Éléments d’idéologie/Troisième partie/Discours préliminaires

La bibliothèque libre.


Suivant l’opinion commune, la logique est l’art de raisonner. Telle que je la conçois, elle n’est pas cela : elle est, ce me semble, ou doit être une science purement spéculative, consistant uniquement dans l’examen de la formation de nos idées, du mode de leur expression, de leur combinaison et de leur déduction ; et de cet examen résulte ou résultera la connaissance des caractères de la vérité et de la certitude, et des causes de l’incertitude et de l’erreur. Quand cette science sera faite et bien faite, et qu’elle possédera des vérités incontestables, alors on pourra avec assurance, en déduire les principes de l’art de raisonner, c’est-à-dire, de l’art de conduire son esprit dans la recherche de la vérité, qui comprend également l’art d’étudier et celui d’enseigner, ou, en d’autres termes, celui d’acquérir des connaissances vraies, et celui de les communiquer clairement et exactement soit par des leçons parlées ou écrites, soit dans la simple conversation. Jusques-là, toutes les règles que l’on pourra prescrire au raisonnement seront, suivant moi, téméraires et hasardées. Ce seront de véritables recettes empiriques qui, n’étant fondées sur aucune théorie certaine et complète, n’auront tout au plus pour appui, que quelques observations plus ou moins imparfaites et sans liaison suffisante entr’elles. Telles sont, à mon avis, toutes celles qu’on nous a données jusqu’à présent. Je ne prétends point pour cela ni les accuser toutes sans distinction, de manquer de justesse, ni encore moins méconnaître le mérite des hommes qui ont écrit sur ces matières. Je me borne à une vérité qu’on ne saurait nier, c’est qu’un art dépend toujours d’une science. or tous les logiciens jusqu’à présent, sans en excepter ceux que l’on regarde avec raison comme des hommes supérieurs, ont confondu l’art avec la science. Ils se sont même plus occupés de nous donner les règles de l’un que de poser les principes de l’autre. Ils se sont donc trop pressés d’arriver à un résultat ; ils ont interverti l’ordre des idées. C’est donc la science que nous avons à créer pour procéder avec méthode ; ensuite on en tirera facilement des conséquences utiles pour la pratique. Cette manière de considérer la logique et d’en distinguer la partie scientifique et la partie technique, bien que conforme à celle dont j’ai traité la grammaire et aux principes que j’ai posés dans cette partie de mon ouvrage, pourra paraître au premier coup-d’œil pédantesque et minutieuse, ou trop ambitieuse et trop abstraite, c’est-à-dire, trop éloignée de tout résultat positif et pratique ; mais je prie le lecteur de ne pas s’arrêter à cette première impression, et de prendre garde que c’est là le seul moyen de voir si les règles que l’on prescrit à nos raisonnemens depuis tant d’années sont fondées sur des faits bien observés, et de reconnaître pourquoi elles ont été si peu utiles. Je lui demande avec instance de se rappeler que l’art de raisonner, bien qu’assurément cultivé avec excès dans les écoles, n’a cependant pas fait un pas depuis Aristote jusqu’à Bacon. Il reposait donc sur des bases fausses ; car, comme le dit le même Bacon, toute étude bien commencée doit être féconde : et si depuis Bacon, cet art a reçu des améliorations importantes, c’est qu’au lieu de se borner à l’apprendre et à le pratiquer, on a commencé à y réfléchir ; on a étudié la science qui lui sert de guide et de flambeau ; et elle s’est enrichie de plusieurs vérités précieuses. Un coup-d’œil jeté sur les travaux de nos prédécesseurs mettra, je crois, ces assertions hors de doute. Il fera plus, il montrera que tous ont reconnu, au moins confusément, la nécessité de cette distinction entre l’art et la science ; que s’ils ne se sont pas assez arrêtés à celle-ci, c’est qu’elle n’était pas encore assez avancée de leur tems ; qu’ils ont eu d’autant plus de succès qu’ils y ont plus insisté ; et que la cause unique de tous leurs écarts est d’avoir tracé les règles de l’art avant d’avoir complétement demêlé les vérités de la science sur laquelle il est fondé. Or quelles sciences humaines peuvent être solides tant que la logique est erronée ? Assurément Aristote n’a pas négligé entièrement la partie scientifique de la logique. Il n’a pas entrepris de prescrire les règles de la déduction de nos idées avant d’avoir parlé des idées elles-mêmes et du mode de leur expression. Une telle marche serait trop déraisonnable pour avoir été celle d’un homme aussi judicieux. Tout le monde sait, ou pourrait aisément savoir, que la logique d’Aristote est composée de six ouvrages distincts ; des catégories où il s’agit des idées elles-mêmes ; du livre de interpretatione où il est question de l’expression de ces idées, du discours, de la proposition, et même des élémens fondamentaux de la proposition, le nom et le verbe ; des premières analytiques où l’on traite des propriétés et des règles générales du syllogisme ; et ensuite des secondes analytiques, des topiques, et des elenchi sophistici, où l’on explique l’usage du syllogisme dans la démonstration, dans la discussion, et dans la réfutation des sophistes. Si ceux qui s’élèvent avec tant de véhémence contre la manière moderne de traiter la logique, qui trouvent si ridicule qu’on ait imaginé de la déduire de l’idéologie et de la grammaire, et d’en faire une seule et même chose avec la grammaire générale et philosophique, et qui, dans cette opinion bisarre, se croient forts de l’autorité d’Aristote qu’ils nous opposent si ridiculement ; si, dis-je, ces critiques avaient pris garde à cette distribution des écrits du grand homme qui devrait être leur maître, et qui n’est que leur idole, ils auraient vu que ce qu’ils proscrivent est justement ce qu’il approuve, ce qu’il a essayé de faire, ce qu’il desire qui soit fait. Au reste il termine son travail en disant que ce n’est qu’une ébauche, une première tentative que rien n’a précédée, pour laquelle on doit avoir de l’indulgence, mais que l’on doit perfectionner, comme l’on a fait pour l’art oratoire qui s’est amélioré par des progrès successifs : seulement il fait beaucoup valoir, et avec raison, le mérite qu’il a eu à faire ce premier essai, et il ne craint pas de dire qu’il est beaucoup plus grand que celui que l’on aura à y ajouter et à le continuer. En tout c’est un très-grand malheur que des ouvrages anciens dont on parle sans cesse, ne soient dans le vrai presque jamais lus. On finit par s’en faire une idée tout-à-fait fausse. C’est à-peu-près comme dans le cours de la révolution franç aise, j’ai vu souvent, par respect pour la mémoire de certains hommes, embrasser avec violence des opinions qu’ils détestaient, et outrager et affliger leurs mânes, en croyant les respecter et leur complaire. Sans sortir de notre sujet, je suis convaincu que si la logique d’Aristote était traduite en bon français, et suffisamment éclaircie pour être à la portée de tout le monde, il n’y aurait pas un homme qui ne pensât et ne vît clairement que cette première tentative, bien que très-estimable, a été complétement malheureuse ; qu’elle a été contre son but, parcequ’on s’est trop pressé d’arriver à un résultat ; qu’elle a besoin d’être reprise par sa base ; que son auteur en conviendrait et le souhaiterait : et que les idéologistes français bien loin d’être des novateurs effrénés, des déserteurs de l’école d’Aristote, de tenter contre son intention des choses que ce grand maître a décidé être inutiles ou impossibles, sont ses continuateurs, ses disciples, et je pourrais dire ses exécuteurs testamentaires. En effet il est constant qu’il a voulu traiter des idées, de leur expression, et de leur déduction ; et qu’il a senti qu’il n’y avait pas une autre manière de donner une base solide à tous nos raisonnemens et à toutes nos connaissances ; mais il a manqué absolument les deux premières parties. C’est ce dont nous allons nous convaincre facilement. Dans ses catégories, il n’a point expliqué la formation de nos idées ; il n’a point déterminé de quelle manière une idée composée se résout dans ses élémens, ou plusieurs idées simples se réunissent pour former une idée composée ; ni comment du rapprochement de plusieurs idées simples ou composées mais individuelles, il en naît d’autres, qui sont des idées de classes ou d’espèces, soit de substances, soit de modes, soit d’êtres réels, soit d’êtres intellectuels. Il les a prises toutes telles qu’elles sont, sans se mettre en peine de demêler leurs élémens et l’action de nos facultés intellectuelles sur ces élémens. Il n’a pas proprement analysé, décomposé nos idées ; il s’est borné à les répartir en diverses classes, sous le rapport de leur objet, ce qui ne sert à rien, et non sous le rapport de leur composition, ce qui eût été vraiment utile. Ses dix catégories sont la substance, la quantité,

la qualité, la relation, le lieu, le tems, la situation, avoir, agir, et pâtir

:

c’est-à-dire, comme le remarquent très-bien Mm De Port-Royal, qu’il a voulu réduire à dix classes tous les objets de nos pensées, en comprenant toutes les substances sous la première, et tous les accidens sous les neuf autres

: et l’on peut

ajouter qu’ensuite il a multiplié à l’infini les observations, les distinctions, les divisions, relatives à toutes les circonstances que l’on peut remarquer dans les idées comprises dans chacune de ces classes, et qui ne font absolument rien ni au fond de l’idée, ni au mode de sa formation. Mais à quoi tout cela sert-il ? Cela nous apprend-il comment ces idées nous viennent ? Comment nos facultés intellectuelles agissent dans leur formation ? En quoi consiste leur justesse ou leur inexactitude, leur clarté ou leur obscurité ? S’ensuit-il que notre intelligence opère différemment dans nos raisonnemens, quand il s’agit d’une idée de qualité ou de quantité, que lorsqu’il est question d’une idée de relation ou de situation

? Assurément non. Cela

n’est donc utile absolument à rien. Je pense même avec les philosophes que je viens de citer, que cela nuit beaucoup par deux raisons. « la première, disent-ils, c’est qu’on » regarde ces catégories comme une chose « établie sur la raison et sur la vérité, » au lieu que c’est une chose tout arbitraire, « et qui n’a de fondement que » l’imagination d’un homme qui n’a eu « aucune autorité de prescrire une loi » aux autres, qui ont autant de droit « que lui d’arranger d’une autre sorte » les objets de leurs pensées, chacun selon « sa manière de philosopher… etc. » je trouve ces réflexions d’une justesse et d’une sagacité admirables ; ainsi cette première partie qui a rapport aux idées elles-mêmes, et qui est tirée tout entière des ouvrages métaphysiques du même auteur, n’est pas suffisamment approfondie, et a absolument besoin d’être refaite d’une toute autre manière. Vient ensuite la seconde partie, le livre de interpretatione qui traite de l’expression des idées, de leur traduction dans le langage. Dans cet ouvrage très-peu étendu, on voit que l’auteur a cherché à expliquer l’artifice du discours ; mais il est bien loin d’avoir vu tout son sujet, et d’avoir rendu un compte satisfaisant de la génération des signes de nos idées, et de leur influence sur nos raisonnemens. Il établit que le discours est composé de signes d’idées isolées, ou de signes d’idées réunies par une affirmation ou une négation, et que ce n’est que dans ces dernières qu’il y a vérité ou fausseté. Il définit le nom, un son vocal qui a une signification, laquelle lui est donnée à volonté, qui ne marque point le tems, et dont les parties, prises séparément, n’ont aucune signification. On voit combien peu cette définition apprend ce que c’est que la chose définie. Il prononce qu’aucun des cris des animaux n’est un nom, parcequ’ils ont une signification naturelle et non pas volontaire. Je ne crois pas que ce soit là la vraie raison ; mais bien plutôt, comme je l’ai dit dans ma grammaire, parceque ces cris sont des interjections, de véritables propositions tout entières, dans lesquelles le nom, le sujet, n’est pas séparé du verbe, de l’attribut. Mais Aristote n’est pas allé jusques-là. Il dit que le verbe est un son vocal qui marque le tems, dont les parties, prises séparément, n’ont aucune signification, et qui est toujours le signe de choses qui sont dites d’une autre chose. Il n’a pas vu que ces choses qui sont dites d’une autre par le verbe, c’est toujours que cette chose ou le sujet existe de telle ou telle manière, ou seulement existe ; et que c’est pour cela que le verbe marque le tems, parceque quand on dit qu’une chose est, existe, il faut bien dire si c’est actuellement, ou dans le passé, ou dans l’avenir ; et ce n’est même qu’alors qu’on peut le dire. Il ne veut point que le nom uni à la négation soit un nom. Il appelle cela un nom infini, parceque cela exprime également l’être et le non-être. Par la même raison il appelle verbe infini, le verbe joint à la négation. Il ne veut pas que les cas obliques des noms soient des noms. Qu’aurait-il dit dans une langue où ces cas ne sont marqués que par des mots étrangers aux noms, par des prépositions ? Sa raison est que ces cas obliques joints à un verbe n’expriment avec lui ni une vérité, ni une fausseté ; c’est-à-dire, en français, qu’ils ne peuvent pas en être le sujet. Mais est-ce là une raison pour qu’ils ne soient pas des noms ? De même il ne regarde comme verbe, que le présent de l’indicatif ; il veut que les passés et les futurs soient des cas du verbe ; et il ne parle d’aucun autre mode que de l’indicatif. Voilà tout ce qu’il dit des élémens du discours ; car il a jugé à propos de définir le discours un assemblage de sons vocaux, qui a une signification convenue, et dont chaque partie prise séparément, a une signification à elle toute seule ; et comme dans cette manière de philosopher, on érige en principe une définition arbitraire, il suit de celle-ci que les prépositions, par exemple, qui ne font aucun sens toutes seules, ne sont point des parties du discours. Aussi n’en parle-t-il seulement pas, non plus que d’aucun des élémens de la proposition, autres que le nom et le verbe. Il ne s’occupe pas davantage de la décomposition du discours en propositions ; et sans chercher, comme nous avons fait, si toutes les espèces de propositions ne peuvent pas se réduire à une, et être ramenées à la seule proposition énonciative, il ne parle que de celle-là ; et il écarte toutes les autres, en disant qu’elles sont plus du ressort de la rhétorique et de la poétique que de la logique. Ensuite il s’épuise dans les dix derniers chapitres de ce livre de interpretatione,

