Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre III

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Quelle est la cause première de toute erreur ?

il est bien constant que nous ne connaissons jamais que nos perceptions, et que nous ne voyons jamais rien dans ce monde que nos propres idées, ainsi toutes ces perceptions ou idées sont très-réelles pour nous ; et de plus nous en sommes complètement sûrs quand nous les sentons, et par cela seul que nous les sentons. C’est là la base de toute certitude : et il semble d’abord qu’elle est telle que nous devrions être inaccessibles à toute erreur : cependant très-peu de ces perceptions ou idées sont des impressions simples et directes ; presque toutes sont composées les unes des autres ; or l’on voit au premier coup-d’œil que leur formation et leur génération successive est très-susceptible d’être imparfaite ; et comme toutes nos connaissances ne consistent que dans les combinaisons que nous fesons de nos premières perceptions, et dans les rapports que nous découvrons entr’elles, il est facile de s’appercevoir qu’il n’en faut pas davantage pour que la vérité nous échappe très-souvent. Mais cette manière générale de reconnaître la cause de nos erreurs est insuffisante et incomplète. Lorsque nous avons commencé à parler de nos idées dans l’intention d’en expliquer la formation et la génération, nous les avons partagées en plusieurs classes afin de les mieux distinguer. Il faut actuellement suivre encore la même marche, et considérer séparément ces différentes espèces d’idées pour voir nettement en quoi chacune d’elles est susceptible d’erreur. Cet examen n’a, suivant moi, jamais été fait d’une manière satisfesante ; et pourtant c’est la seule voie par laquelle nous puissions arriver à reconnaître avec précision dans quels momens et par quelles raisons la certitude commence à nous manquer. Ne craignons donc pas d’entrer dans quelques détails, et servons-nous à cet effet de la classification de nos idées, que nous avons déjà adoptée dans les élémens d’idéologie proprement dite. Si je l’emploie cette classification, ce n’est pas que je la croie parfaite ; mais c’est d’abord parceque toutes les autres que je connais me paraissent encore moins bonnes, et ensuite parceque je suis persuadé que nous n’aurons jamais dans aucun genre une classification absolument irréprochable, attendu que les classes ne sont que dans nos têtes et non pas dans la nature : au surplus l’utilité de toutes les nomenclatures est d’éviter d’une part la confusion des objets, et de l’autre leur trop grande dispersion ; elles sont bonnes dès qu’elles sont capables d’aider notre esprit dans ses recherches, et qu’elles ne lui font pas prendre de fausses notions. Telle qu’est celle-ci, je crois que l’on a trouvé et que l’on trouvera encore qu’elle réunit ces deux qualités. Servons nous-en donc pour examiner les propriétés particulières à chacune de nos espèces d’idées. Nous avons distingué dans nos perceptions les idées simples, c’est-à-dire celles dont la perception n’exige qu’une seule opération intellectuelle, et les idées composées, c’est-à-dire, celles pour la formation desquelles plusieurs opérations intellectuelles successives sont nécessaires. Nos idées simples sont nos pures sensations

nous ne fesons absolument que les sentir. Nos idées composées sont d’abord toutes nos idées des êtres, de leurs qualités, de leurs modes, et des différentes classes et espèces des uns des autres

