Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre I

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Introduction. Si je n’ai pas manqué complétement le but que je me proposais dans le discours préliminaire qu’on vient de lire, on doit avoir reconnu la justesse et l’importance de la distinction que j’ai établie entre la science et l’art logique. Ce coup-d’œil rapide, jeté sur les ouvrages de quelques hommes, doit avoir montré suffisamment, 1) qu’Aristote, sans avoir fait presqu’aucunes recherches sur les principes de la science, s’est occupé uniquement de tracer les règles de l’art ; qu’il les a combinées avec infiniment d’esprit et de finesse, mais qu’il les a fondées sur une base fausse ; et qu’en conséquence il a tellement embarrassé et fourvoyé l’esprit humain, que celui-ci a été dix-huit cens ans, non-seulement sans faire aucun progrès, et sans acquérir aucune connaissance réelle, mais encore faisant des pas rétrogrades, même dans les pays où on n’a pas cessé de le cultiver. 2) que Bacon, bien qu’il ait vu et dit qu’il fallait refaire toutes les sciences, n’a cependant rien fait précisément pour créer ou renouveler la science logique, et que manquant lui-même à son admirable maxime, que j’ai prise pour épigraphe, il s’est trop hâté de donner des préceptes de l’art, et n’a pas eu dans ce genre un succès digne de ses talens. 3) que néanmoins la puissante impulsion qu’il a donnée, en portant tous les esprits vers l’étude des faits, nous a fait acquérir depuis lui de vraies lumières sur plusieurs points de la science logique, lumières suffisantes pour faire sentir une grande partie des vices de l’art ancien, mais non pour le réformer entièrement. 4) qu’il faut aujourd’hui achever et compléter la science logique, et que c’est le seul moyen de rendre la marche de l’esprit humain sûre et rapide dans tous les genres de recherches, ce qui est l’objet et la perfection de l’art. Maintenant qu’est-ce donc que cette science logique