à examiner tous les cas, toutes les circonstances, et toutes les conséquences de la proposition énonciative ; et comme il n’a pas vu que les propositions négatives ne le sont dans le vrai que par la forme, et sont au fond affirmatives comme les autres, cette distinction subsistant, multiplie à l’infini les divisions et subdivisions, et accumule les difficultés. C’est à cela que se borne toute la théorie de la logique d’Aristote. Après des préliminaires aussi insuffisans, il se hâte de passer à la pratique, et de nous prescrire les règles de l’art de raisonner. Il a remarqué que certaines propositions énonciatives sont évidentes, c’est-à-dire que leur vérité ou leur fausseté est manifeste, tandis que d’autres sont douteuses, c’est-à-dire, que l’esprit est incertain s’il doit accorder ou refuser son assentiment au jugement qu’elles expriment ; et il a vu que cette incertitude vient de ce que l’on ne sent pas bien le rapport qui existe entre le sujet et l’attribut, qu’il appelle les deux termes de la proposition. Il a cru qu’il n’y avait rien à dire sur les propositions évidentes ; et que toute la science humaine repose sur la résolution des propositions douteuses, puisque pour découvrir, ou démontrer, ou réfuter une chose quelconque, il ne s’agit jamais que de trouver la solution d’un principe mis en question : puis il s’est figuré que cette solution consiste toujours et uniquement à prendre un terme moyen, et à le joindre successivement aux deux termes de la proposition en question, ce qui forme deux autres propositions qui sont évidentes, et qui composent un syllogisme avec lequel il croit qu’on ne peut errer. Ainsi, par exemple, je suis incertain si l’homme est un animal ; je prends pour terme moyen entre homme et animal, un être qui a des mouvemens volontaires ; et je dis, un être qui a des mouvemens volontaires est un animal ; l’homme a des mouvemens volontaires

;

d’où je conclus avec assurance que l’homme est un animal.

je dis qu’Aristote s’est figuré que la vérification de la proposition mise en question, consistait toujours à placer un seul terme moyen entre son sujet et son attribut. Ce n’est pas qu’il ne reconnaisse qu’il faut souvent plusieurs termes moyens ; mais alors chacun d’eux est l’occasion d’un syllogisme, car un syllogisme ne peut jamais avoir qu’un seul terme moyen : et suivant lui c’est le syllogisme qui opère la conviction. La multiplicité des termes moyens produit seulement une série de syllogismes, ou un raisonnement qui se réduit en une série de syllogismes dont les premiers ne sont que la préparation du dernier. exemple

: si dans le cas que j’ai cité, 

je ne vois pas encore de rapport manifeste entre un être qui a des mouvemens volontaires et un animal, je puis prendre un autre terme moyen tel que un être qui se meut sans cause extérieure

; et

alors je dois dire d’abord : un animal est un être qui se meut sans cause extérieure. un être qui se meut sans cause extérieure a des mouvemens volontaires.

donc un être qui a des mouvemens volontaires est un animal.

et ensuite je puis prendre pour majeure cette proposition prouvée, et dire : un être qui a des mouvemens volontaires est un animal. l’homme est un être qui a des mouvemens volontaires.

donc l’homme est un animal.

en partant de ces deux idées qu’il ne s’agit jamais dans ce monde que de trouver un terme moyen entre le sujet et l’attribut d’une proposition énonciative, et que c’est par la forme syllogistique qu’on y parvient, il se donne une peine infinie pour prévoir tous les cas et tous les modes de ces propositions et de ces argumens, et pour déterminer le genre et l’étendue des conclusions qu’on peut légitimement tirer de chacun d’eux ; car il s’en faut bien qu’elles soient toujours les mêmes. Tout cela aurait été beaucoup simplifié, si, comme nous l’avons fait dans la grammaire, il avait vu dans les propositions négatives la véritable affirmation qu’elles renferment : et si, dans toute proposition, prenant le sujet et l’attribut en masse, il n’avait considéré chacun d’eux comme ils le sont en effet, que comme une seule idée qui est la résultante de tous les mots dont ils sont composés, ou des effets de leur réunion. Mais, d’une part, il admet des propositions négatives ; et de l’autre, ce n’est pas l’idée totale du sujet et de l’attribut qu’il prend pour les vrais termes de la proposition, mais seulement l’idée principale renfermée dans chacun d’eux. Ainsi, dans ces phrases : un homme vertueux peut cependant être malheureux par sa faute, tout homme vertueux est récompensé au moins par son cœur. les termes à comparer immédiatement ne sont pas pour lui dans l’une, un homme vertueux,

et peut cependant être malheureux par sa faute

; et dans l’autre, tout homme vertueux, 

et est récompensé au moins par son cœur. mais ce sont seulement dans la première, homme et malheureux,

et dans la seconde, homme et récompensé.

de là il arrive qu’il est obligé de reconnaître et de distinguer des propositions universelles, particulières, indéfinies, singulières, simples ou composées, complexes ou incomplexes, modifiées ou pures, nécessaires ou contingentes, etc., et cela multiplie à l’infini les divisions et les subdivisions, les modes et les figures d’argumentation, et les règles particulières à chacun de ces cas, tandis que si, avant de lui donner des lois, on avait mieux connu la nature de l’opération intellectuelle unique qui constitue tous nos raisonnemens, on aurait trouvé, comme j’espère le faire voir, qu’un seul procédé, toujours le même, nous donne toutes les vérités que nous pouvons extraire par voie de déduction de celles que nous connaissons auparavant, lesquelles elles-mêmes consistent toujours ou en faits, c’est-à-dire en impressions reçues, ou en résultats déjà tirés de faits antérieurs par voie de déduction. Car nous ne faisons jamais que sentir et déduire,

ce qui est encore sentir.

au reste Aristote, embarqué dans une entreprise aussi difficile, je dirais même aussi impossible, que celle de prescrire des règles à une faculté intellectuelle encore trop peu observée et trop peu connue, déploie une force de tête prodigieuse, et une sagacité vraiment admirable, dans le développement de toutes les circonstances qu’il a cru devoir y remarquer, et dans l’observation des différences de chacune d’elles. Quand on songe que de mauvaises habitudes pratiques étaient déjà prises avant lui, et que c’est la première fois qu’on a essayé de faire un corps de doctrine complet de l’art de raisonner, on sent qu’il était impossible que l’ esprit humain fît plus à une première tentative ; et l’on s’afflige même qu’il y ait employé une si prodigieuse capacité : car plus on est avancé dans une fausse route, plus on a de peine à en revenir pour reprendre le bon chemin. C’est ce qui fait que la doctrine d’Aristote a empêché le genre humain de faire un seul pas pendant plus de dix-huit cents ans. Je ne le suivrai pas dans les détails de son traité du syllogisme. J’avouerai même naïvement que je ne me flatte pas d’avoir toujours saisi avec précision toute la finesse de ses observations, et toutes les liaisons de ces principes. Ses disciples les plus zélés, et ses commentateurs les plus infatigables, conviennent qu’il est impossible d’y parvenir complétement. Ils font plus, ils le prouvent par la différence fréquente des manières dont ils l’expliquent : et lui-même dit qu’on ne saurait comprendre ses écrits, si l’on n’a pas entendu ses leçons. Mais je crois en avoir assez vu et assez dit pour être en droit de conclure que, s’il a beaucoup fait en donnant un moyen quelconque de se demê ler des arguties des sophistes de son tems, en combattant l’opinion funeste qu’il n’y a rien de vrai, ni de faux, ni de certain, (opinion qui n’est pas moins absurde que pernicieuse, puisqu’il y a toujours de certain pour chacun de nous, ce qu’il sent d’abord, et ensuite ce qu’il en déduit, si de nouvelles sensations confirment ce qu’il a conjecturé), et en renversant la mauvaise logique de Platon, qui veut que nos idées soient les modèles des choses, au lieu de voir dans les choses et les impressions qu’elles nous font, les sources de nos idées ; que si, dis-je, Aristote a rendu de grands services, et a ébauché la science qui n’existait pas avant lui, cependant il ne l’a pas assez avancée, et s’est trop hâté de tracer les règles de l’art. Relativement à l’art, si l’on ne veut pas prendre la peine d’étudier Aristote lui-même, chose très pénible, on peut prendre une connaissance fort étendue de ses principes dans le quatrième chapitre de la logique de Hobbes, et dans la troisième partie de celle de Mm De Port-Royal. C’est ce que je connais de mieux sur cette matière. J’admire sur-tout le jugement qu’en portent les auteurs de ces deux ouvrages. Voici comme s’en expliquent ceux du dernier. « cette partie, » disent-ils, que nous avons maintenant « à traiter, qui comprend les règles du » raisonnement, est estimée la plus « importante de la logique, et c’est presque » l’unique qu’on y traite avec quelque " soin (ces mots sont remarquables)

; … etc. " et ailleurs, au commencement du chapitre des syllogismes complexes, ils ajoutent : « il faut avouer que, s’il y en » a à qui la logique sert, il y en a « beaucoup à qui elle nuit ; … etc. » Hobbes dit à-peu-près les mêmes choses en plusieurs endroits. Il suit de tout cela, à mon avis, 1) que ces fameuses règles manquent par la base, puisqu’elles ne nous apprennent rien sur la partie la plus importante des raisonnemens, les principes ; 2) qu’elles sont plus difficiles à comprendre que les difficultés qu’elles sont destinées à éclairer ; 3) qu’en résultat elles ne sont absolument bonnes à rien, puisque, dans tous les cas embarrassans, ce que nous pouvons faire de mieux, est de ne pas nous en servir, et de nous décider même contre ce qu’elles paraissent prescrire. Je crois que ces savans judicieux ont parfaitement raison ; et je n’en regrette que davantage, qu’il n’y ait pas une traduction française de la logique d’Aristote, qui soit généralement répandue et fréquemment consultée. Pour qu’elle fût bonne et bien intelligible, il faudrait que le traducteur commençât par faire la langue ; et pour cela, qu’il donnât un vocabulaire des termes techniques employés dans l’ouvrage, en expliquant soigneusement la signification de chacun d’eux. Si ce travail était bien fait, il en résulterait tout de suite la preuve d’une foule de vérités importantes. D’abord on verrait clairement que faire une science ou un art, c’est-à-dire, en exposer nettement les principes, ce n’est autre chose qu’en expliquer bien les termes ; et ensuite l’on reconnaîtrait avec la même évidence, que les obscurités de la logique d’Aristote, qui ne viennent pas de sa manière d’écrire, viennent de ce qu’il n’a pas complétement demêlé les idées fondamentales : ce qui fait que les moyens artificiels qu’il donne pour guider le raisonnement sont illusoires, ou qu’ils sont plus difficiles à employer que le moyen naturel d’examiner directement les idées comparées, et, comme le disent Mm De Port-Royal, en se servant de la seule lumière de la raison. c’est-là sans doute un ouvrage important qui nous manque. Cependant il existe dans notre langue une vieille traduction de la logique d’Aristote, qui, sans remplir complétement cet objet, serait très-utile si elle était plus connue. Il est vrai qu’il faut une patience infatigable pour la lire ; mais comme elle est déjà très-propre à rendre manifeste les causes de l’imperfection et de l’insuffisance de ce célèbre organum, elle est curieuse, et elle mérite que nous nous y arrêtions un peu. L’auteur n’a pas suivi la marche que je viens d’indiquer. Peut-être n’en a-t-il pas senti la très-grande utilité ; et je le crois. Peut-être cette entreprise était-elle au-dessus de ses forces ; et je le crois encore. Peut-être enfin l’a-t-il jugé tout-à-fait inexécutable ; et il est possible que cela soit vrai, précisément parceque faire un pareil vocabulaire, c’est faire la science tout entière, et qu’on ne fait point ainsi un traité bien suivi par articles détachés les uns des autres. Quoi qu’il en soit, le sieur De Fresnes a pris un autre parti. Grand admirateur de l’organum, 

qu’il appelle un livre divin, et dans lequel il croit voir la source de toute vérité et de toute certitude, il connaissait assez mal la marche de notre intelligence ; mais il connaissait très-bien la doctrine d’Aristote : et voulant faire comprendre celle-ci à ses lecteurs, il a fait entrer dans le texte toutes les explications qu’il a crues nécessaires au développement des idées. Il en est résulté qu’il a fait un volume in-folio de sept cent cinquante pages, d’un petit ouvrage qui n’a guère que deux cents pages du même format. Encore s’est-il permis des retranchemens dans quelques endroits ; et a-t-il pris de telles libertés dans les autres, qu’il a fait des transpositions fréquentes, et que souvent on est incertain si on lit un commentaire ou une traduction ; et on ne sait pas précisément où est dans le texte l’équivalent de ce qu’on lit. Au reste, c’est là un mal inévitable, et la faute en est à l’auteur original. Je ne pretends pour cela soutenir que toutes les additions de ce traducteur soient également nécessaires, mais je dis que l’extrême briéveté du texte n’est due qu’à ce que la plupart des choses n’y sont qu’indiquées ou rendues par des expressions qui sont tout-à-fait hors des conventions ordinaires de toutes les langues, et qui forment un véritable argot (qu’on me passe ce terme trivial, qui rend parfaitement mon idée). Or ce langage fût-il, ce qui n’est pas, fondé sur des idées bien déterminées, et formé d’après des analogies irréprochables, il ne saurait être aussi familier à chacun de nous, que la langue commune dont il emprunte les mots en en détournant le sens. Il faut donc, en le lisant, faire continuellement un effort d’attention et de mémoire, pour ne pas perdre de vue ces conventions bizarres, et se rappeler les longues séries d’idées que représentent ces expressions singulières et trop abrégées. Ce sont des espèces de pronoms inusités, et trop éloignés de la phrase qu’ils remplacent. En effet la briéveté dans le discours n’est un avantage que jusqu’à un certain point, et sous certaines conditions. Si quelqu’un s’avisait de prendre une cinquantaine des résultats principaux d’une science quelconque, de désigner chacun d’eux par une lettre de différens alphabets, et de les employer souvent sous cette forme, dans un long raisonnement sur quelque partie de cette même science, certainement il aurait beaucoup de peine à s’entendre ; on n’en aurait pas moins à le comprendre ; et il n’aurait épargné le tems de ses lecteurs et le sien qu’en apparence. Dans les raisonnemens, appelés calculs,