nous formons toutes ces idées en réunissant, séparant, et combinant les idées simples que ces différens êtres nous causent. Ensuite nos autres idées composées sont celles qui ont un caractère particulier, et que par cette raison nous appelons souvenirs, jugemens, et desirs. ces cinq espèces de perceptions renferment toutes celles dont nous sommes susceptibles. Examinons-les les unes après les autres. 1- les sensations. nos sensations sont externes ou internes. Elles ont pour cause les impressions des corps sur nos organes extérieurs, ou l’action et la réaction de nos organes internes les uns sur les autres, ou des mouvemens opérés dans le sein même du système nerveux ou du centre cérébral lui seul. Mais dans tous les cas, elles sont l’effet d’un acte unique de notre sensibilité. Quoiqu’elles puissent être le résultat de beaucoup de mouvemens combinés, elles sont des idées ou perceptions simples, des modes simples de notre vertu sentante. Dans nos sensations internes, il faut comprendre toutes les impressions ou manières d’être que l’on appelle communément sentimens ou affections de l’ame, telles que les sentimens de contentement ou de tristesse, de confiance ou de découragement, de force ou de faiblesse, d’activité ou de langueur, de calme ou d’agitation, etc. Etc. Car ce sont là de simples actes de notre sensibilité, comme le sentiment de la faim, de la soif, ou d’une douleur de colique. Il faudrait y comprendre de même toutes nos passions, si ce n’était que nos passions proprement dites, renferment toutes un desir vague ou déterminé, qui doit les faire ranger dans la classe des desirs dont nous parlerons bientôt. Nos sensations sont donc toutes des idées ou des perceptions simples : aussi ne donnent-elles lieu à aucune espèce d’incertitude. Il n’y a place ni au doute ni à l’erreur dans les idées simples ; et c’est une chose bien importante à remarquer. Lorsque je perçois une sensation, quand ce serait sans cause connue, sans cause apparente, ou même dans une circonstance où un autre individu ne la percevrait pas, ou en percevrait une différente, il n’en est pas moins certain que j’éprouve cette sensation, qu’elle est très-réelle en moi et pour moi, et qu’elle est telle que je l’éprouve. Mais prenons-y bien garde, nos sensations ne sont ainsi des idées absolument simples et complétement certaines sous tous les rapports, qu’autant qu’elles sont totalement dépouillées de tout accessoire. Dès que nous joignons seulement à l’impression qu’elles nous font, le jugement qu’elle nous vient de tel objet, de telle cause, ou par tel organe, l’idée que nous en avons est composée de cette impression et de ce jugement ; et elle rentre dans la classe des idées composées dont nous allons parler. Or c’est le cas où nous sommes tous, depuis que nous avons appris à reconnaître qu’il existe d’autres êtres que notre vertu sentante, quel que soit le moment où nous l’ayons appris, et la manière dont nous l’ayons découvert. 2- les idées des êtres, de leurs qualités et de leurs modes, soit individuelles et particulières, soit généralisées ou abstraites.

