrière sans achever l’ouvrage précieux, dont il ne nous a donné que le plan et des fragmens[4]. Enfin Condillac, que l’on peut regarder comme le fondateur de l’idéologie, et qui malgré les gênes dont il était environné, a entrepris de porter une lumière directe dans les opérations de notre intelligence, Condillac lui-même n’a pas mis la dernière main à ce grand ouvrage. Ses idées à cet égard sont disséminées dans ses nombreux écrits, et elles se ressentent de cette dispersion. Plus réunies, elles se lieraient mieux. Mais entraîné par les circonstances, ou rebuté par les obstacles, il a fait sa Grammaire et sa Logique avant d’avoir invariablement fixé son idéologie ; et si malgré leur mérite éminent, elles laissent encore, comme je le crois, beaucoup de choses à désirer, il n’en faut pas chercher d’autre raison.

Pour faire faire de grands progrès à la philosophie rationnelle, et pour porter à sa perfection la connaissance de l’homme, il fallait donc à l’indépendance des anciens joindre plus de science et plus de réserve, et en observant comme les modernes, pouvoir tout examiner et tout dire ; or, c’est ce qui n’est point encore arrivé. Le moment où les hommes réunissent enfin un grand fonds de connaissances acquises, une excellente méthode, et une liberté entière, est donc le commencement d’une ère absolument nouvelle dans leur histoire. Cette ère est vraiment l’ÈRE FRANÇAISE ; et elle doit nous faire prévoir un développement de raison, et un accroissement de bonheur, dont on chercherait en vain à juger par l’exemple des siècles passés : car aucun ne ressemble à celui qui commence. Mais pour ne point sortir de notre sujet, l’on voit que le défaut de toutes les Grammaires, même les plus philosophiques, est de vouloir rendre raison de la composition des signes, avant d’avoir expliqué la composition des idées qu’ils représentent, et d’avoir exposé avec clarté le jeu des facultés intellectuelles qui concourent d’abord à la formation de ces idées, et ensuite à leur expression. C’est ce que l’on a toujours fait ; mais c’est, je pense, ce que l’on ne doit plus se permettre. Au point où est arrivé à présent l’esprit humain, il est capable de se rendre raison de tout ce qui est de son ressort, et il veut, dans tous les genres, remonter jusqu’aux premiers principes qu’il peut saisir. Voilà pourquoi j’ai cru devoir commencer cet ouvrage par un traité d’Idéologie. Je sais que c’est une entreprise hardie, et j’ignore si elle sera heureuse : mais quelqu’imparfaite que puisse être cette Grammaire, je suis certain qu’elle aura un avantage précieux, celui de commencer par le commencement, et que cet exemple sera suivi et aura des conséquences importantes, en empêchant la science de tourner perpétuellement dans le même cercle, comme elle a toujours fait, et en lui faisant faire des progrès réels et sûrs. Puisque la science des signes ne doit être que la continuation de la science des idées, et que le principal mérite de ma Grammaire est d’être la suite d’un traité d’Idéologie, je ne dois rien négliger pour que ces deux parties de mon ouvrage soient intimement liées. Pour cela il faut que je commence par réformer une phrase qui m’est échappée à la fin de mes Élémens d’Idéologie. C’est celle-ci, qui se trouve page 354 : Après ces préliminaires, il me sera aisé de tracer les règles de l’art de parler et de raisonner : mais, etc.[5] J’ai fait deux fautes dans ce peu de mots. D’abord, l’expression est inexacte : car ce n’est ni de l’art de parler, ni de l’art de raisonner qu’il sera question dans la suite de cet ouvrage ; mais seulement de la partie de la science des idées qui se rapporte à leur expression et à leur déduction. Un art est la collection des maximes ou préceptes pratiques, dont l’observation conduit à faire avec succès une chose quelle qu’elle soit ; et une science consiste dans les vérités qui résultent de l’examen d’un sujet quelconque. D’où il suit que nul art ne peut avoir des principes certains, que quand les vérités de la science, ou des sciences dont il émane, sont découvertes et bien prouvées. Ainsi, une Grammaire particulière est un art ; c’est l’art de bien exprimer ses idées dans un langage quelconque. Voilà pourquoi aucune ne peut être réellement bonne que la science générale de l’expression des idées, la Grammaire générale, ne soit perfectionnée ; et c’est de celle-ci seulement que nous nous occuperons. Il en est de même de la Logique ; elle a sa partie scientifique et sa partie technique : l’une qui consiste dans l’examen des causes de la vérité et de la certitude de nos idées, l’autre dans les moyens de conduire son esprit dans la recherche de la vérité. On les a trop confondues, ou plutôt l’on n’a que trop mis la dernière avant la première : car je crois celle-ci encore très-incomplète, quoique l’autre ait été traitée et enseignée avec excès ; aussi je ne m’occuperai que de la partie scientifique. Si l’on rencontre dans cet écrit quelques conseils utiles pour la pratique, ce ne sera que par occasion. Mon unique but sera, en partant de la formation de nos idées, de faire bien connaître en quoi consiste leur expression et leur justesse ; et je croirai avoir bien servi, si j’y réussis.