cela peut se faire ; et c’est en cela que consiste la langue algébrique, qui représente souvent une formule compliquée, c’est-à-dire une très-longue phrase, par un seul caractère, et qui opère dessus avec facilité. La raison en est, qu’il ne s’y agit jamais que d’idées de quantité, c’est-à-dire d’idées d’une seule espèce, dont les élémens sont très-distincts, et qu’on ne considère que sous le rapport de leur augmentation ou de leur diminution, c’est-à-dire, encore sous le seul rapport de leur quantité. Dans ce cas unique, on peut se fier à sa méthode, qui, pour le coup, mérite bien le nom d’organe, organum. pourvu qu’on observe les règles de la syntaxe de cette langue, on peut opérer avec sécurité sur ses signes, sans s’embarrasser de ce qu’ils signifient. On est certain que quand on sera arrivé à la conclusion, elle sera juste ; et en outre, que l’on substituera avec facilité la chose signifiée au signe qui la représente ; et que parconséquent on comprendra parfaitement le résultat. à la vérité, on n’a d’autre garant de la certitude de ce résultat, que la sûreté antérieurement démontrée des procédés que l’on a employés ; mais cela suffit : ainsi, on n’a pas eu besoin de savoir ce qu’on faisait, ni de s’entendre soi-même, pendant tout le tems que l’on a raisonné, ou comme l’on dit, calculé ; et il y a eu beaucoup d’avantage à abréger. Dans tous les autres raisonnemens, il n’en est pas de même. Il y est toujours question d’idées composées d’élémens de toutes espèces, et combinées sous toutes sortes de rapports. Il ne suffit pas de faire subir à leurs signes certaines transformations, au moyen de quelques opérations purement mécaniques dont l’effet est connu d’avance ; il ne faut pas perdre un moment de vue les idées elles-mêmes. Il faut suivre pas à pas, et phrase à phrase, la série entière de leur déduction. Il faut avoir la conscience actuelle de la justesse de tous les jugemens successifs que l’on en porte, à mesure qu’on les porte. Il faut enfin entendre toujours et continuellement ce que l’on en dit pendant tout le tems que l’on en parle. Il faut, comme l’a dit très-énergiquement le c Maine-Biran, que nous avons déjà cité, porter perpétuellement le double fardeau du signe et de l’idée. La briéveté du signe n’est donc utile qu’autant que l’idée n’est pas trop éloignée ou trop compliquée, que leur liaison est très-familière, et que l’idée vient avec facilité se replacer elle-même tout entière sous le signe qui la représente. Nos substantifs, et nos verbes ou adjectifs qui ont le sens le plus étendu, sont les expressions les plus abrégées dont nous puissions nous servir sans inconvénient ; encore sont-ils déjà bien sujets à des erreurs causées par le rappel imparfait de l’idée. Voilà pourquoi il nous est agréable que la formation du mot retrace la formation de l’idée ; et pourquoi néanmoins la substitution de la description de l’idée à son nom nous est souvent utile. Voilà enfin pourquoi nous ne pouvons pas pousser ces sortes de raisonnemens aussi loin et aussi rapidement que ceux de l’algèbre. Ils ne donnent pas lieu à l’emploi de moyens purement mécaniques auxquels nous puissions nous abandonner entièrement. Ne pas s’appercevoir de cette différence, c’est méconnaître la nature de la difficulté. Nous avons déjà vu une partie de tout cela dans une note fort étendue que j’ai insérée dans la seconde édition du premier volume de cet ouvrage, et nous le verrons encore mieux dans la suite. Lors donc qu’en traitant les sujets dont il s’agit ici, un auteur ne veut pas se contenter de la briéveté du langage ordinaire, et qu’il prétend exprimer le résultat d’une longue explication par un seul mot dont il se sert ensuite comme si c’était le nom propre de ce résultat, il devient extrêmement concis ; mais ce n’est qu’en devenant excessivement obscur. Or c’est ce que fait continuellement Aristote. Je n’en citerai qu’un exemple tiré du premier livre des analytiques postérieures, chapitre iv. Après avoir établi que les premiers principes sont connus par eux-mêmes et ne peuvent être démontrés, et que la science ne consiste que dans ce qui peut être démontré, il s’apprête à traiter de la démonstration : et pour nous apprendre de quelles propositions peut résulter la démonstration, et de quelle nature doivent être ces propositions (de quibus et qualibus propositionibus demonstrationes constent),

il croit nécessaire de nous dire ce qu’il appelle de omni, per se, et universale, en français de tout, par soi,

et universel

; et il le fait très-briévement.

Le traducteur s’émerveille que dans ces trois petits mots il ait su renfermer le germe de toutes les règles de la démonstration : et il ne s’apperçoit pas que lui traducteur, pour nous faire entendre à-peu-près ce que signifient ces trois petits mots et leur définition, il est obligé d’employer un grand nombre de pages, et même de faire des transpositions considérables à l’ordre qu’a suivi l’auteur. Je n’entreprendrai pas de reproduire ici cette explication : je serais obligé de refaire un autre volume. On ne peut la connaître qu’en la voyant dans l’auteur, ou dans le traducteur. Mais cette explication fût-elle complétement satisfaisante, toutes les fois qu’on nous parle d’une chose qui est dite de tout, ou par soi,

de ses propriétés, de ses conséquences, de l’usage qu’on en peut faire dans une proposition, de ce qu’on en peut conclure, et que l’on fait des raisonnemens très-compliqués sur tout cela, pour comprendre ce qu’on nous en dit, il faut avoir très-présente toute la doctrine qui explique ce que c’est qu’être dit de tout, ou par soi

; et cela est si difficile

que, sous peine d’être inintelligible, on est obligé de nous en rappeler continuellement au moins la partie qui a trait au sujet que l’on traite. Il en est de même quand Aristote en parlant de la catégorie de la qualité,

juge à propos d’appeler quale, le tel, tout ce qui a une qualité, et en parlant de la catégorie de la relation, de nommer relata, relatifs, tous les êtres qui ont une relation quelconque. Comme il n’y a rien dans nos têtes à quoi nous ne puissions trouver une qualité et une relation, et que parconséquent nous ne puissions nommer le tel ou relatif,

assurément quand il dit que le tel a telles propriétés, ou que l’on remarque telle circonstance dans les relatifs, il est nécessaire, pour l’entendre, que nous ayons incessamment présent à l’esprit sous quel aspect il envisage les objets, ou plutôt les idées que nous en avons, quand il leur donne ces noms énigmatiques de le tel ou relatif. c’est ce qui fait que toute traduction d’Aristote est nécessairement un commentaire et une paraphrase ; et c’est ce qui me fait desirer que l’on prenne la peine d’en faire et de les lire : car certainement on ne resterait pas long-tems en doute sur les vices du fonds des idées, et de la manière de les présenter. Cette nécessité pourtant de remonter perpétuellement aux explications antérieures, n’est pas moins grande dans l’original que dans la copie. Car ces locutions exagérément sommaires et de convention insolite, ne sont ni plus significatives, ni plus expressives, et ne peignent pas mieux leur valeur dans le grec ou dans le latin que dans le français. Elles nous y paraissent seulement moins ridicules, parceque nous y sommes plus habitués, et qu’elles se sont attiré une sorte de respect superstitieux, en latin surtout, pendant le long espace de tems qu’elles ont été usitées dans cette dernière langue, et durant lequel on étoit persuadé qu’elles étaient très-belles ; que ceux qui s’en servaient les entendaient ; que si on n’en comprenait pas le sens et le mérite, c’est que l’on n’était pas assez habile ; et qu’on ne pouvait expier ce tort que par une humble et profonde admiration. C’est ce qui rend encore très-desirable que tout cela soit traduit et lu. Aujourd’hui cela n’a besoin que d’être connu pour être apprécié. Cette mauvaise manière de procéder, est la source des épouvantables galimathias de tout ce que nous appelons les scolastiques, ou gens de l’é cole, école qui n’est autre que celle d’Aristote, du moins quant à la logique ; et des profondes obscurités des écrivains sectateurs de certains systèmes philosophiques, qui sont à la mode dans quelques pays, et qui au fond ne sont que la philosophie d’Aristote, ou du moins n’ont de base que sa manière de raisonner. Elle est si obscure cette manière, et en même tems si conséquente, qu’il est extrêmement difficile de démêler les causes de son obscurité, et encore plus de les mettre au jour. En écrivant ceci après mûres réflexions, je crains, malgré mes efforts, de n’avoir réussi que très-imparfaitement sur ce dernier point, et je sens qu’il me sera beaucoup moins difficile d’expliquer les vrais principes de la science, que de faire sentir pourquoi et comment l’on s’est égaré. La raison en est simple. Pour exposer la vérité, je présenterai le tableau de la nature ; pour montrer les causes des erreurs d’un homme, il faudrait que je fisse avec la même étendue l’histoire des pensées de cet homme, et les faits ne sont pas de même sous mes yeux. Cette longue digression sur la difficulté et l’utilité des traductions en langue vulgaire de la logique d’Aristote, ne m’a point fait sortir de mon sujet ; mais elle m’a éloigné de mon objet principal. J’y reviens donc, et je répète : qu’indépendamment des vices de sa méthode et de son style, la logique qui nous occupe a le défaut capital de ne nous expliquer ni l’action de nos facultés intellectuelles, ni la formation de nos idées, ni la génération de leurs signes, ni les effets et les usages de ces signes : en conséquence elle est obligée de se borner à nous dire que les premiers principes sont connus par eux-mêmes, et ne peuvent être démontrés, sans nous dire quel est leur nombre, leur étendue, leurs limites, et d’où vient leur certitude : et elle se réduit à nous donner quelques procédés techniques pour démontrer l’affirmative ou la négative des propositions regardées comme douteuses. Or ces procédés sont tous fondés sur une base fausse, comme je l’ai indiqué ailleurs, et comme j’espère le démontrer par la suite ; et messieurs du Port-Royal, sans aller jusques-là, ont déclaré que ces procédés sont moins utiles et moins commodes à employer que les simples lumières du bon sens naturel et dénué de tout guide. Donc cette logique est radicalement mauvaise comme art. Donc quand elle serait bonne comme art, elle n’est point ce qu’elle devrait être la science de la vérité et de la certitude. Donc, tant qu’on a cru que c’était là toute la science du raisonnement, on n’a pu faire aucun usage raisonnable de son intelligence, qu’en mettant en oubli cette prétendue science ; donc encore pendant tout ce tems, on n’a pu apporter aucune amélioration dans la manière d’employer nos facultés intellectuelles. Donc enfin cette logique tant vantée est bien loin de mériter le nom fastueux d’organum, organe ou machine intellectuelle, comme si c’était par elle que nous pensions, comme nous saisissons avec la main ou marchons avec les pieds. On aurait dû bien plutôt l’appeler les entraves ou le bandeau de notre intelligence. Un bon esprit n’a jamais été formé par elle, mais toujours malgré elle ; et cela a été si bien senti depuis long-tems, quoique confusément, que cette mauvaise manière de traiter la logique avait fini par décréditer la science elle-même, et la faire regarder comme inutile et même comme nuisible. Il est seulement remarquable que ceux qui soutiennent le plus l’inutilité de cette science, sont ceux qui professent le plus de respect pour l’ancienne manière de la traiter ; ce qui est encore une preuve des profondes habitudes de déraison, que cette manière a implantées dans leurs cerveaux. Bacon a donc eu bien raison de dire que nous avions besoin d’un novum organum,

et que non-seulement nous avions besoin de créer cet organe tout nouveau, mais encore qu’il fallait nous en servir tout de suite pour refaire en entier l’esprit humain, pour recommencer toutes les sciences, et pour soumettre à un nouvel examen la totalité des connaissances que nous avions acquises ou cru acquérir sous la direction et sous l’empire de l’ancien soi-disant organum. c’est là sans doute un projet tout autrement important que celui de composer une machine à syllogismes, propre tout au plus pour l’argumentation. C’est réellement une idée admirable et sublime ; et le moment où elle a été conçue et mise au jour, est une époque décisive et singulièrement remarquable dans l’histoire des hommes. On peut même dire qu’elle est absolument unique : car le même événement ne peut pas se reproduire deux fois pendant toute la durée de l’espèce humaine. Il ne peut pas arriver deux fois dans tout le cours des siècles, qu’un homme voie et dise le premier à ses semblables, avec raison et avec succès : « jusqu’au moment où je vous parle, » tous les efforts de l’esprit humain ont « été infructueux, et ses succès illusoires. » nous ne savons absolument rien avec « certitude. La cause en est que jusqu’à » présent tous nos instituteurs et nos « maîtres, sans exception, sont toujours » partis de principes généraux que nous « avons tous pris pour vrais sans examen, » mais qu’eux-mêmes avouent unanimement « ne savoir pas démontrer, et » qu’ils soutiennent ne pouvoir pas l’être. « parconséquent, d’après eux-mêmes, » tout ce qui repose sur ces principes « généraux n’a aucun fondement solide, » et tout ce que nous pourrions jamais « y ajouter manquerait aussi essentiellement » par sa base. Cela est évident, et « la raison en est simple, la voici : » toutes nos connaissances ne consistent « et ne peuvent consister que dans » la connaissance de ce qui est, de la « nature, de l’ordre des choses ; » par-conséquent leurs premiers élémens doivent « être puisés dans la nature elle-même. » mais la nature ne nous présente « point de principes généraux : elle ne » nous offre que des faits, des impressions « que nous recevons, et dont ensuite nous » tirons des conséquences. Ces prétendus « principes premiers, maximes, axiomes, » etc. Etc. De quelque nom qu’on « les décore, sont donc déjà des produits » de l’art humain, des créations de notre « intelligence. Il faut donc avant tout remonter » à leurs élémens ; nous rendre « compte de leur formation ; en un mot, » examiner comment nous les avons composés, « pour nous assurer de leur justesse, » de leur vérité, et de leur certitude. « or il n’y a que l’ignorance vaniteuse » de nos prédécesseurs qui puisse soutenir « qu’il nous est impossible de savoir » ce que nous avons fait nous-mêmes. Il « est vrai que pour y réussir, il ne faut » pas se servir de la prétendue machine « intellectuelle qu’ils nous ont transmise » avec tant de complaisance, qu’ils nous « ont vantée avec tant d’exagération, et » que pourtant ils déclarent insuffisante « pour produire cet effet. Mais il est très-aisé » de la remplacer avec avantage, et « vous allez voir comment. » moi je vous révèle, et chacun de « vous peut s’en assurer pour peu qu’il » y pense, que vous ne faites jamais autre « chose dans ce monde que voir des faits et » en tirer des conséquences, recevoir des « impressions et y remarquer des circonstances ; » en un mot, que sentir et déduire