? Il faut en convenir, c’est

uniquement la métaphysique. comment, me dira-t-on ? Est-ce que de tous tems on n’a pas étudié la métaphysique ? Et toutes les nations n’ont-elles pas eu des métaphysiciens ? Ce serait peut-être le cas de répondre à-peu-près comme Hobbès, au sujet des philosophes de la Grèce : sans doute il y a eu de tout tems et partout des hommes qui s’appelaient ainsi. La preuve en est qu’on s’est souvent moqué d’eux, et qu’on a fini, sinon par les chasser de leur pays, comme les philosophes dont parle Hobbès, du moins par les exclure du nombre des vrais savans ; mais il ne s’ensuit pas qu’il ait existé nulle part une vraie métaphysique. Il y a eu et il y a encore un certain fantôme imposant en apparence, et ressemblant en quelque sorte à la métaphysique, quoiqu’il ne soit composé que de supercheries et de vilénies. Les hommes peu avisés l’ont pris pour une vraie science, et ont regardé ceux qui l’enseignaient comme des professeurs de sagesse, quoiqu’ils fussent tous d’avis différens, etc. Etc. Mais sans me permettre les sarcasmes du philosophe anglais, je dirai que l’ancienne métaphysique ne ressemble pas plus à celle dont je parle, que l’astrologie ne ressemble à l’astronomie, et l’alchimie à la chimie ; que celle-ci, ou la science logique, ne consiste que dans l’étude de nos opérations intellectuelles et de leurs effets, et que, pour me servir encore d’une expression de Hobbès, elle est l’exorcisme le plus propre à dissiper et à anéantir cette empusa, cette vieille chimère métaphysique, non pas en la combattant directement, mais en y portant la lumière. La vraie métaphysique ou la théorie de la logique n’est donc autre chose que la science de la formation de nos idées, de leur expression, de leur combinaison et de leur déduction ; en un mot, ne consiste que dans l’étude de nos moyens de connaître. les philosophes anciens ne se sont pas doutés de cette vérité : ceux du moyen âge n’étaient pas capables de la découvrir. élèves ignorans des grecs, ils ont cru sur leur parole, que comme métaphysiciens ils devaient expliquer l’origine du monde, la nature de la cause première, l’essence des corps, celle des esprits, enfin toutes les choses qu’évidemment nous ne pouvons pas savoir ; et que comme logiciens, ils ne devaient s’appliquer qu’à l’escrime propre à désarmer ceux qu’ils ne pouvaient convaincre. Peu contens encore et avec raison de l’efficacité de cet art qui embarrasse, mais n’éclaire ni ne persuade ceux qui doutent, ils ont intéressé la religion chrétienne au maintien de leurs décisions, et l’ont fait intervenir dans toutes les discussions philosophiques. Semblables aux gouvernemens qui, quand ils renoncent à se concilier la faveur publique, tournent toute leur attention vers leurs citadelles et leur artillerie, c’est réellement l’empire de la force qu’ils ont transporté dans le domaine propre de la persuasion. Ils ont été subtils et cauteleux parcequ’ils ne pouvaient pas être lumineux. Ils ont été violens et tyranniques parcequ’ils n’étaient pas eux-mêmes pleinement satisfaits de leurs moyens de défense : car, comme l’a très-bien remarqué Saint Lambert, jamais on ne commence à s’échauffer dans la dispute que quand on commence à être embarrassé de trouver ce que l’on doit répondre. C’est, je crois, au sentiment contraire plus encore qu’à leurs principes, qu’est dû le calme et la tolérance qui caractérisent les philosophes modernes. Ils se sentent sûrs des suffrages des hommes impartiaux qui assistent aux débats : cela les tranquillise, et ils attendent du tems le triomphe de la raison. Aussi quoique le respect universel pour les arrêts des métaphysiciens des temps de barbarie ait été poussé jusqu’à la stupidité, il n’a pas suffi encore pour les rassurer. Toutes les fois qu’il s’est élevé des doutes sur une de leurs opinions, ils ont constamment fait ce que font tous les jours les gens grossiers, quand ils viennent de vous dire une chose inintelligible, et que vous leur en demandez l’explication. Ils sentent confusément que vous ne l’avez réellement pas comprise ni eux non plus ; ils veulent se persuader que vous ne l’avez pas entendue ou pas écoutée. Ils la répètent avec impatience dans les mêmes termes ou dans des termes équivalens, en criant à tue-tête, en disant que cela est clair, et en fesant des imprécations contre ceux qui n’en conviennent pas. Tout a ainsi retenti pendant dix-huit cents ans des cris de l’école, et, s’il est permis de se servir de cette expression, tous les esprits en ont été assourdis. La raison ne parle ni si haut, ni si vîte. Pour que sa voix douce et lente pût se faire entendre, il fallait d’abord que le silence se fît. C’est ce qu’ont opéré nos grands hommes du commencement du dix-septième siècle. Bacon et Descartes en proclamant que la dialectique n’est bonne à rien, ont réduit les scolastiques à se taire ou du moins à n’être plus écoutés. S’ils ne les ont pas réfutés directement, ils les ont discrédités. En montrant que la vraie science consiste dans la connaissance des faits et non dans celle des argumens, ils ont tourné l’attention d’un autre côté ; et bientôt l’étude des faits a produit des vérités nouvelles qui ont dissipé d’anciennes erreurs : et la vue des succès obtenus par ce chemin nouvellement ouvert, a dégoûté de l’ancienne route. Seulement il est resté dans les esprits la prévention que la métaphysique ne se rencontre que sur cette voie d’égarement, et que parconséquent il n’y a point de métaphysique réelle, ni d’autre art logique que de s’accoutumer à bien raisonner, sans chercher ni pourquoi ni comment. Cependant la recherche assidue des faits de tous les genres a fini par donner des connaissances réelles sur les phénomènes de l’entendement humain, comme sur les autres phénomènes de la nature, et par apprendre même quelques-uns de leurs rapports avec tous ceux de la matière morte et animée. Les observations se sont étendues et multipliées au point de se confirmer réciproquement, et de s’enchaîner de manière à former déjà un corps de doctrine suivi et satisfaisant, pour quiconque veut de bonne-foi se donner la peine de s’en instruire. On peut même dire qu’aucune autre partie de l’histoire de la nature ne nous est connue avec autant de détail, et que si dans celle-là il reste encore tant de choses que nous desirions pénétrer, c’est d’abord parcequ’elle est d’une importance à nulle autre pareille, et ensuite parcequ’il est dans la nature de l’esprit humain que plus il approfondit un sujet, plus il y trouve de questions à résoudre dont il ne se doutait pas ; et plus il y rencontre de découvertes à faire dont il ne soupçonnait pas même la possibilité ni l’utilité. Il n’y a qu’à voir à quelle multitude de spéculations a donné lieu la seule idée de nombre, et quels effets inespérés il en est résulté. La science de l’entendement, la théorie de la logique, a d’abord été cultivée en silence par un petit nombre de penseurs, desireux seulement de n’être pas tourmentés. Elle s’est ensuite répandue peu à peu parmi les bons esprits : et quoiqu’elle ne fût encore ni complète ni parfaite, elle a fait obscurément beaucoup de bien en écartant provisoirement un grand nombre d’erreurs, en améliorant les traités pratiques de grammaire, de logique, et de morale, et les livres didactiques de toutes espèces, en simplifiant et rectifiant les méthodes et les procédés de tout genre, le tout sans être remarquée parcequ’elle n’était spécialement exigée pour aucun état de la société, quoiqu’elle soit utile à tous. Mais quand on l’a vu paraître avec éclat dans les rangs de l’institut national, et dans les chaires des écoles publiques, quand on s’est apperçu que les questions dont elle s’occupe étaient l’objet de concours nombreux, quand enfin on a reconnu qu’elle était le sujet des méditations de beaucoup plus de personnes qu’on ne le croyait, la tourbe ignorante s’est persuadé au premier instant que c’était cette vieille chimère métaphysique, cette empusa d’Aristophanes, comme l’appellent Bacon et Hobbès, que l’on voulait ressusciter. Il n’a pas manqué de gens qui, par différens motifs ont fomenté et accrédité cette erreur, et l’on s’est élevé de toutes parts contre un pareil projet. Puis quand il a été clair que c’était une science nouvelle dont il s’agissait, on a sans hésiter pris parti contr’elle pour cette ancienne métaphysique tant décriée ; on a recommencé à admirer celle-ci chez les anciens et chez les étrangers ; et l’on a attaqué la nouvelle, c’est-à-dire l’idéologie, sinon avec les formes, du moins avec les clameurs de l’école, parcequ’il a paru à beaucoup de personnes plus profitable et plus aisé de la proscrire que de l’apprendre. Inconnue d’abord, méconnue ensuite, puis persécutée, tel a été le sort de la science logique. Tout cela ne prouve point qu’il ne faille pas l’approfondir et la compléter. Voyons donc ce qui reste à faire pour y réussir. Dans les deux volumes précédens, j’ai exposé comment je conçois l’action de nos facultés intellectuelles, la formation de nos idées, l’origine et les effets de leurs signes. Il me reste actuellement à expliquer en quoi consiste la combinaison et la déduction de ces mêmes idées, et comment se forment toutes nos connaissances. C’est cette dernière partie de la science, qui mérite plus spécialement le nom de logique ; mais on voit qu’elle est absolument illusoire, si elle ne suit pas rigoureusement des deux autres. Avant d’entrer dans cette nouvelle carrière, je crois devoir revenir encore une fois sur ce que j’ai dit relativement au jugement, que j’ai toujours représenté comme un acte de notre esprit, par lequel nous voyons qu’une idée en renferme une autre, en ajoutant que tous nos raisonnemens ne sont jamais que des séries de jugemens successifs, par lesquels nous voyons que cette seconde idée en renferme une troisième, celle-là une quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la dernière ; ensorte que la première renferme cette dernière, ou que le raisonnement est faux. Nous avons vu dans le discours préliminaire, que jusqu’à Condillac on n’avait point analysé avec soin l’acte intellectuel, appelé jugement. d’après un examen superficiel de nos idées, on s’était persuadé que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières, et que ce sont les propositions générales qui sont la source de la vérité des propositions particulières. En conséquence, pour s’assurer si une proposition douteuse est vraie, on pensait qu’il n’y a qu’à joindre son attribut