J’ai donc eu tort d’annoncer un art de parler et un art de raisonner : mais j’ai eu encore bien plus tort de dire qu’il me serait aisé de les faire. Je ne sens que trop qu’il n’en est rien. Sans doute, c’est un grand point de s’être rendu compte de ses facultés intellectuelles et de leurs résultats ; et la conviction intime de n’y plus rien voir d’obscur ni d’embarrassant, donne une ferme confiance que l’on réussira à démêler le fil du discours et du raisonnement. On ne conçoit même pas que d’autres aient osé l’entreprendre sans ce préalable. Mais quelque grand que soit cet avantage, quand on met la main à l’œuvre, on s’aperçoit bien vite de tous les obstacles qui restent à vaincre. On voit clairement combien il y a de distance entre les premières vérités et leurs dernières conséquences ; combien il est difficile de parcourir tout l’intervalle qui les sépare ; combien il est aisé de s’égarer dans le trajet ; et le découragement est prêt à remplacer l’excès de confiance. Cependant, où ne peut-on pas arriver, quand on part d’un point bien connu, et que l’on suit une bonne route ?
La Grammaire, il est vrai, est une science immense. Si l’on voulait ne laisser échapper aucune des vérités grammaticales, il faudrait se livrer à des recherches vraiment effrayantes : mais c’est le sort de toutes les branches de nos connaissances. Il n’y en a pas une, même la plus futile, qui ne soit réellement inépuisable, et qui n’offre toujours un plus grand nombre de combinaisons nouvelles à examiner, à mesure qu’on l’approfondit davantage. C’est cette fécondité indéfinie, qui attache si puissamment chacun de nous, à l’objet favori de ses recherches, et qui lui fait voir tant de choses intéressantes dans une matière qui paraît aride et bornée à l’homme indifférent, ou peu instruit. Il n’y a donc point de sujet qui ne soit sans bornes, quand on ne sait pas y en mettre. Le seul moyen de se renfermer dans les limites convenables est, ce me semble, de ne jamais perdre de vue le but qu’on se propose. Ainsi, par exemple, j’aurais pu certainement faire un ouvrage bien volumineux sur l’Idéologie proprement dite. Mais je ne me proposais pas d’écrire une histoire complète de l’esprit humain ; je ne voulais qu’éclaircir la formation de nos idées suffisamment, pour établir d’une manière certaine la théorie de leur expression. J’ai dû me borner à cinq ou six points principaux, savoir: le nombre de nos facultés intellectuelles réellement distinctes, et les effets de chacune d’elles, la formation de nos idées composées, la connaissance de l’existence et des propriétés des corps, l’influence des habitudes, l’origine et les effets des signes. Si quelques-uns de ces sujets sont inutiles pour ce qui nous reste à voir, j’en ai encore trop dit ; et si j’en ai négligé qui nous soient nécessaires dans la suite, nous nous en apercevrons d’une manière fâcheuse. Mais j’espère que l’on n’éprouvera pas cet inconvénient, et que c’est précisément ce qui distinguera cette Grammaire de toutes celles qui l’ont précédée, dont plusieurs lui sont peut-être extrêmement supérieures à d’autres égards.
Par les mêmes raisons, dans cette seconde partie, je ne ferai point de vains efforts pour épuiser mon sujet. Je ne veux expliquer l’expression de nos idées, qu’en conséquence de ce que nous avons dit de leur formation, et pour reconnaître les véritables lois de leur déduction. Ma marche est donc toute tracée, mon plan circonscrit ; et nous arriverons sans beaucoup de travail, de ce que nous savons déjà, à ce que nous nous proposons de découvrir. C’est à moi d’applanir la route.