dans les premiers momens de notre existence, nous ne sentons point directement et instantanément l’idée d’un homme, d’un arbre, d’une maison, comme nous sentons une simple impression de chaud ou de froid, de douleur ou de plaisir, de son ou de couleur. Nous sentons seulement les diverses impressions qui nous viennent de ces corps ; et nous composons petit à petit les idées de ces objets, en réunissant successivement les unes aux autres, toutes les sensations que nous en recevons, à mesure que nous jugeons qu’ils en sont les causes. Nous formons de même les idées de leurs qualités, en joignant à l’impression qu’elles nous font, le jugement qu’elle nous vient de ces objets. Ensuite nous généralisons ces idées des êtres, de leurs qualités, et de leurs modes, et nous en fesons des idées de classes, de genres, et d’espèces, en en portant différens jugemens qui motivent diverses abstractions, et de nouvelles réunions, lesquelles sont autant de modifications postérieures dont chacune crée une idée réellement différente de la précédente. Tout cela a été expliqué dans le chapitre vi de l’idéologie, qui traite de la formation des idées composées, et dans plusieurs autres endroits, nommément à l’occasion des signes. Toutes ces idées, une fois qu’elles sont composées, sont des perceptions uniques, comme le moindre de leurs élémens ; et elles sont aussi certaines, aussi réelles en tant qu’elles sont senties, que nos idées les plus simples. Il est aussi indubitable qu’elles existent en nous telles qu’elles sont, quand nous les percevons, qu’une simple impression de piqûre ou de brûlure, de bien-être ou de mal-aise, quand nous l’éprouvons. La seule chose qui soit incertaine, est de savoir si ces idées sont bien conformes aux êtres dont nous les croyons les images ; si les élémens dont nous les avons composées appartiennent réellement à ces êtres, comme nous le pensons ; si dans les différentes combinaisons que nous avons faites de ces idées pour en former de nouvelles, nous n’y avons réellement fait que les additions ou soustractions que nous croyons ; et si nous n’y avons pas mis, ou n’en avons pas ôté quelques élémens sans nous en appercevoir, ensorte qu’elles n’aient pas avec les idées dont elles dérivent et avec celles qui en dérivent, ni ces idées avec elles, les rapports réciproques que nous leur supposons. Il y a donc lieu au doute et à l’erreur, non dans l’acte de percevoir les idées composées de cette espèce (tout ce que nous sentons est toujours réel et certain), mais seulement dans les jugemens que nous portons de ces idées, et dans ceux sur lesquels se fonde leur composition. Nous examinerons bientôt la cause de ce fait : pour le moment, contentons-nous de l’avoir établi. 3- les souvenirs. nos souvenirs de quelque nature qu’ils soient, sont des impressions actuelles que nous éprouvons par l’effet d’impressions passées dont la cause n’est plus présente. Ils sont donc des idées composées puisqu’ils nécessitent deux opérations intellectuelles distinctes, celle de percevoir la première impression, et celle d’en percevoir la reproduction par un second mouvement interne souvent fort différent du premier. Cependant il n’est pas indispensablement lié à leur existence, que nous les reconnaissions pour la renaissance d’une impression passée ; et quand nous ne les reconnaissons pas pour tels, ils sont pour nous comme une impression nouvelle, et il faut les ranger dans celle des classes de nos autres perceptions, à laquelle ils appartiennent par la nature de l’idée perçue. Mais même lorsque nous les reconnaissons pour souvenirs, ils sont certains et réels en tant que perceptions actuelles. La seule chose en quoi ils peuvent nous tromper, c’est dans l’opinion que nous avons, qu’ils sont la représentation fidèle d’une impression antérieure. C’est là un jugement que nous y joignons : et ce jugement peut être faux en plusieurs manières, suivant l’espèce du souvenir auquel il se joint. Les souvenirs des idées composées de la classe de celles dont nous venons de parler, sont de tous les plus susceptibles d’être exacts. Ces idées renaissent par une opération intellectuelle presque la même que celle par laquelle elles ont été perçues. Cependant il peut arriver et il n’arrive que trop souvent, que dans leur renaissance ces idées acquièrent quelques élémens nouveaux, ou perdent quelques-uns de ceux qu’elles avaient, sans que nous nous en appercevions ; et c’est là déjà une cause d’erreurs. Elle se retrouve de même, cette cause d’erreurs, dans les souvenirs de nos jugemens : car les deux idées comparées dans ces jugemens peuvent fort bien ne pas renaître exactement les mêmes qu’elles étaient ; et parconséquent le souvenir du jugement est imparfait. Mais il y a plus ici. L’acte intellectuel par lequel on se ressouvient d’un jugement porté antérieurement, n’est point de même nature que celui par lequel on porte ce jugement. Quand je dis, de ce que les hommes sont presque tous plus ou moins méchans, il ne s’ensuit pas qu’il soit nécessairement dans leur nature d’être tels, je ne porte pas actuellement ce jugement, les hommes sont presque tous plus ou moins méchans