« ce qui est encore sentir. voilà » donc vos seuls moyens d’instruction, « les sources uniques de toutes les vérités » que vous pouvez jamais acquérir. Recueillez « donc des faits, variez-les, multipliez-les, » examinez ce qu’ils renferment ; « et n’admettez jamais pour vrai » que ce que vous en aurez vu sortir. « comme cela, vous aurez des connaissances » solidement fondées, complétement « certaines, et telles que vous pourrez » toujours les accroître indéfiniment " avec sécurité. L’observation et l’expérience

« pour amasser des matériaux, la » déduction pour les élaborer. Voilà " les seules bonnes machines intellectuelles.

« laissez toutes les autres aux pédans » et aux charlatans, qu’elles ne conduiront « jamais à aucun vrai savoir. » cependant je ne me contente pas de « vous avoir fait connaître ces précieux » instrumens : je veux tout de suite vous « montrer leurs effets, et vous faire jouir » de leur utilité. Je vais dès ce moment « entamer la grande et entière rénovation » qui doit nécessairement suivre de la « vérité que je viens de vous apprendre, » et que vous auriez trouvée au dedans « de vous si vous vous étiez bien observé. » mes successeurs continueront cette vaste « entreprise ; elle ne sera jamais abandonnée. » elle ne sera néanmoins achevée que « par la postérité la plus reculée, et peut-être » même ne le sera-t-elle jamais complétement : « mais toujours et progressivement » le nombre des vérités certaines « s’accroîtra, et celui des erreurs ira en » diminuant. « aujourd’hui, puisque notre prétendu » savoir actuel n’est qu’un amas informe « d’opinions téméraires et un mélange » confus de vrai et de faux que rien ne « pouvait vous aider à démêler, je vais » avec les moyens que je vous ai donnés, « soumettre à un nouvel examen toutes » les sciences humaines, et avant toute « autre, celle de l’entendement humain, » parcequ’elle fait partie de la masse totale, « qu’elle est celle où l’on s’est le » plus égaré, et qu’elle doit servir d’introduction « à toutes les autres, puisqu’il » faut connaître nos facultés intellectuelles « pour être sûr de s’en bien » servir. Je vais essayer de faire une distribution « méthodique de toutes ces » sciences, présenter le tableau du peu « de vérités constantes qu’elles possèdent, » donner des vues pour leur amélioration « future, et indiquer les travaux propres » à y contribuer. Ce sera à vous à partir « de ces données et à suivre la route » tracée. Mais surtout songez bien plutôt « à marcher sûrement que rapidement ; » et n’oubliez jamais la plus sage de mes « maximes : hominum intellectui non » plumoe addendae, sed potiùs plumbum « et pondera. ce n’est pas des aîles qu’il » faut donner à l’intelligence humaine, « mais plutôt des semelles de plomb ; » toutes nos erreurs ne viennent que de « notre précipitation à porter des jugemens. » tout ce que je viens de vous dire, « ce n’est pas la puérile envie de me faire » admirer, ni la ridicule ambition de « devenir chef de secte qui me l’ont » inspiré, mais uniquement le desir « d’accroître les lumières et le bonheur » de l’espèce humaine. Je me suis même « efforcé de me rendre très-intelligible » pour que mes erreurs, si j’en commets, « soient plus faciles à réfuter et moins » durables : et je vous exhorte expressément « à secouer sans scrupule le joug » de toute autorité en fait de science, à « commencer par la mienne. » telles sont les grandes vues du chancelier Bacon et l’immense projet qu’il a osé concevoir : on n’en saurait douter ; car il n’y a presque pas un mot dans tout ce que je viens d’énoncer qui ne se trouve dans quelqu’un de ses écrits : et on peut même dire que tout le discours que je lui ai attribué n’est guères qu’un extrait de la magnifique préface qu’il a mise à la tête de son immortel ouvrage de l’instauratio magna

; à cela près cependant que

je le fais s’exprimer sur quelques principes idéologiques et logiques, avec plus de précision qu’il ne l’a fait, et comme s’il était entré fort avant dans la route qu’il n’a fait qu’indiquer. Il fallait qu’un tel homme s’élevât parmi nous pour que le genre humain sortît de la mauvaise route dans laquelle il était engagé, non pas depuis son origine, comme on le dit souvent mal-à-propos, mais depuis qu’il avait commencé à systématiser mal-adroitement ses connaissances. Car Condillac a très-bien observé que les premières recherches de chaque homme, et par suite celles de l’espèce prise en masse, sont toujours conformes à la marche de la nature et parconséquent dans une bonne direction. Ce n’est qu’en avançant, et lorsqu’il commence à généraliser ses idées, que l’homme commence à s’égarer. Il perd alors de vue l’empreinte de ses premiers pas. Il fallait qu’un vé ritable miracle de notre intelligence eût lieu pour le ramener sur cette trace originelle et pour ainsi dire native, et pour que nos connaissances vinssent se replacer sur leur base primitive et fondamentale, et pussent recommencer à faire des progrès réels et sûrs comme aux premiers jours de notre existence. Il fallait en un mot faire exactement ce qu’on fait à la chasse à courre, quand on s’apperçoit que les chiens ont abandonné l’animal qu’ils poursuivaient pour courir après un autre. On arrête, on abandonne tout. On retourne sur ses pas jusqu’à l’endroit où l’on était sûr d’être dans la bonne voie, jusqu’au point de départ, s’il le faut : et l’on recommence sa poursuite avec sécurité et succès. Quand on songe combien il était difficile qu’une pareille idée se trouvât dans une tête humaine avec toute l’audace, toute l’activité, toutes les lumières, et tous les talens nécessaires pour la faire prévaloir, on n’est pas surpris que ce phénomène ait été plus de 18 cents ans (à ne compter que depuis Aristote) sans nous apparaître. On est bien plus étonné qu’il ait jamais pu avoir lieu. Mais l’étonnement redouble quand on voit que ce hardi projet a été conçu par Bacon dès ses plus jeunes années, qu’il a senti tout ce qu’il a d’immense et même de gigantesque, qu’il n’en a pas été effrayé, qu’il a osé en rédiger et en publier le programme et la première ébauche avant d’avoir atteint l’âge de dix-huit ans, et qu’il a constamment travaillé toute sa vie, sinon à le mettre à fin, du moins à l’avancer. Cependant tout cela est prouvé et par le témoignage de son éditeur Guillaume Rawley, et par une lettre que lui-même écrivit dans ses dernières années au père Fulgence, moine vénitien. Il y a plus : c’est que ces circonstances si extraordinaires étaient autant de conditions absolument nécessaires au succès. Pour qu’une entreprise pareille n’avortât pas complétement, et ne fût pas étouffée dans son germe, il fallait qu’elle reçût un commencement de développement des mains même de son auteur ; et la durée de la vie d’un homme est si disproportionnée avec celle d’un tel travail, qu’il ne pouvait ni le commencer trop tôt, ni le continuer trop long-tems. Que de grandes pensées nous avons vu périr sans fruit, pour n’avoir pas été préservées quelques années de plus des atteintes continuellement renouvelées de ceux qui auraient voulu les empêcher de naître, et qui ne sont parvenus à les anéantir qu’en abrégeant la vie de leurs défenseurs ! … heureusement celle du grand Bacon n’a pas eu ce triste sort ; et d’elle renaîtra toujours tout ce qu’il y a de vérités sur la terre. Il est donc très-intéressant pour l’histoire de l’esprit humain en général, et en particulier pour la science qui nous occupe, de bien voir comment Bacon a tracé le plan de cette grande rénovation

et jusqu’à quel point il l’a exécuté. Dans sa préface, il nous apprend lui-même que son ouvrage sera composé de six parties qu’il appelle, 1) division des sciences. 2) nouvel organe ou indices sur l’interprétation de la nature. 3) phénomènes de l’univers ou histoire naturelle et expérimentale devant servir de base à la philosophie. 4) échelle de l’entendement. 5) avant-coureurs ou connaissances anticipées de la philosophie seconde. 6) philosophie seconde ou science active. Ces titres, dont quelques-uns ont besoin de commentaire pour être compris, nous avertissent dès le début, que nous trouverons dans Bacon beaucoup de traces, de cette mauvaise manière de philosopher que lui-même voulait corriger. Au reste il prend soin de nous expliquer très-bien son projet, et voici à peu-près l’idée qu’il nous en donne. Il annonce que la première partie intitulée division des sciences, doit contenir une nouvelle distribution générale des sciences, laquelle comprendra non-seulement les sciences déjà connues, mais même celles qui manquent encore ; et que relativement à ces dernières, il ne se bornera pas à une simple indication, mais qu’il donnera des vues et des moyens pour remplir les vides, et qu’il fera part des travaux auxquels il s’est déjà livré pour y parvenir. La seconde partie intitulée novum organum

ou indices sur l’interprétation de la nature, est destinée à montrer à l’intelligence humaine la marche à tenir pour accroître ses connaissances, et à lui enseigner une manière sûre d’arriver à la vérité. Comme l’objet de ce novum organum

est précisément le sujet de notre ouvrage, et que le but que l’auteur s’est proposé est justement celui que nous nous efforç ons d’atteindre, il faut en connaître le plan un peu en détail. Je vais donc laisser parler Bacon lui-même. D’ailleurs ce morceau aura pour ceux qui n’ont pas lu les ouvrages de ce grand homme, le mérite de leur faire connaître la tournure de son esprit, l’état de ses connaissances, l’ensemble de ses principes, et même de leur donner une idée, quoique bien imparfaite, de ce stile animé, brillant et pittoresque, que l’on ne voit à ce degré dans les écrits d’aucun autre philosophe. Si cette citation paraît longue, j’espère du moins qu’on ne la trouvera pas sans intérêt. « étant arrivés aux limites des arts anciens, » dit-il, nous aiderons l’entendement « humain à aller au-delà ; … etc.

telle est l’idée que Bacon lui-même nous donne de la seconde partie de son ouvrage. Il est aisé en admirant sa pénétration et son génie, de sentir déjà que cette vue si perçante était pourtant offusquée encore par bien des nuages, et qu’elle voyait plus nettement le but à atteindre que le chemin pour y arriver. Mais nous ne nous arrêterons pas actuellement à ces considérations, elles viendront plus à-propos quand nous nous occuperons de la manière dont ce vaste plan est exécuté. La troisième partie est nommée phénomènes de l’univers, ou histoire naturelle et expérimentale devant servir de base à la philosophie. Elle devrait peut-être porter plutôt le titre d’histoire des observations et des expériences. car elle doit, suivant notre auteur, contenir l’histoire de tous les êtres, et même l’histoire particulière de leurs propriétés, et être tirée surtout des expériences et des procédés des arts, parcequ’il pense que la nature dévoile mieux ses secrets quand elle est travaillée et tourmentée par la main de l’homme, que lorsqu’elle est livrée à elle-même. Après avoir rassemblé cette masse de faits, il semblerait qu’il n’y a plus qu’à élever sur cette base l’édifice de la philosophie seconde ou science active, comme l’appelle Bacon. Il paraît même que cette philosophie est inséparable de l’histoire de la nature, et que toute saine philosophie ne peut consister que dans cette histoire bien faite. Mais Bacon, à tort ou à raison, a conçu celle-ci absolument distincte de celle-là : et il veut donner ici des modèles circonstanciés de la manière dont l’esprit doit aller de l’une à l’autre. Il veut faire voir en détail par quels degrés notre intelligence doit, suivant lui, monter des faits aux principes les plus généraux, et redescendre de ceux-ci aux principes particuliers qui guident dans la pratique. C’est ce qui lui a fait donner à cette quatrième partie le nom d’échelle de l’entendement