à un moyen terme pour en former une proposition générale, que l’on appelait majeure, et ensuite joindre ce même moyen terme au sujet de la proposition mise en question, dans une autre proposition appelée mineure, et que si cette majeure et cette mineure sont vraies, la proposition dont il s’agit l’est nécessairement ; et on croyait que c’est là tout l’artifice de nos raisonnemens, et la source unique de leur justesse. Sans doute ce procédé est bon pour déduire une conséquence d’une proposition générale ; mais premièrement il ne sert à rien pour s’assurer de la vérité de cette proposition générale ; ainsi l’art est incomplet : et avant de s’occuper de la justesse de nos raisonnemens, il aurait fallu établir en quoi consiste la justesse de nos jugemens ; il aurait fallu analyser l’acte de juger. D’ailleurs il n’est pas vrai que ce soient les idées générales qui renferment les idées particulières, ni que ce soient les propositions générales qui soient la cause et la source de la vérité des propositions particulières. Nous avons expliqué comment ces opinions sont fausses et contraires aux faits, et pourquoi en les adoptant on ne peut se faire aucune idée nette des opérations de notre intelligence, ni assigner aucun vrai principe de certitude à nos connaissances qui pourtant en ont un. Condillac en avait jugé de même, et avait pris un autre parti. Il a remarqué que partant de cette supposition, que ce sont les idées générales qui renferment les idées particulières, les dialecticiens pour être conséquens, auraient dû toujours dire que c’est l’attribut de la conclusion qu’en effet ils appellent le grand terme, qui renferme son sujet qu’ils appellent le petit terme