je ne fais que me le rappeler. Je ne suis point dans la même situation d’esprit où j’étais, quand je l’ai porté : je ne fais pas la même opération intellectuelle. Non-seulement je n’ai pas toutes les mêmes perceptions que j’avais alors ; mais je n’en suis point affecté de la même manière : j’aurais grand tort de croire ces deux positions identiques. C’est encore bien pis s’il s’agit du souvenir d’une pure sensation. Presque toutes nos sensations sont une douleur ou un plaisir plus ou moins vif ; et assurément le souvenir d’une douleur est bien différent de la douleur elle-même. Car si la douleur elle-même renaît, elle n’est plus un souvenir, elle est une douleur actuelle et présente, semblable seulement à une douleur précédente. à proprement parler, nous ne pouvons pas avoir de souvenir réel d’une simple et pure sensation : aussi ne pouvons-nous pas la faire connaître véritablement à un autre qui ne l’a pas éprouvée. L’idée que nous en conservons et que nous en pouvons transmettre est du genre des idées composées de modes et de qualités ; ce n’est qu’une espèce d’image ; et comme il est assez vraisemblable que cette idée ou cette image ne persiste en nous et n’est transmissible que parcequ’elle est attachée à la sensation d’un signe, cela rend vraisemblable aussi l’opinion de ceux qui pensent que sans signes quelconques nous n’aurions absolument point de mémoire ; et que tout l’édifice de nos idées repose sur l’artifice qui consiste à avoir fait d’une sensation possible à rappeler à volonté, l’image bien qu’imparfaite d’une sensation que nous ne pouvons pas faire renaître réellement. Quoi qu’il en soit, l’on voit combien le souvenir d’une sensation est nécessairement imparfait. Celui d’un desir l’est encore plus. Car il y a la même différence entre éprouver un desir et s’en ressouvenir, qu’entre percevoir une sensation et se la rappeler ; et en outre dans le desir il y a tous les jugemens au moins implicites que l’on porte sur son objet, sa cause et ses effets, dont le souvenir est sujet à tous les défauts que nous avons remarqués dans les souvenirs des jugemens. Nous ne devons donc pas être étonnés de la différence qui existe dans nos raisonnemens, quand nous sommes actuellement animés par une passion ou émus par une sensation, et quand nous y réfléchissons tranquillement. Dans les deux cas nous n’opérons réellement pas sur les mêmes perceptions. Cette analyse approfondie de nos souvenirs nous montre pourquoi on a cru devoir faire deux choses essentiellement différentes de sentir et de penser, de ce qu’on appelle l’ esprit et le cœur, des impressions que l’on nomme affectives et perceptives.