Pour y réussir, il faut procéder comme nous avons fait dans la première partie. Il faut faire pour les signes, ce que nous avons fait pour les idées. Nous ne nous sommes pas reportés tout de suite à l’état d’un homme qui recevrait la première impression, et poserait la première base du vaste système de ses pensées ; et nous n’avons pas entrepris de construire à priori un semblable édifice. Nous sommes partis du point où nous sommes tous, à quelques différences près. Depuis que nous existons, nous avons fait une multitude innombrable d’expériences et d’observations sans projet : nous en avons formé une foule vraiment prodigieuse d’idées, sans savoir comment. C’est dans ce chaos apparent que nous avons commencé par porter la lumière. Nous avons cherché à en découvrir la composition, et à en reconnaître les premiers élémens. Une fois arrivés jusqu’à eux, nous avons réformé avec facilité ce que nous avions décomposé avec exactitude ; et nous sommes revenus sans embarras, depuis la plus simple perception, depuis la pure sensation dénuée de tout jugement, jusqu’aux idées les plus abstraites, aux jugemens les plus étendus, et aux désirs les plus compliqués.
De même, pour les signes, il ne s’agit pas de parler d’abord de substantifs et d’adjectifs ; de les faire accorder en genres, en nombres et en cas ; d’y joindre un verbe ; d’établir des règles pour que ses diverses terminaisons indiquent les personnes, les nombres, les temps, les modes ; et de prendre des mesures pour que ces mots réunis forment des propositions, lesquelles ensuite nous rattacherions les unes aux autres, par différens moyens : c’est encore là commencer par la fin, ou du moins par le milieu de la carrière. C’est partir d’une situation où nous ne sommes pas, et à laquelle il ne faut arriver que pas à pas, afin de la bien connaître, avant de la quitter pour aller plus loin.
Dès que nous sommes nés, dès que nous sentons, nous exprimons ce que nous sentons, nous parlons ; nous avons un langage, à prendre ces mots dans leur sens le plus étendu ; et nous pouvons dire avec vérité, que nous sommes souvent très-éloquens, même avant de savoir et de pouvoir prononcer un seul mot articulé. Nous n’abandonnons jamais ce langage primitif, le seul que nous puissions parler : nous le cultivons sans cesse ; nous en perfectionnons graduellement les diverses parties, à proportion qu’elles en sont plus ou moins susceptibles, et en suivant les conventions qui sont établies, ou qui s’établissent parmi les personnes qui nous entourent. Ainsi, nous arrivons tous sans savoir pourquoi ni comment, jusqu’à un langage très-perfectionné, ou du moins très-compliqué, avant de nous être seulement doutés qu’il y ait des règles immuables qui régissent ces opérations, et qu’elles soient des conséquences immédiates et nécessaires de notre organisation ; tout comme nous avons acquis toutes nos idées, sans nous être aperçus de l’artifice de leur formation. Beaucoup d’hommes restent toute leur vie dans cette double ignorance. Nous l’avons déjà dissipée pour ce qui concerne les idées ; usons-en de même à l’égard des signes. Commençons par examiner le discours en général ; cherchons-y ses vrais élémens : et lorsque nous serons arrivés jusqu’à eux, nous le recomposerons successivement avec ces élémens que nous aurons découverts. Alors seulement notre tâche sera remplie, et nous aurons analysé complètement notre sujet : car on peut bien, si l’on veut, appeler exclusivement analyse l’action de décomposer, et synthèse celle de recomposer. Mais une analyse n’est complète, que quand on a fait avec succès ces deux opérations, dont l’une sert de base et l’autre de preuve. Voilà ce qui doit terminer ces longues et anciennes disputes entre ce qu’on appelle la méthode synthétique, et la méthode analytique. Quand on se borne à la première, ou bien on construit avec des élémens dont on ne s’est pas suffisamment rendu compte, et alors on s’expose aux plus grandes erreurs ; ou bien on s’est assuré de leur réalité, de leur justesse, et de la masse d’idées premières qu’ils renferment, et alors, sans s’en douter, on a suivi réellement la méthode analytique, qui effectivement est la seule compatible avec la nature de l’esprit humain. Appliquons-la donc à l’examen du discours.

  1. Ici je ne ferais point d'exception en faveur d'Aristote, dont la logique a eu une prodigieuse influence parce qu'elle est l'ouvrage d’une très-forte tête, et une influence funeste, parce qu'elle repose sur des bases fausses, comme j'espère le démontrer quand il en sera temps.
  2. Les théologiens sont des philosophes qui, comme les philosophes anciens, sont très-hardis en suppositions, et qui de plus prétendent que leurs assertions sont les décisions de Dieu même, ce que les anciens ne faisaient pas, et ce qui ferme la porte à toutes recherches.
  3. Eloge de Dumarsais, à la tête du premier volume des OEuvres. A Paris, chez Pougin, an V ; et dans le septième volume de l'Encyclopédie de Paris.
  4. Il en sentait bien la nécessité. Voyez la préface de sa Grammaire raisonnée, page 206, tome premier, édition de Pougin, an V.
  5. Cette phrase ne se trouve plus dans la 2e édition : elle était dans la récapitulation, qui a été remplacé par un extrait raisonné.