et que

cependant le plus souvent ils donnent pour cause de la justesse du syllogisme, cette maxime, que le grand terme et le petit terme sont égaux au moyen, et que deux choses égales à une troisième sont égales entr’elles, ou comme s’exprime Hobbès, que les trois termes sont les noms d’une même chose. Condillac a cru qu’en cela les logiciens avaient été entraînés par la force de la vérité : et cela l’a conduit à penser et à dire que tous nos jugemens sont des espèces d’ équations

algébriques, et nos raisonnemens des suites d’ équations

et que les

deux idées comparées dans une équation et dans un jugement justes, sont identiques.

à la vérité il s’est senti obligé d’avouer que cette identité n’est que partielle,

mais il n’en a pas moins été jusqu’à soutenir qu’on peut dire avec vérité, que le connu et l’ inconnu sont une seule et même chose. Je dois le déclarer avec franchise : je crois encore tout cela faux. Cette manière de s’exprimer ne peint point la véritable opération de notre esprit dans l’acte de juger : elle est inexacte : et elle conduit nécessairement à une conclusion révoltante, parcequ’elle est fondée sur un véritable renversement d’idées que voici. La faculté de juger ne dérive point de la faculté de faire des équations ; mais au contraire nous n’avons le pouvoir de faire des équations que parceque nous avons la faculté de juger, c’est-à-dire de percevoir le rapport de deux perceptions. On ne peut donc pas dire qu’un jugement est une espèce d’équation : mais on peut et on doit dire au contraire qu’une équation est une espèce particulière de jugement, qui consiste toujours à sentir, à percevoir, que dans l’idée que l’on a d’une quantité, est comprise l’idée que cette quantité est égale à une autre quantité exprimée différemment. C’est un jugement dont l’attribut est toujours l’idée être égal.

en prenant la chose de ce sens, qui est le vrai, on voit pourquoi l’on peut appeler cette sorte de jugement, des équations ; et pourquoi l’on peut dire que leurs deux termes sont égaux : c’est qu’il ne s’y agit jamais que de considérer des idées de quantités, et de prononcer qu’une de ces quantités est égale à une autre. Car quand je dis que x est égal à a 2, est égal au quarré de 12, est égal à 12 multiplié par lui-même, est égal à 144, je ne considère jamais dans x que la quantité qu’il représente, et je n’en dis jamais autre chose, si ce n’est que cette quantité est égale à une autre. Mais c’est là un cas particulier de nos jugemens : et ce qui est vrai de l’espèce, n’est pas vrai du genre. Cela est si certain que sans sortir des idées de quantité, quand je dis seulement que x est double de b, on ne peut appeler ce jugement une équation, quoiqu’il en redevienne une si je dis que x est égal à 2 b. à plus forte raison quand je dis cet arbre est beau, est sain, est vigoureux, assurément c’est forcer le sens de tous les mots, dénaturer toutes les expressions, et soutenir une chose réellement fausse, que de prétendre que je fais là une équation, et que je dis que l’idée de cet arbre est égale à l’idée de beauté, de santé, de vigueur ; ou que l’idée particulière que j’ai de cet arbre, est égale à l’idée générale que j’ai d’un être beau, sain, ou vigoureux. Dans ces jugemens je vois et je dis seulement que dans l’idée particulière et individuelle que j’ai de cet arbre, sont comprises les idées générales d’être beau, d’être sain, d’être vigoureux ; et qu’elles y sont comprises avec restriction de leur extension, c’est-à-dire de la manière particulière dont elles conviennent à cet arbre, et non pas dont elles conviennent à un homme, à un cheval, ou seulement à un arbre d’une autre espèce. En outre, quand on accorderait que nos jugemens peuvent être appelés des équations, il ne s’ensuivrait pas encore que leurs deux termes sont identiques.