c’est l’effet d’un examen superficiel. Il n’y a entre ces deux classes de perceptions, d’autre différence que celle d’un degré plus ou moins grand d’énergie et de vivacité ; mais c’est toujours sentir. Quand nous percevons l’idée d’un être ou un jugement, nous le sentons comme quand nous percevons une sensation ou un desir. Seulement de ces perceptions, les unes nous font peine ou plaisir directement et par elles-mêmes, et les autres seulement par leurs conséquences ou leurs circonstances. Mais ce qu’il faut bien observer après avoir analysé nos souvenirs, c’est que dès que nous avons existé quelque tems, presque toutes nos idées sont des souvenirs, et que nous les employons presque toujours dans nos raisonnemens, comme si elles étaient des souvenirs fidèles, ce qui est très-rarement vrai, et sans tenir compte de l’imperfection inévitable et nécessaire de plusieurs espèces de ces souvenirs, ce qui est une grande faute encore, ensorte que nous croyons souvent nous occuper de la même idée que nous avons eue auparavant, tandis qu’il n’en est rien. Toutefois c’est toujours par les jugemens que nous joignons à nos souvenirs, qu’ils nous induisent à erreur ; et il est vrai de dire qu’en eux-mêmes et comme idée actuelle et isolée, ils sont certains et réels comme toutes nos perceptions. 4- les jugemens. nos jugemens consistent dans la perception du rapport de deux idées, ou plus exactement à percevoir que de deux idées l’une contient l’autre. Ce sont donc encore des idées composées ; car ils supposent au moins deux opérations intellectuelles, celle de percevoir les deux idées qui sont l’objet du jugement, et celle de percevoir que la seconde de ces deux idées est un des élémens qui composent la première. Quand nous le jugeons, par cela seul que nous le jugeons, cela est au moins dans notre esprit, si cela n’est pas de même dans la réalité. Ainsi, à parler exactement, il est vrai de dire qu’aucun de nos jugemens pris isolément n’est ni ne peut être faux : car le sentiment que nous avons du rapport perçu est aussi réel et aussi indubitable que le serait celui d’une sensation ou d’un desir. Mais nous reviendrons à examiner en quoi consiste la justesse ou la fausseté de nos jugemens, quand nous aurons achevé de voir qu’aucune de nos autres perceptions n’est en elle-même susceptible d’incertitude ni d’erreur ; que quand elle en est entachée, c’est toujours à raison des jugemens qui s’y mêlent ; et que parconséquent c’est de nos jugemens seuls que viennent toutes les aberrations de nos raisonnemens, et toutes les différences qui n’existent que trop souvent entre nos opinions et la réalité des choses. Passons aux desirs. 5- les desirs. nos desirs, nos volitions, enfin tous les actes plus ou moins énergiques de notre volonté, quelques noms que l’on veuille leur donner, sont encore des idées composées : car elles supposent la perception d’une manière d’être quelconque, le jugement au moins implicite que cette manière d’être est bonne à rechercher ou à éviter, et le sentiment qui suit de ce jugement. Quand nous éprouvons un desir, il n’y a nul doute qu’il est réel et tel que nous l’éprouvons. La seule chose sur quoi nous puissions nous tromper, c’est dans les jugemens que nous portons sur ses motifs, sur son objet, et sur ses effets. Ainsi ce genre de perceptions encore est en lui-même inaccessible à l’erreur. Il n’y a que dans les jugemens qui s’y joignent qu’elle peut avoir lieu. Nous avons vu précédemment combien les actes de notre volonté et surtout ceux que nous nommons passions, se rapprochent des pures sensations internes que nous nommons sentimens