: et elle n’est, comme

on le voit et comme il le dit lui-même, qu’une application spéciale et développée de la seconde partie. Ce n’est pas tout : avant d’arriver à sa philosophie seconde ou science active, Bacon nous promet encore ce qu’il appelle les avant-coureurs de cette philosophie qui composeront la cinquième partie de la grande rénovation. Ces avant-coureurs ne doivent être autre chose que les vérités qu’il a découvertes ou recueillies par les moyens ordinaires, et qu’il tient pour certaines, mais dont il déclare en même temps ne vouloir pas répondre parcequ’elles n’ont pas été soumises à l’épreuve de sa méthode. Ces avant-coureurs sont une espèce de provisoire destiné à nous faire attendre plus patiemment les résultats de cette précieuse philosophie seconde, féconde, et active. Enfin viendra cette sixième et dernière partie pour laquelle toutes les autres sont faites. L’auteur se félicite d’en avoir jeté les fondemens ; mais élever l’édifice sera la gloire des grands hommes des siècles à venir. Il en charge la postérité : et il annonce qu’il en résultera, pour le bonheur et la puissance de l’espèce humaine, des effets tels que dans l’état présent des choses et des esprits, on ne peut pas même les prévoir ni les apprécier. Assurément il est impossible de n’être pas pénétré de respect pour le génie qui a produit une conception aussi vaste et aussi utile aux hommes. Mais pour juger jusqu’à quel point ce projet admirable était mûri et éclairci dans la tête de son auteur, et ce qui reste à faire pour le réaliser, il faut voir comment et jusqu’à quel point il en a commencé l’exécution. Or, ici la scène va changer, je le sens. On a pu me trouver jusqu’à présent un admirateur enthousiaste : bientôt peut-être je vais paraître un contempteur téméraire. En effet, je ne le nie pas ; je trouve qu’avec un esprit prodigieux, une science immense, et un talent admirable, Bacon cependant ne nous a transmis qu’un très-petit nombre de vérités constantes et pures, et telles, en un mot, que celles qu’il veut que l’on recueille. Au reste, c’est dire en d’autres termes qu’il était un très-grand homme, et que le siècle où il vivait n’était pas un grand siècle : je crois ces deux assertions également vraies ; on va voir si j’ai tort. La première partie de la grande rénovation, consiste dans l’ouvrage intitulé, de la dignité et de l’accroissement des sciences. dire que ce traité est rempli de vues sublimes et de préceptes excellens, ce n’est rien dire que ce qu’apprend le nom seul de son auteur. Mais la vérité oblige d’ajouter que des neuf livres qui le composent, le premier est uniquement consacré à prouver que les sciences sont utiles. Heureusement cela est aujourd’hui hors de doute, et l’on ne peut que plaindre Bacon d’avoir été obligé, pour le démontrer, d’employer tant d’érudition, tant de citations, et souvent des raisons si peu satisfaisantes. Mais si ce premier livre est inutile, les huit autres ont, suivant moi, un défaut bien plus grave : c’est de renfermer une distribution des sciences mal fondée dans son principe, et dont les nombreuses subdivisions ne peuvent qu’égarer. Voilà donc que la première partie de la grande rénovation,

est loin de remplir son but. Passons à la seconde. La seconde partie de la grande rénovation, c’est le novum organum, ou vrais indices sur l’interprétation de la nature. Il est partagé en deux livres rédigés en aphorismes. Dans le premier, on prouve 1) que l’ancienne logique est tout-à-fait inutile pour la recherche de la vérité, puisque d’une part le syllogisme n’est pas propre à constater la justesse des principes généraux dont il se borne à tirer des conséquences, et que de l’autre l’on a toujours extrait ces principes généraux de quelques faits particuliers avec trop de précipitation et sans examen suffisant ; 2) que par ces moyens on n’a que des notions incertaines ou fausses, et non de vraies connaissances ; 3) qu’il faut refaire ces notions et tout recommencer en examinant avec soin les choses elles-mêmes. Ensuite on nous montre les diverses sources de nos erreurs, les causes et les preuves du peu de progrès des sciences, et enfin tout ce que nous devons espérer de l’usage de la nouvelle méthode dont on nous donne une idée sommaire. Le second livre, qui est vraiment l’essentiel, devrait contenir l’exposition complète et détaillée de cette méthode inestimable : or voici ce que nous y trouvons. On établit d’abord que le but de la science est d’augmenter la puissance de l’homme ; que cette puissance consiste à pouvoir donner aux êtres de nouvelles qualités ou manières d’être ; et que pour y parvenir il faut connaître les formes,

les causes formelles ou essentielles de ces qualités ou manières d’être (naturae),

c’est-à-dire les causes qui déterminent leur essence, et qui font qu’elles sont ce qu’elles sont. Voilà le but qu’on nous propose d’atteindre ; voyons la marche à tenir, pour y arriver. C’est de bien extraire de l’expérience ou des faits, les axiomes ; puis des axiomes, déduire de nouvelles expériences ou de nouveaux faits. Le premier objet est le seul qui soit traité. Voici le moyen qu’on nous donne. On nous conseille d’examiner, l’une après l’autre, toutes les propriétés générales des corps, le chaud, le froid, le sec, l’humide, le dense, le rare, etc. Etc., de dresser pour chacune de ces qualités une première table de tous les exemples ou de tous les cas où cette qualité se trouve, ensuite une autre table de tous les exemples ou de tous les cas où cette même qualité ne se trouve pas dans des êtres ressemblans d’ailleurs aux premiers, et enfin une troisième table de tous les cas où cette qualité varie en plus ou en moins dans les mêmes êtres. L’usage de ces tables est de procéder par voie d’exclusion, et de rejeter comme ne pouvant être la forme de la qualité en question, 1) toutes les qualités qui ne se trouvent pas dans tous les exemples où elle se trouve ; 2) toutes celles qui se trouvent dans quelques-uns de ceux où elle ne se trouve pas ; 3) toutes celles qui varient en plus quand elle varie en moins, et vice versâ, et de ne conserver que celle ou celles qui lui sont toujours unies et qui suivent constamment les mêmes altérations qu’elle : et l’on prétend que c’est là l’unique et infaillible moyen de connaître la nature. On nous donne un exemple de cette manière de procéder dans la recherche de la cause formelle de la qualité du chaud

;

et toutes formalités observées, Bacon arrive à cet étrange résultat. « la forme ou » l’essence de la chaleur est d’être un « mouvement expansif, comprimé en » partie, faisant effort, ayant lieu dans « les parties moyennes des corps, ayant » quelque tendance de bas en haut, point « lent, mais vif, et un peu impétueux. » après ce premier essai pour ainsi dire provisoire, on nous annonce qu’on va nous donner des conseils détaillés pour faire la même opération avec plus de rectitude et de précision. Ces conseils doivent porter sur neuf points principaux, dont le premier est le choix des faits les plus intéressans à faire entrer dans les tables. L’auteur traite ensuite longuement de ce premier article. Il distingue jusqu’à vingt-sept ordres de faits d’après leurs degrés d’importance, et donne des idées sur les moyens de se les procurer quand ils ne se présentent pas d’eux-mêmes, et sur les conséquences qu’on en peut tirer : ensuite il dit qu’il reste à parler des huit autres objets. Mais c’est ce qu’il n’a pas fait : et le fameux organum finit là. Il est aisé de voir que l’ouvrage est incomplet, même suivant les idées de l’auteur, qu’il renferme une bien mauvaise manière de procéder dans la recherche des lois de la nature, qu’il ne montre point les caractères de la vérité et de la certitude, ce que devrait faire une logique vraiment bonne ; et qu’il n’y a de vraiment utile dans tout cela que ce principe, qu’il faut tout tirer de l’observation et de l’expérience, et commencer par s’assurer de la vérité des principes généraux.

voilà pourtant à quoi se réduit toute la seconde partie de la grande rénovation, c’est-à-dire la partie logique, celle qui devait nous enseigner le chemin de la vérité, et qui réellement nous a mis sur la voie de la découvrir, en nous ramenant à l’étude des faits, mais qui dans le vrai ne nous a rien appris du tout sur les propriétés de nos facultés intellectuelles, ni sur leurs opérations, et nous indique même une très-mauvaise manière de procéder dans nos recherches. La troisième partie destinée à nous fournir la matière de ces recherches, les faits, et à nous montrer la manière de les recueillir et de les classer, est composée premièrement de huit morceaux préparatoires, dans lesquels on explique comment doit être composée une histoire de la nature ou des phénomènes de l’univers,

pour nous conduire à la philosophie seconde, active, féconde, car on lui donne tous ces noms, en un mot, à la connaissance des causes, et à des vérités générales qui soient certaines ; secondement, d’un essai de cette histoire intitulé sylva sylvarum ou répertoire des répertoires. J’ai encore ici les mêmes choses à dire. Sans doute on ne peut trop admirer les idées fines et ingénieuses de l’auteur ; mais si l’on trouve dans cet ouvrage les vrais élémens de nos connaissances, et la moindre apparence d’une bonne méthode de travail, je suis étrangement dans l’erreur. Voyez encore le sommaire placé à la fin de ce volume. Venons à la quatrième partie, c’est la plus importante à examiner, parceque c’est celle qui nous met à même de juger de la seconde, et parconséquent de toute la grande rénovation. Elle exige une petite discussion pour voir nettement de quoi elle se compose, et quels sont les ouvrages que l’on doit regarder comme devant réellement y être compris. Il faut d’abord se rappeler que Bacon dans son plan général et partout ailleurs, nous dit que cette quatrième partie est destinée à montrer comment l’esprit humain peut s’élever sûrement, depuis les faits jusqu’aux vérités les plus générales (aux axiomes), et redescendre des axiomes aux vérités particulières. C’est pourquoi il l’appelle l’échelle de l’entendement

;

et il annonce qu’elle sera composée de traités sur différens sujets, qui serviront de modèle de la manière dont on doit employer les faits recueillis dans la troisième partie, conformément à la méthode prescrite dans la seconde, pour arriver sûrement aux résultats qui doivent composer la sixième ; en un mot, que cette quatrième partie n’est que l’application de la seconde et l’introduction à la sixième. En conséquence elle commence par un morceau intitulé échelle de l’entendement

ou fil du labyrinthe, dans lequel il répète absolument les mêmes choses ; jusques-là tout va bien. Mais après cette espèce d’introduction, on trouve dans l’édition de Londres, les titres de quatorze ouvrages, dont les huit derniers ne présentent aucune trace de cette attention scrupuleuse à suivre la méthode prescrite, et qui parconséquent ne tiennent point à l’ensemble et doivent être regardés comme des morceaux détachés, de même que tous ceux qui sont rangés parmi ce que l’on appelle les opuscules du même auteur. On doit être d’autant plus étonné de trouver ceux-ci à la place où on les a mis, que dans la vie de l’auteur en anglais, les éditeurs eux-mêmes en parlant de cette quatrième partie, ne font mention que des six premiers de ces quatorze ouvrages. Il y a plus, ils nous ont donné un titre général de cette quatrième partie, dans lequel Bacon annonce qu’il va donner de mois en mois, les morceaux qui la composent, et ce titre général ne renferme que les titres particuliers de ces six premiers traités. Il est vrai qu’ils l’ont placé à la suite de la préface de la troisième partie ; comme si c’était le titre de cette partie : et là il ne présente absolument aucun sens ; au lieu que s’ils l’avaient mis où il doit être, après le préambule de celle-ci (le scala intellectûs ), il aurait manifesté le tort qu’ils ont eu d’y admettre des choses qui ne sont point comprises dans l’annonce de l’auteur. Par toutes ces raisons, je crois hors de doute que la quatrième partie de la rénovation n’est composée que du scala intellectûs