cela est rigoureusement faux même des équations proprement dites. x n’est point identique avec a 2, avec le quarré de 12, avec 12 multiplié par lui-même, avec 144. Il est égal à tout cela ; mais il en diffère par l’expression, par la génération de l’idée, par ses propriétés, par les usages qu’on en peut faire. Encore moins peut-on dire que cet arbre que je juge successivement beau, sain, vigoureux, est successivement identique avec un être beau, un être sain, un être vigoureux. Si cela était, un être beau serait aussi identique avec un être vigoureux, ce qui n’est pas vrai. On peut à toute force soutenir si l’on veut, quoique cela ne serve qu’à égarer, que l’idée de cet arbre est égale sous un certain rapport à l’idée d’un être sain, etc. Mais ce n’est point là être identique. Deux êtres ou deux idées ne sont identiques que quand ils sont complétement égaux et semblables sous tous les rapports. Il n’y a d’équations et de jugemens dont les deux termes puissent être dits identiques que ceux-ci, x est x, ou cet arbre est cet arbre, et tous les autres pareils. C’est pour cela qu’ils n’apprennent rien ; et qu’ils ne sont bons à rien, ni en mathématiques, ni en physique, ni en morale, ni dans aucun cas quel qu’il soit. Aussi nous dit-on que l’identité dont il s’agit n’est que partielle. mais que signifie cette expression ? Identité veut dire similitude parfaite et complète. L’épithète partielle jointe à identité veut dire qu’elle n’a lieu que partiellement, qu’elle n’est pas entière. Ainsi une identité partielle signifie une similitude complète, qui n’est pas complète, c’est-à-dire une identité qui n’est pas une identité, qui n’est qu’une similitude. C’est un véritable non sens

car deux ê tres ou

deux idées ne sont pas identiques pour avoir quelque similitude, quelque ressemblance sous certains rapports, mais pour être véritablement pareilles en tout. Si cette vérité avait besoin de preuves, rien ne l’appuierait mieux que cette étrange assertion que le connu et l’ inconnu

sont une seule et même chose ; car elle suit rigoureusement de la doctrine que je combats : et certainement il n’existe pas de proposition plus manifestement fausse. Quoi ! L’on peut prétendre qu’une idée connue et une idée inconnue sont une même chose pour l’être qui pense. Mais si cela est, faire une découverte, c’est donc ne rien faire ; trouver un rapport entre deux êtres, c’est donc ne rien apprendre ; porter, sentir un jugement, c’est donc ne rien sentir, ne rien percevoir. Il y a plus ; les idées n’existent que dans la pensée ; une idée inconnue à celui qui pense, n’existe réellement pas. Ainsi, dire que le connu et l’inconnu sont une même chose, c’est dire qu’une chose qui existe et une chose qui n’existe pas, sont une même chose. Il est vrai que dans ce langage on doit dire que l’ être et le néant sont identiques, à cela près de la négation qui détruit l’existence de l’ être.

mais en vérité cela révolte. Non, j’en demande pardon à Condillac que je révère, rien de tout cela n’est soutenable. Il a été conduit à ce faux système par l’envie de ne pas révoquer en doute la mauvaise raison fondamentale que l’on donnait de la solidité des argumens syllogistiques, dont en effet les résultats sont toujours vrais, quand toutefois on prend d’ailleurs toutes les précautions nécessaires