et surtout que

les uns et les autres ont cette propriété commune très-remarquable, qu’ils ne peuvent pas nous être véritablement rappelés par la mémoire, qu’ils ne sauraient en aucune manière être pour nous le sujet de souvenirs réellement exacts. Peut-être y a-t-il quelques-unes de ces affections dont on sera en doute si l’on doit les classer parmi les sentimens ou parmi les passions, les ranger dans le domaine de la simple sensibilité ou dans celui de la volonté : mais alors le parti qu’on prendra sur des impressions si voisines les unes des autres sera indifférent ; et quel qu’il soit, il n’en résultera aucun inconvénient pour les conséquences qu’on en pourra tirer dans des analyses subséquentes. Ainsi nous avons fini la revue complète de nos différentes espèces de perceptions ou idées. Cet examen circonstancié nous montre plusieurs choses importantes, 1) que nos pures sensations ou idées simples, sont absolument et complètement réelles, certaines, et inaccessibles à toute erreur, parcequ’elles consistent uniquement dans ce sentiment infaillible que nous en avons ; mais qu’elles ne jouissent pleinement de ce privilége, qu’autant qu’elles sont parfaitement exemptes du mélange de tout jugement, ce qui n’est déjà plus possible dès que nous avons appris seulement à les rapporter aux êtres qui nous les causent. 2) que toutes nos idées composées, c’est-à-dire toutes les idées que nous avons dans l’état et le degré de connaissances auquel nous sommes tous parvenus, sont en elles-mêmes et par elles-mêmes tout aussi certaines et aussi réelles, eu égard à ce même sentiment de la conscience que nous en avons, mais qu’elles sont toutes accessibles à l’erreur par les jugemens qui s’y mêlent, ou en vertu desquels elles sont composées ; et qu’en particulier nos souvenirs sont presque toujours erronés sous le rapport du jugement par lequel nous les regardons comme l’image fidèle de l’idée qu’ils représentent, et le sont plus ou moins et de diverses manières suivant la nature de cette idée. 3) que bien que toutes nos idées ne soient fautives et erronées que par les jugemens qui s’y mêlent, au point que les idées simples dans lesquelles il n’entre aucun jugement sont absolument inaccessibles à l’erreur, pourtant il est vrai de dire que nos jugemens, nos perceptions de rapports, sont en elles-mêmes et par elles-mêmes, comme toutes nos autres perceptions, réelles, certaines, et inaccessibles à l’erreur, du moins en ce sens qu’elles sont véritablement et nécessairement telles que nous les percevons, par cela seul que nous les percevons. Tels sont les résultats de ce chapitre. J’ose croire que ce sont autant de vérités incontestables, et qui jointes à celles établies dans le chapitre précédent, vont nous dévoiler le fort et le faible de toutes nos connaissances. Ce dernier article cependant paraît au premier coup-d’œil renfermer deux assertions contradictoires. Il paraît absurde de dire que nos idées ne sont sujettes à erreur que par les jugemens qui s’y mêlent ; et que pourtant nos jugemens sont en eux-mêmes aussi inaccessibles à l’erreur, que toutes nos autres perceptions. Mais cette contradiction apparente s’évanouit dès que l’on fait attention à nos observations sur l’imperfection de nos souvenirs. En effet, dès que nous portons un jugement sur une idée, dès que nous percevons un rapport entre cette idée et une autre, ce rapport y est actuellement par cela seul que nous l’y voyons ; cette perception existe actuellement par cela seul que nous l’avons, que nous la percevons. Ce jugement en lui-même est donc nécessairement et invinciblement juste, pris isolément. Mais cette idée qui nous donne cette perception de rapport, cette idée dont nous jugeons, nous la connoissions déjà, ne fût-ce que depuis un instant, puisque nous en jugeons. Elle est donc actuellement

un souvenir. Elle peut donc être un souvenir imparfait. Il se peut donc qu’elle n’ait jamais renfermé l’élément que nous y voyons actuellement, que non-seulement cet élément ne soit pas implicitement compris dans ceux qui la composaient jusqu’alors, mais même qu’il y répugne et qu’il leur soit contradictoire, et que parconséquent cette idée soit devenue actuellement pour nous une autre idée, sans que nous nous en appercevions. Alors notre tort n’est pas précisément d’y voir l’élément que nous y admettons à cette heure, mais de croire qu’après cette mutation elle est encore la même idée que celle que nous avons eue précédemment. Ainsi, s’il est vrai de dire que nos souvenirs ne sont sujets à erreur que par le jugement par lequel nous les jugeons des représentations exactes d’idées antérieures, il est encore plus vrai de dire que nos jugemens eux-mêmes ne sont faux que quand nous avons tort de croire que l’idée dont nous jugeons actuellement,

et dans laquelle nous voyons un nouvel élément, est la même que celle que nous connaissions d’avance, qui ne renfermait cet élément ni implicitement ni explicitement, et à laquelle il ne peut convenir. Il est donc vrai parconséquent que nos jugemens ne sont jamais faux que par l’imperfection de nos souvenirs. Ainsi, après avoir reconnu d’abord que toutes les inexactitudes de nos idées viennent de nos jugemens, il se trouve en définitif qu’elles viennent de nos souvenirs, et que nos jugemens seraient nécessairement justes, si nos souvenirs étaient exacts. En effet, puisque toutes nos connaissances consistent uniquement dans les rapports que nous voyons entre nos différentes perceptions, il est très-naturel que de même que la cause de leur certitude se trouve dans la certitude de nos perceptions actuelles, de même la cause de leurs erreurs consiste dans l’imperfection des relations de ces perceptions actuelles, avec les perceptions antérieures. tout cela se conçoit, mais exige une plus ample explication. C’est ce dont nous allons nous occuper.