ou filum labyrinthi qui en est le préambule, et des six traités intitulés, histoire des vents, histoire de la vie et de la mort, histoire de la densité et de la rareté, histoire de la pesanteur et de la légéreté, histoire de la sympathie et de l’antipathie des êtres, et histoire du soufre, du mercure, et du sel. J’ajouterai pour dernière preuve, et elle me paraît péremptoire, que des trois dernières de ces six histoires nous n’en avons que l’introduction, parceque la mort a arrêté Bacon dans l’exécution de ses projets. Or il est impossible qu’il ait fait huit autres ouvrages pour remplir le même objet, puisqu’il n’a pas même eu le temps d’achever ceux-ci qu’il voulait donner les premiers. J’ai un peu insisté sur ce point, parceque j’avoue qu’il m’a long-tems embarrassé, et que ce n’est qu’après l’avoir éclairci que j’ai commencé à bien comprendre Bacon. D’ailleurs, puisque nous nous occupons de logique, je n’ai pas cru devoir négliger l’occasion d’établir un des principes les plus essentiels de la pratique de cet art ; c’est qu’on ne saurait faire trop d’attention à tout ce qui manifeste l’ensemble et la disposition des parties d’un ouvrage. Les éditeurs, commentateurs, traducteurs ne prennent jamais assez de soin à cet égard. Il est plus aisé de faire une note savante sur un passage particulier, que de bien montrer la marche et le fil des idées d’un auteur ; mais l’un est bien plus utile que l’autre, et influe bien plus puissamment sur l’impression qui reste dans l’esprit des lecteurs. Actuellement il nous est aisé de juger ce que nous devons penser de cette quatrième partie, et de la méthode qu’elle nous fait voir, pour ainsi dire, en action. Quel que soit le mérite de l’histoire des vents, de celle de la vie et de la mort, et de celle de la densité et de la rareté, personne ne peut disconvenir qu’elles fourmillent d’erreurs, d’abus de mots, et d’idées mal déterminées. La méthode recommandée n’est donc pas suffisante pour garantir de ces dangers ; elle n’est donc pas une vraie logique. De plus, le seul choix des sujets manifeste un autre vice déjà décelé par le catalogue des histoires à faire, qui se trouve à la fin des préliminaires de la troisième partie. Ce n’est point ainsi en prenant d’abord des sujets trop compliqués et mal déterminés, ou en fesant un sujet unique de mille choses qui n’ont entr’elles presque aucun rapport connu, ou moins encore en prétendant faire directement l’histoire complète d’une propriété commune à tous les êtres ; ce n’est point, dis-je, ainsi que l’on parviendra jamais à connaître la nature et à tirer des faits des résultats vrais. Ce sont encore là des fautes résultantes de l’abus des idées générales et des classifications arbitraires. On a pu être conduit à la dernière par l’exemple trompeur des mathématiques. On se sera persuadé que l’on pouvait créer une science sur chaque propriété générale comme sur l’étendue et la quantité ; mais il faut bien remarquer que dans l’algèbre et la géométrie, il ne s’agit que de considérations abstraites sur la quantité et l’étendue, et sur les propriétés de ces propriétés elles-mêmes, et point du tout de savoir si elles sont dans les êtres, jusqu’à quel degré elles y sont, pourquoi elles y sont, et comment on pourrait les y mettre ou les en ôter. Or c’est là uniquement ce que nous voulons savoir relativement aux autres propriétés de la matière. Elles ne peuvent même pas donner lieu à d’autres recherches. Car l’effet général dans lequel chacune d’elles consiste est connu ; et dès qu’il ne s’agit que de le mesurer ou de l’employer, on rentre dans des considérations tirées de la quantité ou de l’étendue. C’est donc là assimiler des choses très-différentes : et c’est encore une grande faute de logique. Enfin, ce qui prouve le plus contre la prétendue nouvelle machine intellectuelle (novum organum) et contre la méthode qu’elle renferme, c’est que même dans ces traités destinés à en montrer l’emploi, l’auteur s’est affranchi de presque toutes les formalités qu’elle prescrit. Il n’y est seulement pas question ni de ces tables successives, ni de ces procédés d’élimination tant recommandés, et qui sont réellement d’un usage impraticable. Tout l’artifice se réduit à-peu-près à présenter les questions, à dire ce que l’on sait sur chacune, et à en tirer des résultats. On peut même ajouter que ces ouvrages sont d’autant meilleurs qu’ils sont plus débarrassés de ces formes illusoires et gênantes : du moins est-il certain que la recherche sur la chaleur donnée pour modèle dans l’organum, et où toutes les formalités requises sont rigoureusement remplies, ne conduit qu’à un résultat que j’oserai dire puéril, et que le traité du son, qui est le plus dégagé de tout cet appareil, est le plus substantiel de tous. Telles sont les conclusions que je me permets de tirer de la quatrième partie de la grande rénovation. De la cinquième, nous n’en avons que la préface. Quant à la sixième, il n’en existe absolument rien : et si j’ose dire mon sentiment tout entier, je suis fermement persuadé que quand même Bacon n’aurait pas été enlevé au milieu de ses travaux, nous n’aurions jamais rien vu de cette dernière partie ; ou plutôt que lui-même aurait reconnu que cette connaissance des essences et des causes formelles dans laquelle il fait consister cette philosophie seconde, est une chose impossible, et que la collection des vérités tant générales que particulières, relatives à chaque sujet, n’est pas une chose séparable de l’histoire bien faite de ce même sujet, et est identique avec elle. Voilà une bien longue dissertation sur Bacon ; mais je n’en fais point d’excuses à mes lecteurs : car Bacon est encore un de ces auteurs beaucoup plus cités que lus, et beaucoup plus lus qu’entendus. Il n’est point aussi obscur qu’Aristote ; il n’est point aussi difficile, je dirais presque, aussi impossible à traduire. Il n’a pas autant besoin de commentaires ; cependant à l’égard des détails du stile et de l’emploi vicieux de certaines expressions, il mérite une partie des reproches que nous avons faits à celui-ci ; et quant à l’ensemble des idées, les doutes qui s’élèvent sur la place que doivent occuper quelques-uns de ses ouvrages, et sur la manière dont ils se lient avec les autres, suffisent seuls pour prouver que leur enchaînement n’est pas aisé à saisir. Néanmoins si je l’ai bien fait connaître, on voit déjà l’effet qu’ont dû produire ses travaux, le point où ils ont porté la science qui nous occupe, et la direction qu’ils ont dû lui donner, et qu’effectivement elle a prise depuis lui. L’histoire de Bacon est donc réellement l’histoire de l’esprit humain. Tel est l’ascendant des hommes supérieurs. En effet, revenons un moment à Aristote : ce philosophe, avant d’entreprendre de créer l’art logique et de prescrire des règles à la pratique du raisonnement, n’ayant pas assez approfondi la science logique ou la théorie de nos idées, s’est laissé séduire par une opinion très-spécieuse, mais très-fausse. Parcequ’il a vu que les idées générales comprennent les idées particulières dans leur extension, il a cru qu’elles sont le principe de toutes nos connaissances, la source de toute vérité et de toute certitude, et le point dont nous devions toujours partir dans tous les cas. Cette erreur fondamentale se trouve en toute occasion dans tout ce qu’il a écrit, et elle est la base de tout son système. S’agit-il de l’origine de tout ce que nous savons ? Il la place dans les axiomes, c’est-à-dire dans les propositions les plus générales possibles ; il dit qu’elles sont certaines par elles-mêmes, que leur vérité ne se prouve pas, qu’il ne s’agit que d’en tirer des conséquences légitimes. Est-il question d’arriver à ces conséquences par son fameux syllogisme ? Parmi les propositions qui le composent, c’est la plus générale qui en est la base ; c’est celle-là qu’on appelle la majeure ; c’est sur celle-là qu’il repose : et dans chaque proposition, c’est l’attribut, c’est le terme le plus général qui est appelé le grand terme,

qui est censé comprendre l’autre. Cependant tout cela est faux, et est précisément l’inverse de la marche de la raison humaine. Reprenons cette série d’idées en sens contraire. Nous l’avons déjà fait voir ; dans tout jugement, dans toute proposition, il n’y a sous le rapport de l’extension ni grand ni petit terme. Car dès que deux idées sont comparées, par cela même l’idée la plus générale, celle qui est susceptible de la plus grande extension (l’attribut) est restreinte à l’extension que comporte la plus particulière, la moins étendue, (le sujet). Dans cette phrase l’homme est un animal, le terme animal est restreint à signifier un animal de l’espèce de l’homme.

il est borné à l’étendue spécifique du mot homme. cela signifie l’homme est un animal de l’espèce de l’homme, et non pas de l’espèce du chien, du chat, du loup, du tigre, etc. Etc. Ainsi, sous ce rapport, celui de l’extension, les deux termes ne sont pas plus grands l’un que l’autre. Ils sont toujours et nécessairement égaux. Sous celui de la compréhension au contraire, c’est toujours l’idée plus particulière qui renferme l’idée plus générale. C’est elle qui contient le plus grand nombre d’idées composantes ; et qui compte parmi ses élémens, ceux que l’on a laissés dans l’idée plus générale quand on l’a formée, en en retranchant beaucoup d’autres. Ainsi, par exemple, dans l’idée de Jacques, indépendamment de toutes les idées (de toutes les circonstances) qui lui sont propres et particulières, on trouve toutes celles qui sont communes à tous les hommes et qui composent l’idée d’homme

; et dans l’idée

d’homme, indépendamment de toutes les idées qui conviennent à tous les hommes et ne conviennent qu’à eux, on trouve celles qui conviennent également à tous les autres animaux. C’est là ce qui fait qu’on peut juger et dire que Jacques

est un homme, et qu’un homme est un animal.

il en est de même dans la hiérarchie des propositions. C’est toujours par les plus particulières qu’il faut commencer ; c’est en elles qu’est la source de la vérité des autres. Ce n’est pas parceque tous les hommes sont des êtres parlans, que Jacques est un être parlant

; ou parceque

tous les êtres parlans, tous les hommes, sont des animaux, que un tel être parlant, un tel homme, est un animal.

c’est tout le contraire. Jacques est un être parlant parcequ’on le voit, on l’entend parler ; en un mot parcequ’il est prouvé par le fait que l’idée d’être un être parlant est une des idées qui lui conviennent, qui composent l’idée totale de son individu : et cet être parlant est un animal, parceque dans l’idée d’être un être parlant est comprise l’idée d’être un être animé, un animal. Aristote avait donc pris tout-à-fait le contre-pied de la série de nos idées, et cela a entraîné de fâcheuses conséquences. La première, c’est que toute la logique a manqué par la base. Car quand on croit qu’aucune proposition ne se peut prouver que par une proposition plus générale, il s’ensuit que les plus générales de toutes sont nécessairement dénuées de preuves. C’est aussi ce que l’on a soutenu. On a dit que les axiomes étaient impossibles à prouver, qu’ils étaient évidens par eux-mêmes, qu’il ne fallait pas en disputer, et que l’art logique consistait uniquement à en tirer des conséquences légitimes. Mais d’abord on a été très-embarrassé de déterminer le nombre de ces axiomes, et de décider si telle ou telle proposition devait ou ne devait pas être regardée comme un axiome. Puis quand même il n’y eût pas de dissentiment sur ce point, et quand on eût été unanimement d’accord de ce qui était réellement axiome, il n’en serait pas moins résulté que ces principes premiers étant avoués n’être ni démontrés ni démontrables, tout ce qui en dérive reste sans fondement, toutes nos connaissances sans appui ; et on ne sait plus où trouver ni vérité ni certitude dans tout ce que nous connaissons ; on n’a point de défense contre les sceptiques ; on ne peut contre eux, qu’en appeler d’une manière vague à ce que l’on nomme la raison, le bon sens, le sens-commun, mots indéterminés sur lesquels on dispute sans fin et sans résultat. Ainsi, avec cette supposition, il ne peut pas même exister de science logique. Il y a plus ; l’art logique, dans cette hypothèse, n’est pas moins anéanti que la science. Car d’abord toute la partie de l’art qui consiste à trouver les premières vérités est nulle, puisqu’il est convenu que ces vérités sont inexplicables et ne peuvent être connues que par une espèce d’instinct ; et quant à l’autre partie de l’art, dans laquelle on le fait consister tout entier et qui se borne uniquement à tirer des conséquences des principes avoués, elle est viciée dans sa racine. Car dès qu’on croit qu’il faut toujours partir d’un principe général, la marche de l’esprit est méconnue, et on ne peut plus assigner la vraie cause de la justesse d’une conséquence, ni indiquer les vrais moyens de s’en assurer. On peut bien en imaginer de fantastiques, tels que ceux qui composent tout le système syllogistique, et les arranger avec tant d’artifice que leurs résultats concourent avec la vérité comme s’ils en étaient la cause ; de même qu’avant Copernic l’on combinait et l’on multipliait les épicicles, de manière que leurs révolutions cadrassent avec les mouvemens apparens, comme si les astres les avaient réellement parcourus. Mais on n’en est que plus éloigné de connaître le mouvement réel, et de voir que l’opération intellectuelle qui s’exécute ne consiste réellement qu’à sentir dans une vérité ce qu’elle renferme, et que toute vérité de déduction n’est vraie que parcequ’elle est contenue implicitement dans un premier fait où il ne s’agit que de la remarquer. Aristote engagé dans cette fausse route, a donc nécessairement ignoré la science logique, et n’a pu créer qu’un art absolument inutile et essentiellement défectueux ; mais en même tems, tel qu’il l’a conçu, cet art, il l’a rendu très-complet, très-conséquent, très-subtil, très-riche en détails, et par suite très-imposant et très-difficile à attaquer. Bacon est venu, il a proclamé que c’est précisément la vérité des principes généraux qu’il faut examiner, qu’elle doit et qu’elle peut se prouver, que c’est sur les faits particuliers qu’elle est fondée, que ce sont eux qui doivent nous faire voir si elle est réelle ou illusoire. Par là il a fait sentir la nécessité de recommencer toutes les sciences d’après cette idée, de s’attacher à l’étude des faits : et il a donné une méthode générale, bonne ou mauvaise, pour recueillir ces faits, et pour s’élever progressivement des observations particulières aux principes les plus généraux. Mais malheureusement il ne connaissait pas assez la série de nos opérations intellectuelles, il ne voyait pas assez nettement comment nous recevons nos idées simples et primitives, comment nous en formons des idées composées soit individuelles et concrètes, soit générales et abstraites ; en un mot il ne savait pas assez ce que j’appelle la science logique pour entrer avec succès dans les détails de la méthode qu’il voulait créer, et de celle dont il sentait les vices et surtout les mauvais effets. Il n’était pas en état de faire voir en quoi consiste la démonstration, et que quand elle a lieu dans un raisonnement, ce n’est pas par la vertu du syllogisme. Aussi n’a-t’il jamais attaqué l’art syllogistique en lui-même. Il n’a jamais osé dire qu’il fût faux dans son principe. Il a soutenu victorieusement qu’il était impuissant pour nous faire acquérir des connaissances solides, et nous faire arriver sûrement aux vérités générales ; mais il n’a jamais nié qu’il fût utile pour tirer des conséquences légitimes de ces vérités générales. Par les mêmes causes, la méthode qu’il nous a donnée pour parvenir à ces vérités, consiste presque uniquement dans des formalités vaines, illusoires, et on peut dire impraticables, au point que lui-même ne l’a jamais complétée, et ne l’a jamais suivie ; et quand il l’aurait rendue moins imparfaite, elle n’aurait point encore exclu l’art syllogistique ; elle aurait été une seconde branche de l’art logique, remplissant sans doute un but plus important que la première, mais ne la remplaçant pas et ne l’anéantissant pas. Qu’est-il arrivé ? Précisément ce qui devait résulter de ces données. D’une part, tous les esprits se sont tournés vers l’étude des faits et la recherche des connaissances réelles, mais sans s’astreindre scrupuleusement à la marche défectueuse tracée par Bacon ; et de l’autre part l’on a négligé la dialectique comme ne menant pas au but desiré, mais sans cesser de regarder la marche syllogistique comme le type de toute démonstration rigoureuse, sans cesser de croire que tout raisonnement n’est bon qu’autant qu’il peut se réduire en une série de syllogismes réguliers, et que c’est à cette circonstance, que je me permets d’appeler purement accessoire,