et il y a encore

été poussé par une autre erreur généralement répandue avant lui, et que lui-même a signalée et fortement ébranlée, mais qu’il est bon de rappeler ici. Parceque les vérités de la science des nombres et de celle de l’étendue sont d’une certitude complète, on croyait, et les gens peu instruits croient encore, que c’est aux sciences mathématiques à guider la logique et à nous apprendre à raisonner. Cependant c’est tout le contraire. On peut bien chercher dans l’algèbre et dans la géométrie, des exemples de bons raisonnemens, parceque, par toutes les raisons que nous avons dites souvent, c’est dans ces matières qu’il est le plus aisé de faire des applications heureuses des principes logiques. Mais il ne faut pas vouloir tirer de ces sciences, les principes eux-mêmes, car ils n’y sont pas. On ne peut les trouver, ces principes, que dans l’observation de nos facultés intellectuelles. Ainsi c’est au contraire la théorie de la logique fondée sur l’observation de ces facultés, qui doit nous montrer les causes des succès et des erreurs des raisonnemens mathématiques, comme de tous les autres : et ce sont, comme dit Bacon, ces sciences elles-mêmes qu’il faut faire comparaître devant le tribunal de la critique logique, pour y rendre compte des motifs de leurs procédés et de leurs décisions, et pour qu’il y soit prononcé sur leur fausseté ou leur justesse. Nos jugemens ne sont donc pas des équations. Les deux termes d’un jugement ne peuvent donc en aucune manière être dits équivalens l’un à l’autre. Cela n’est pas vrai, même de ceux de nos jugemens que nous appelons des équations.

nous leur donnons ce nom, parceque leurs deux termes sont égaux en quantité : mais d’ailleurs ils diffèrent l’un de l’autre par toutes leurs autres propriétés. Enfin aucun de nos raisonnemens, pas même ceux des mathématiques, ne doit être regardé comme une succession d’égalités ou d’équations, à prendre ce mot dans toute sa rigueur, ni comme une série de termes identiques. Au reste cette théorie de Condillac est déjà très-supérieure à celle qui l’a précédée. Elle é vite l’inconséquence qu’il y avait à appeler l’un des deux termes d’une proposition le grand terme, et l’autre le petit, et à dire ensuite que ces deux termes sont égaux à un troisième et égaux entr’eux. Elle a de plus l’avantage immense de rendre raison de la justesse du jugement en même temps que de celle du raisonnement. Les partisans de la doctrine syllogistique ne se sont point élevés jusques-là. Ils ne sont point remonté jusqu’à la théorie du jugement : aussi sont-ils réduits à dire que les propositions évidentes le sont par elles-mêmes, que ce sont les plus générales qui sont dans ce cas, et qu’il ne s’agit jamais que d’en déduire des conséquences légitimes. On voit donc que Condillac a fait un grand pas, et on doit lui en savoir beaucoup de gré ; mais je suis convaincu qu’il s’est arrêté à la moitié du chemin, en faisant les deux termes de la proposition égaux entr’eux, et que le vrai est de dire que c’est l’ancien petit terme qui est réellement le grand ; que dans tous nos jugemens quelconques, l’extension des deux idées comparées étant la même, parcequ’elle est toujours égale à celle du sujet, l’opération intellectuelle consiste à sentir que le sujet comprend l’attribut ; et que nos raisonnemens sont des séries de jugemens successifs par lesquels on voit que ce premier attribut en comprend un second, le second un troisième, et ainsi de suite, ensorte que le premier sujet renferme le dernier attribut. à cette occasion, je dois remarquer que telle est la marche constante de notre esprit. Il commence presque toujours par les opinions les plus erronées ; et ce n’est que par des réformes successives qu’il se rapproche petit à petit de la vérité. Cela doit être, car il y a mille manières de se tromper, contre une de rencontrer la vérité ; et on ne juge bien des objets qu’à mesure qu’on en connaît tous les détails et qu’on les a observés sous toutes leurs faces, ce qui est l’ouvrage du tems. Dussé-je paraître m’écarter de mon sujet, je ne puis me refuser à donner ici beaucoup d’exemples de ce fait. On ne saurait les trouver déplacés au commencement d’un traité de logique, puisque rien n’est plus capable de nous apprendre à nous défier de tous nos premiers apperçus, et de nous montrer que la cause prochaine et pratique de toutes nos erreurs est notre précipitation à juger,