qu’est due sa force et sa justesse. La logique s’est donc trouvé avoir commencé la réforme de toutes les autres sciences, sans s’être encore réformée elle-même autrement qu’en négligeant des discussions oiseuses. En effet cela seul a suffi pour changer la face des sciences, tant est grande l’influence d’une seule idée capitale. Toutes les branches de nos connaissances sont sorties de la stagnation, et ont fait des progrès réels, rapides, et sûrs : et l’on peut dire que chacun de ceux qui ont cultivé avec succès quelqu’une de leurs nombreuses divisions, a réellement travaillé à la grande rénovation que Bacon n’avait fait qu’indiquer et esquisser. Ils n’ont pas même eu besoin d’avoir connaissance des conseils qu’il avait donnés ; car c’était la direction naturelle de tous les esprits supérieurs de cette époque. Depuis environ un siècle, le précieux secours de l’imprimerie, en multipliant prodigieusement la communication des idées, avait rendu facile de s’instruire de ce qui avait été dit et pensé auparavant : et ce tems avait suffi pour faire sentir le vide de tout ce qu’on enseignait, et pour dégoûter de la fastidieuse occupation de ne faire que discuter les opinions des autres. On était donc porté pour ainsi dire forcément vers l’étude de la nature et des faits, et vers l’examen de ce que les docteurs appelaient si mal-à-propos des principes. Aussi peu après Bacon, et sans avoir eu connaissance de ses ouvrages, notre grand Descartes écrivait absolument les mêmes choses que lui, avec moins d’appareil et d’ostentation, mais beaucoup plus clairement. Car je ne crois pas qu’il y ait, au moins sous le rapport de la logique, une seule chose utile dans la grande rénovation, qui ne se trouve dans les quarante premières pages de l’admirable discours sur la méthode, où Descartes n’a l’air que de décrire ce qui s’est passé dans sa tête, et de rendre compte de la marche qu’il a suivie. J’oserai même ajouter qu’il me paraît avoir deux grands mérites de plus que le philosophe anglais ; l’un d’avoir su réduire tout ce qui constitue la bonne méthode à ses quatre fameux principes qui effectivement la renferment toute entière, et de ne l’avoir embrouillée par aucun accessoire inutile ou nuisible ; l’autre d’avoir vu et dit ce que n’a point apperçu Bacon, que le premier objet de notre examen devait être ces facultés intellectuelles par lesquelles seules nous connaissons tout le reste, et que la première chose dont nous sommes certains est notre propre existence, de laquelle nous sommes assurés, par ce que nous sentons, par notre sensibilité, ou comme il dit, parceque nous pensons. je pense, donc je suis, est le mot le plus profond qui ait jamais été dit, et le seul vrai début de toute saine philosophie. Si tout de suite après Descartes s’est égaré, c’est que, comme Bacon, il manquait d’observations suffisantes. Sans doute il s’est trop pressé de risquer des assertions, et il a substitué quelques erreurs nouvelles aux anciennes. Mais ce premier pas dans la bonne route est immense, et on n’avait jamais commencé ainsi l’examen de nos connaissances. Dans le même tems Galilée mettait en pratique les principes que d’autres établissaient en théorie ; ses disciples ont imité son exemple ; et le mouvement est devenu général. La science logique y a participé comme les autres ; elle est partie du point où l’avait laissée Bacon ; c’est-à-dire que ceux qui l’ont cultivée ont commencé à étudier les faits et à chercher ce qui se passe en nous quand nous pensons, mais sans révoquer encore en doute les principes de l’art syllogistique que Descartes lui-même n’avait pas mis en question, et, qui pis est, sans sentir toute l’importance de la manière dont ce grand homme commence la rénovation de ses idées, et sans s’appercevoir que quand on veut arriver à des idées certaines quelconques, la première question à éclaircir est effectivement celle de l’existence de quoi que ce soit. Une conception si profonde était alors trop en avant des vues des autres hommes pour qu’ils en fussent frappés. Ils se sont bornés à suivre l’impulsion donnée par Bacon. Ils ont examiné beaucoup de choses qu’Aristote avait négligées ; ils ont creusé celles qu’il n’avait fait qu’effleurer ; mais ils ont conservé provisoirement les principes techniques qu’il avait posés prématurément. Bacon est devenu l’ame de leurs recherches ; et Aristote est demeuré encore le législateur de la science qui existait à peine, et de l’art qu’il avait fondé sur une base fausse, mais qu’il avait créé très-complet. Cet état de la science et des esprits se voit clairement dans la logique de Hobbès : elle est très-curieuse sous ce rapport. Ce philosophe é minemment remarquable par la précision et l’enchaînement de ses idées, et complétement imbu de celles de Bacon, a fait des élémens de philosophie partagés en trois sections, qu’il intitule de corpore, de homine, et de cive

; c’est-à-dire du corps en général, 

de l’homme comme individu animé, et de l’homme comme membre de la société. Mais il a bien senti qu’avant tout cela il fallait un traité de logique, c’est-à-dire de la manière de traiter de tous ces sujets, et des moyens que nous avons de les connaître. C’est pourquoi il en a fait la première partie de sa première section ; et c’est déjà beaucoup de l’avoir placé là ; c’est ce que n’avait pas fait Bacon. Dans cet ouvrage on reconnaît à chaque ligne l’élève de Bacon, riche de ses propres idées, travaillant sur celles d’Aristote. Par son titre seul computatio sive logica,

il avertit que calculer et raisonner sont une même chose. C’est là une idée importante et vraie qui le conduit à s’occuper, dès son premier chapitre, de la formation de nos idées ; et s’il ne remonte pas jusqu’à leurs premiers élémens, nos simples sensations, et ne descend pas jusqu’à la génération des plus compliquées, les idées générales, du moins il rend compte de la formation de nos idées composées individuelles. à la vérité il quitte trop vîte cet intéressant sujet ; mais il l’a toujours plus avancé qu’Aristote qui dans ses catégories, ne traite que du classement des idées et non de leur formation, et que Bacon qui ne parle ni de l’un ni de l’autre. Bientôt il passe à l’examen des signes de nos idées. Il distingue très-bien leur utilité comme notes, c’est-à-dire pour penser, de leur utilité comme signes, c’est-à-dire pour s’exprimer ; et tout ce qu’il dit pour expliquer la vraie valeur des mots,

commence à répandre beaucoup de lumière sur la génération et la composition des idées qu’ils représentent. Car telle est la marche de l’esprit humain quand il avance. C’est le desir de se rendre compte des raisonnemens qui l’a conduit à se rendre compte des mots ; et le besoin de se rendre compte des mots qui l’a mené à se rendre compte des idées ; et c’est alors seulement qu’on est arrivé à la source de la lumière. à la vérité on arrive en même tems, comme Hobbès, à un grand mépris pour l’ancienne métaphysique qui n’a jamais pris cette route. Ensuite il parle de la proposition. On trouve dans ce chapitre la plupart des inutiles distinctions d’Aristote, sur les différentes espèces de propositions ; et qui pis est, on y trouve aussi sa principale erreur, savoir, que c’est l’attribut qui comprend le sujet, c’est-à-dire l’idée générale qui comprend

l’idée particulière, d’où il suit que ce sont les propositions générales qui comprennent les propositions particulières, qu’elles sont les vrais principes, et que les principes ne se prouvent pas. Mais aussi on y trouve encore beaucoup de vues très-saines et très-utiles sur les idées abstraites, et sur les propriétés différentes du signe et de l’idée. Ces deux chapitres des mots et de la proposition répondent au livre de interpretatione

d’Aristote, et lui sont très-supérieurs, ainsi qu’aux faibles notions que Bacon nous a données sur la grammaire ; car il n’en dit qu’un mot dans sa classification des sciences, et il n’en parle pas du tout dans son novum organum.

dans le quatrième chapitre, Hobbès expose très-bien les règles de l’art syllogistique. Il fait plus ; il cherche à expliquer en quoi consiste l’opération de l’esprit dans le syllogisme, ce qui est un grand pas vers la découverte du vice radical de ce procédé. Il ne le trouve pas ce vice ; mais il sent qu’il existe, et il conclut que l’on n’apprend à bien raisonner que par la pratique et l’habitude des bons raisonnemens, et surtout des démonstrations mathématiques. Le cinquième chapitre est destiné à indiquer les causes et les sources de nos erreurs ; et le sixième traite de la méthode. On trouve dans ce dernier, paragraphe sept, cette assertion remarquable : que les principes de la politique dérivent de la connaissance des mouvemens de l’ame ; et la connaissance des mouvemens de l’ame, de la science des sensations et des idées. pour cette seule phrase, Hobbès devrait être regardé comme le fondateur de l’idéologie et le rénovateur des sciences morales. Si néanmoins cette fin de sa logique paraît en général moins lucide que le commencement, c’est que le tout est fondé sur une connaissance encore imparfaite de nos opérations intellectuelles ; et que tant qu’on n’est pas arrivé à la vérité sur ce premier point, plus on avance, plus on se trouve embarrassé. Mais l’ouvrage en masse mérite d’être regardé comme un produit précieux des méditations de Bacon et de Descartes sur le système d’Aristote, et comme le germe des progrès ultérieurs de la science, parcequ’il éclaircit déjà l’histoire des signes et remonte même jusqu’à celle des idées, et que s’il ne présente pas la solution de toutes les questions, du moins il fournit l’indication de presque toutes celles qui sont nécessaires à éclaircir, et qui ont été examinées depuis. Il a fallu une prodigieuse sagacité pour appercevoir sitôt tant de vérités, dont on était encore loin. C’est ce qui fait que même actuellement on relit tous les jours cette logique avec fruit, et qu’elle suggère toujours des idées précieuses. On en peut dire à-peu-près autant de Mm De Port-Royal. Ils ont peut-être moins de perspicacité que Hobbès, et sûrement moins d’exactitude et moins de réserve. Par cette dernière circonstance, ils sont, ce me semble, exactement à Descartes ce que Hobbès est à Bacon. Ils sont les continuateurs de l’un comme il est celui de l’autre : d’où il arrive que s’ils ont plus hazardé que Hobbès, ils ont aussi plus avancé que lui. Dans leur logique et leur grammaire générale, que l’on ne doit point séparer et qu’il faut toujours lire ensemble, ils ont commencé une théorie des idées, et ils ont étendu celle des signes. Ils ont fait naître Locke. Le besoin de réfuter leur hypothèse des idées innées, lui a mis la plume à la main ; et il s’est trouvé forcé, en profitant de leurs lumières, d’examiner à fond la composition de toutes nos idées, et de commencer à distinguer les procédés et les effets de nos diverses facultés intellectuelles. C’était effectivement là ce que l’état de la science, à l’époque où il a paru, rendait à-la-fois nécessaire et possible. aussi son immortel ouvrage sur l’entendement humain n’est-il point proprement un traité de logique ; ou plutôt c’est un traité de science logique, et même le premier qui ait jamais été fait

; mais

il n’y est pas du tout question de l’art. Il n’est composé que de quatre livres ; le premier traite uniquement de l’origine de nos idées, le second de leur formation, le troisième de leur expression, et le quatrième de notre connaissance, de sa nature, de son étendue, de sa réalité, c’est-à-dire des caractères de la certitude et de la vérité, et de ce qu’elles sont pour des êtres doués des moyens de connaître que nous avons en partage. Quoique cet admirable essai soit le fondement de la science, et justement parcequ’il en est le fondement, il n’est pas nécessaire d’en parler avec plus de détails, vu qu’il est très-connu. Une seule observation se présente qui n’est pas à négliger, c’est que dès que l’on commence à examiner avec succès l’esprit de l’homme, on est tout près de voir la vraie liaison des différentes branches de ses connaissances. Aussi Locke termine-t-il son ouvrage par indiquer sommairement une nouvelle distribution des sciences, qui est infiniment meilleure que toutes celles qui l’ont précédée. Sans doute elle n’est pas encore complétement satisfaisante : mais c’est que l’analyse qu’il a faite de l’esprit humain est loin d’être encore parfaite. Il a fait beaucoup, il a laissé beaucoup à faire à ses successeurs. Condillac l’a senti. Il a vu qu’il restait bien des choses à éclaircir, et que l’esprit humain n’avait point encore été assez observé pour qu’il fût possible de bien diriger ses recherches, et de bien classer ses connaissances ; qu’il convenait de l’examiner plus en détail, de déterminer avec plus de précision ses limites et ses moyens, de distinguer soigneusement ses diverses opérations, de remarquer avec scrupule les causes, les effets, et la nature de chacune d’elles, de suivre avec exactitude leur enchaînement et leurs résultats depuis la plus simple perception jusqu’à la connaissance la plus compliquée, de noter à chaque pas l’influence des signes sur les idées elles-mêmes, et enfin de se mettre en état de faire une histoire exacte et complète de la série de ces phénomènes, sans quoi on en parlerait toujours superficiellement et au hazard. C’est ce qu’il a commencé à exécuter dans son premier ouvrage, l’essai sur l’origine des connaissances humaines

:

et on ne peut nier que dès-lors il n’ait fait un traité de l’esprit humain plus complet qu’aucun de ses prédécesseurs. Cependant il avait encore glissé trop légérement sur les premiers pas de notre intelligence ; il n’avait pas encore analysé assez rigoureusement ses premiers actes, qui sont la base de tout l’édifice. Quelques années après, il l’a reconnu lui-même ; et c’est ce qui lui a fait faire son traité des sensations, et celui des animaux qui en est une appendice, nécessaire pour étendre ces observations à toute la classe des êtres animés, autant toutefois qu’elles conviennent à chacune des espèces qui la composent. Là, il a bien creusé jusqu’au fond de son sujet ; il en a sondé toute la profondeur ; il est arrivé jusqu’aux dernières racines de l’arbre, jusqu’aux extrêmes et premiers élémens de toutes nos pensées. Cette heureuse idée de supposer un homme doué successivement de chacun de ses sens et privé de tous les autres, lui a fait voir et démontrer que dans ce que l’on croyait, et ce que bien des gens croient encore une idée simple, une perception unique, il y a beaucoup de parties distinctes ; et que beaucoup d’opérations intellectuelles différentes ont été nécessaires pour assembler ces parties. Jusqu’à lui, les philosophes, en petit nombre, qui entreprennent de rendre compte de la formation de nos idées, commencent leurs explications par dire : un homme, un arbre, une maison, un objet quelconque se présente à moi, il fait une impression sur mes sens, j’en suis affecté d’une certaine manière, j’ai la perception, l’idée de cet objet. ils ne vont pas plus loin, ou s’ils ajoutent quelques réflexions à cet exposé, ils y insistent peu ; et ils sont persuadés d’être remontés jusqu’à la source de toutes nos pensées. Effectivement il n’y a rien là que de vrai ; mais cet homme, cet arbre, cette maison, cet objet quelconque, ce n’est pas une affection seule et unique qu’il produit en nous ; c’est une multitude d’impressions différentes, dont les unes agissent sur un de nos sens, les autres sur un autre, qui sont tantôt réunies, tantôt séparées, dont plusieurs varient par différentes circonstances, tandis que d’autres restent toujours les mêmes : et c’est du rapprochement de toutes ces impressions et des combinaisons que nous en fesons par des jugemens plus ou moins rapides, que se forme pour nous la perception ou l’idée individuelle de cet objet, et la valeur du nom encore propre et particulier que nous lui donnons ; et suivant que cette idée ou perception sera plus ou moins détaillée, plus ou moins complète, plus ou moins conforme à la réalité des choses, les jugemens postérieurs que nous porterons de l’idée, du nom, et de l’objet, seront très-différens. Voilà ce que Condillac le premier a démêlé et expliqué par son analyse des sensations. En quoi il a rendu à l’esprit humain un service immense et encore trop peu senti. Par là il s’est trouvé transporté aux vraies sources de la science logique, et conduit à examiner toutes les questions fondamentales et premières sur la solution desquelles elle repose ; savoir, quelles sont nos différentes facultés intellectuelles ? Comment elles forment toutes nos idées composées ? En quoi consiste pour elles (c’est-à-dire pour nous) la réalité de notre existence et de celle des autres êtres ? Comment elles se lient aux autres facultés résultantes de notre organisation ? Comment les unes et les autres dépendent de notre faculté de vouloir ? Comment toutes sont modifiées par la fréquente répétition de leurs actes ? Comment elles se perfectionnent dans l’individu et dans l’espèce ? Enfin quels secours leur fournit et quels changemens y apporte l’usage des signes ? Tels sont, suivant moi, les vrais titres de gloire de Condillac. Mais les avantages de sa méthode, qu’il a su rendre très-manifestes et très-usuels, ont frappé plus promptement les esprits ; c’est là ce dont ordinairement on lui sait le plus de gré. Cependant cette méthode tant vantée, et avec tant de raison, n’est réellement que celle de Bacon et de Descartes ; et au fond elle se réduit à ceci : examiner avec soin le sujet qu’on veut connaître avant d’en porter un jugement ; et savoir avec précision ce qu’on en veut dire, avant d’en parler. d’ailleurs depuis que l’on s’était défait de la manie de croire que toute la science humaine repose sur l’art syllogistique, assez d’autres avant Condillac, partant de ces deux excellens préceptes généraux, avaient donné aux hommes des conseils empiriques fort utiles pour les diriger dans leurs recherches ; c’est ce qui compose la partie appelée méthode,

dans toutes les logiques modernes : mais personne n’avait réellement commencé la vraie théorie de l’esprit humain ; or c’est ce qu’a fait la discussion des questions majeures dont nous venons de parler. Je ne prétends point décider si Condillac les a toutes résolues : cela serait bien surprenant puisqu’il est le premier qui ait posé avec quelque précision la plupart d’entr’elles, ou même qui se soit apperçu de leur existence. Mais les lumières qu’il a tirées de leur seul examen, lui ont suffi pour répandre un grand nombre de vérités importantes dans les notions préliminaires de son cours d’études et dans ses arts de parler, d’écrire, de raisonner, et de penser, et pour s’en servir à traiter avec une grande supériorité les matières particulières qui ont été les objets de ses recherches, telles que l’histoire, surtout celle des sciences, l’économie politique, et l’éducation. Comme c’est uniquement la science logique que je considère dans les ouvrages que j’examine ici, je ne mets point au premier rang parmi ceux de Condillac, sa logique. ce n’est pas qu’elle ne soit un véritable traité de cette science, et même, suivant moi, le meilleur que nous ayons. Mais Condillac n’a composé cette logique que pour guider les professeurs des écoles de Pologne dans leurs leçons : et il n’en a fait qu’un résumé des principes établis dans ses autres ouvrages auxquels il renvoie continuellement pour y chercher les développemens et les preuves. C’est donc dans le traité des sensations et des animaux, dans les quatre premiers volumes du cours d’études, dans toutes les parties scientifiques de son histoire, et aussi, si l’on veut, dans sa langue des calculs que se trouve toute la doctrine idéologique et logique de Condillac qu’il n’a malheureusement pas rassemblée dans un seul ouvrage, ni réunie en un seul système d’idées bien enchaînées. Nous avons vu les causes de la supériorité de cette doctrine sur tout ce qui avait été dit auparavant. Ne voulant parler d’aucun auteur vivant, je la regarderai comme le dernier état de la science. C’est un grand pas de fait depuis Locke, et le seul réel ; car tous ceux qui ont écrit sur la logique, entre ces deux époques, se sont à-peu-près bornés à choisir parmi les idées reçues avant eux, sans rien y ajouter, et à donner des règles de pratique. Il en est un pourtant qu’il est utile de ne pas passer sous silence : c’est le père Buffier. Une longue habitude de l’enseignement lui avait fait acquérir une grande clarté dans le style, et sinon le talent de beaucoup approfondir un sujet, du moins celui d’exposer très-nettement les idées qu’il s’en était faites. Ces qualités l’avaient conduit à concevoir beaucoup de dégoût pour les obscurités et les subtilités de la philosophie de l’école. De plus, il était jésuite, et comme tel, très-porté à combattre les idées de Descartes, que Mm De Port-Royal, Mallebranche, Pascal avaient adoptées. Ainsi il se trouvait amené à suivre de préférence les principes de Locke, en usant toutefois de beaucoup de ménagement, pour ne pas laisser suspecter son orthodoxie. Tout cela se manifeste à chaque page de ses écrits. Dans ces dispositions, il a fait une grammaire française, suivie d’un traité d’éloquence et de poésie, une métaphysique, une logique, un traité de la société civile, ou plutôt de la manière de s’y conduire, et un traité des preuves de la vérité de la religion catholique. Il a joint à tout cela des éclaircissemens, des applications et des dissertations peu intéressantes, et un petit discours fort médiocre sur la méthode ; et il a cru que le tout ensemble était un cours de sciences sur des principes nouveaux et simples, propre à former le langage, l’esprit et le cœur.

c’est le titre qu’il a donné à la réunion de tous ces écrits, imprimés dans un gros volume in-folio, à Paris, en 1732. On sent bien que ce ne peut pas encore être là un bon traité de philosophie rationnelle et morale. Pour le prouver en ne considérant que la partie rationnelle qui doit être la base de l’autre, je me bornerai aux observations suivantes : 1) sa grammaire n’est qu’une grammaire particulière de la langue française, et non pas une théorie générale de l’expression de nos idées. Il paraît même n’avoir pas soupçonné l’importante influence des signes sur la formation de ces idées. Il a cru devoir donner des préceptes de langage, avant de commencer à parler de la pensée ; mais il n’a pas imaginé que ces préceptes fîssent partie d’un traité de la pensée. 2) sa métaphysique n’est pas, comme on seroit porté à le croire, et comme elle devrait l’être, une analyse de la formation de nos idées. Elle n’est réellement et uniquement, comme son second titre l’indique, que l’énoncé et l’apologie des maximes qu’il croit que l’on doit regarder comme vérités premières et fondamentales. Il a restreint la logique qui la suit, à n’être que la science des vérités de conséquence, c’est-à-dire, de ces vérités que l’on tire par voie de déduction, de principes antérieurement établis. Il s’agissait donc auparavant de trouver et de déterminer ces principes premiers. C’est ce que Buffier fait, à sa manière, dans cette métaphysique. Descartes avait remarqué que le principe primitif de toutes nos connaissances, est la conscience de notre propre existence produite par le sentiment de nos perceptions les plus simples, de nos sensations tant internes qu’externes. Il avait dit : je pense, donc j’existe

: il aurait dû dire

plus exactement : je sens, donc j’existe

: 

il aurait même pu dire simplement : j’ai froid, j’ai chaud, j’ai faim, j’ai soif, etc., donc j’existe ; et cela eût été encore plus correct : et ensuite il aurait fallu qu’il montrât sans interruptions ni lacunes, comment de ce premier acte intellectuel se forment successivement toutes nos idées quelconques. Mais Descartes, comme nous l’avons déjà remarqué, s’est livré à sa précipitation, a sauté une foule d’intermédiaires ; et après le début le plus heureux, s’est égaré dès le second pas, faute d’avoir senti lui-même tout le mérite du premier. Ce qu’il n’avait pas fait, le père Buffier revenant sur ses traces, et déjà éclairé par Locke, aurait dû l’exécuter, puisque, suivant le vœu de Bacon, il entreprenait de découvrir le fondement des principes, et de faire un traité des vérités premières. Mais il n’était pas disposé à goûter les idées de Descartes ; il ne s’apperçut pas de l’importance de son premier principe ; et d’ailleurs il n’avait pas la tête assez forte pour l’approfondir, et en déduire l’analyse scrupuleuse de nos opérations intellectuelles, et de leurs résultats. Il crut que si l’on entreprenait d’expliquer toutes nos connaissances, et de les prouver toutes, on les rendrait toutes problématiques ; et nommément qu’on ne pourrait jamais prouver ni l’existence des corps, ni celle d’une intelligence suprême. Il prit le parti de définir les premières vérités, en disant que ce sont des propositions si claires, qu’elles ne peuvent être prouvées ni combattues par des propositions qui le soient davantage, et de s’en rapporter sur leur certitude à ce qu’il appelle le bon sens, le sens commun, au consentement unanime de tous les hommes jouissant de leur raison, et à d’autres caractères aussi vagues et aussi peu démêlés. Partant de ces données, il a présenté un apperçu des principales de ces vérités premières ; et c’est à quoi se réduit sa métaphysique. ensuite il a montré dans sa logique comment nous en tirons toutes les vérités de conséquence. c’est en cela, suivant moi, qu’il a le mieux réussi ; mais une chose, à mon avis, digne de remarque, c’est qu’il a refait à deux fois cette métaphysique et cette logique, d’abord pour donner une idée préliminaire du sujet, et le mettre à la portée de tout le monde, et ensuite pour le traiter avec plus de science et de profondeur. Or il se trouve que ce sont les deux versions soi-disant superficielles, qui sont les meilleures ; ce qui vient, je crois, de ce qu’étant très-occupé de se rendre clair, il s’est un peu mieux entendu lui-même. Ajoutons pourtant que ni une fois ni l’autre, il n’est arrivé à une véritable clarté ; et qu’il a laissé à Condillac la gloire de découvrir la source de toute lumière dans une meilleure analyse de la pensée, sans pouvoir s’en attribuer la moindre part. Néanmoins je regrette beaucoup que Condillac dans ses profondes et sagaces méditations sur l’intelligence humaine, n’ait pas fait plus d’attention aux idées du père Buffier. Il y aurait rencontré deux ou trois apperçus peut-être mal démêlés, mais qui lui auraient été très-utiles ; et ce sont eux qui sont cause que j’ai fait mention ici de cet auteur : il aurait trouvé dans sa grammaire que le nom ou ce qui en tient lieu, est toujours le sujet de la proposition ; que le verbe en est l’attribut

;

et que les autres élémens de la proposition, (ou comme on dit, les autres parties d’oraison) ne sont que des modificatifs de ceux-là, ce qui jette un grand jour sur l’acte de juger. Il aurait vu dans la logique que c’est le sujet d’une proposition qui en contient l’attribut ; que l’idée attribuée n’est jamais qu’une circonstance de l’idée à laquelle on l’attribue ; et qu’une série de propositions n’est légitime et ne mène à une conclusion vraie, qu’autant que tous les attributs renferment successivement l’attribut qui les suit, et que, parconséquent le dernier attribut, celui de la dernière proposition, est renfermé dans le sujet de la première. Il est vrai qu’il aurait trouvé cette vérité exprimée d’une manière vacillante et embrouillée, par l’obstination avec laquelle l’auteur se refuse à distinguer, comme Messieurs De Port-Royal, la compréhension et l’extension de chaque idée. Mais son bon esprit aurait achevé de dégager les inconnues, et ces observations lui auraient fait voir la proposition sous un autre aspect : surtout elles l’auraient empêché de se préoccuper de cette idée d’identité qui jette tant de louche sur toutes ses explications, et qu’il est obligé de finir par appeler lui-même une identité partielle, c’est-à-dire une fausse identité. du moins est-il certain que pour ma part, je suis fort fâché de ne connaître que depuis très-peu de temps ces opinions du père Buffier ; si je les avais vues plutôt énoncées quelque part, elles m’auraient épargné beaucoup de peines et d’hésitations. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui instruits par tous les efforts heureux ou malheureux de nos devanciers, et éclairés par les admirables analyses de Condillac, nous sommes conduits à voir avec évidence, que sentir est notre existence toute entière, et que juger n’est encore que démêler une circonstance dans une perception antérieure, c’est-à-dire, sentir distinctement une partie de ce qu’on avait senti d’abord confusément. Nous avons pu en conséquence exposer nettement le mécanisme de la formation successive de toutes nos idées, et celui de leur traduction dans le langage ; et par suite nous pouvons et nous devons expliquer sans ambiguité en quoi consiste la certitude ou l’incertitude de tous nos jugemens, et la vérité ou la fausseté de toutes nos propositions. C’est ce que nous allons tâcher de faire : si nous n’y réussissons pas, ce sera purement et uniquement notre faute ; car la vérité est à découvert, il ne reste qu’à la saisir. Le but de ces préliminaires était de montrer par quels chemins nous sommes arrivés à cet heureux état de la science.