malheur d’autant plus grand qu’il est fréquemment inévitable, et que pourtant un seul jugement faux en fait naître beaucoup d’autres, qui souvent subsistent bien long-tems encore après que le premier est rectifié. Il n’y a point de science qui ne fournisse un grand nombre de preuves de ce fait, on en trouvera de différentes espèces dans la note ci-jointe. Quelqu’opinion que l’on ait sur plusieurs des exemples cités dans cette note, je me flatte que l’on conviendra avec moi, et c’est ce qui m’importe actuellement, que dans un jugement, c’est le sujet qui comprend l’attribut, et que dans une série de jugemens, les différens attributs comprennent successivement celui qui les suit. Voulant peindre cet effet d’une manière qui tombe sous les sens, j’ai dit quelque part que cela ressemble à ces boîtes dans lesquelles, en les ouvrant, on en trouve une autre plus petite, dans celle-là une troisième, dans la troisième une quatrième, et ainsi successivement jusqu’à la dernière. Cette image est exacte ; mais je crois qu’il serait encore plus juste de comparer la succession de nos jugemens qui constitue un raisonnement, à ces tuyaux de lunettes qui sont renfermés les uns dans les autres, et que l’on en tire successivement ; ensorte que toutes les fois que l’on en fait sortir un de dedans celui qui le recouvrait, il en devient une continuation, et le tuyau s’alonge d’autant. Car à chaque fois qu’on porte un nouveau jugement d’une idée, c’est-à-dire, à chaque fois que l’on voit qu’elle renferme une autre idée qu’on n’y avait pas encore remarquée, celle-ci devient un nouvel élément qui est ajouté à ceux qui composaient déjà la première, et qui en augmente le nombre. On doit donc, suivant moi, se représenter chacune des idées qui sont dans nos têtes comme un petit groupe d’idées élémentaires réunies ensemble par des premiers jugemens, duquel, au moyen de tous les jugemens postérieurs que nous en portons, il sort continuellement dans tous les sens, des irradiations pareilles à ces tuyaux qui s’alongent. Ce petit groupe, quoique gardant toujours le même nom, celui qui en est le signe et le représente, change donc perpétuellement de figure et de volume, d’autant plus que souvent une nouvelle addition en détruit beaucoup d’autres plus anciennes ; et cela fait varier continuellement ses rapports avec les autres groupes qui le touchent par différens points, et qui, de leur côté, éprouvent des altérations semblables. Cela peint très-bien, à mon avis, ce qui se passe dans notre esprit tant que nous vivons, et la cause pour laquelle divers individus, et le même dans différens temps, portent des jugemens différens des idées exprimées par les mêmes signes ; et cela complète ce que j’avais à dire sur la formation de nos idées, et sur le jeu de nos facultés intellectuelles. Tout ceci étant bien entendu, il est temps d’entrer en matière. Nous voulons nous rendre compte de la combinaison et de la déduction de nos idées, trouver la base et le fondement de toutes nos connaissances, et découvrir les caractères et les causes de la vérité et de l’erreur. La première chose à faire est donc de chercher s’il y a dans ce monde vérité et erreur,

et ce que c’est que la certitude.

car jusqu’à présent nous avons étudié les phénomènes de notre intelligence, nous avons raisonné sur ces phénomènes le mieux que nous avons pu ; mais nous n’avons pas encore dit en quoi consiste la cause première de toute certitude. Nous avons fait comme les hommes sont obligés de faire toujours. Ils commencent par agir, par se servir de leurs facultés ; et c’est par l’usage même qu’ils en font qu’ils apprennent à connaître leur efficacité. Nous avons donc eu raison d’employer nos facultés intellectuelles à s’observer et à se connaître elles-mêmes : mais actuellement que par la suite de cette analyse nous sommes arrivés à tâcher de déterminer la nature, l’étendue, et les limites de leur puissance, il est manifeste qu’il faut expliquer pourquoi et comment nous sommes sûrs de quelque chose. cela est si indispensable, que l’on ne conçoit pas qu’on ait pu faire tant de traités de logique sans commencer par-là. Pour moi, quand je songe que depuis des siècles les philosophes condamnent dédaigneusement leurs adversaires, les théologiens font brûler les leurs, les logiciens prescrivent à tous la manière dont ils doivent raisonner, et tout cela avant d’avoir établi, je ne dis pas d’une manière victorieuse, mais seulement d’une manière supportable, s’il y a quelque chose de certain dans ce monde, je suis d’un étonnement dont je ne puis revenir. C’est donc là évidemment ce que nous avons à faire ; voyons si nous pourrons y parvenir.