Éléments d’idéologie/Troisième partie/Chapitre IV

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(Continuation du précédent.) La cause première de toute erreur est, en définitif, l’imperfection de nos souvenirs. Nous avons déjà beaucoup parlé de nos jugemens, et à différentes reprises. La matière semble épuisée, et peut-être même le lecteur en est-il fatigué. Cependant, puisque nos jugemens sont des perceptions de rapports, et puisque toutes nos connaissances ne consistent que dans les rapports que nous découvrons entre nos perceptions, il s’ensuit que toutes nos connaissances ne sont que des jugemens portés ; et qu’ainsi on ne saurait trop examiner une opération intellectuelle si importante : il faut donc absolument creuser ce sujet, jusqu’à ce qu’il n’y reste plus rien du tout d’incertain ni d’obscur. J’ai à prouver qu’aucun de nos jugemens pris en lui-même et isolément, n’est ni ne peut être faux, qu’ainsi, à toute rigueur, l’on peut dire dans un certain sens, que nous ne nous trompons jamais quelque chose que nous affirmions. Cette assertion est si bizarre, et il est si singulier que ce soit là un préliminaire nécessaire pour apprendre à porter des jugemens vrais, que pour le prouver il faut reprendre les choses de plus haut. Nous avons dit dans la grammaire, chapitre i et ii, que nous n’exprimons jamais dans le discours que des idées isolées ou des idées réunies en propositions, parceque nous ne fesons jamais dans notre pensée que deux choses, sentir et juger.

cela est vrai ; car quelque compliquée que soit une idée, dès qu’elle est formée, si elle se présente seule à notre esprit, elle est pour nous une perception unique, comme l’idée la plus simple : nous la sentons, et voilà tout. Mais nous avons dit aussi, que juger c’est encore sentir

c’est sentir le rapport de deux idées, ou plus exactement, sentir que de deux idées actuellement présentes à notre pensée, l’une renferme l’autre. Cela est encore vrai : et cela doit commencer déjà à nous faire penser, que cet acte de juger doit participer à l’infaillibilité de celui de sentir dont il n’est qu’un cas particulier, et que nous ne pouvons pas plus nous tromper en sentant qu’une idée est renfermée dans une autre, qu’en sentant chacune de ces idées séparément. Cela est vrai aussi. Lorsque deux idées sont présentes à notre esprit, et que nous jugeons que l’une des deux renferme l’autre, ou en d’autres termes, que celle appelée l’ attribut est un des élémens qui composent celle appelée le sujet, il est indubitable que cela est ; et j’ajoute qu’il est impossible que cela ne soit pas. On va en convenir. En effet, juger qu’une idée est un des élémens qui en composent une autre, c’est la voir, c’est la sentir dans cette autre. Or comme nos idées n’existent que dans notre esprit, comme elles ne sont que ce que nous sentons, elles sont toujours et nécessairement telles que nous les sentons ; et parconséquent une idée en renferme réellement une autre au moment où nous le jugeons, par cela seul que nous le jugeons. C’est pour cela que l’on a raison de dire que quand deux hommes ont bien exactement les deux mêmes idées, ils en portent toujours et nécessairement le même jugement ; car si le premier juge que l’une de ces idées renferme l’autre, tandis que le second juge qu’elle ne la renferme pas, c’est qu’il y a réellement cet élément de plus dans l’idée qui est le sujet du jugement du premier, et que parconséquent il n’a pas exactement la même idée que le second. C’est pour cela aussi qu’il est vrai que quand deux hommes s’entendent parfaitement, ils sont toujours de même avis ; et que quand ils disputent, c’est que croyant s’entendre, ils ne se comprennent réellement pas complètement. Car quand ils sont parvenus à s’expliquer réciproquement l’idée qu’ils croient la même, de manière à ce qu’elle renferme exactement pour tous deux les mêmes élémens, ils en portent toujours et nécessairement les mêmes jugemens. C’est pour cela encore qu’il est vrai de dire qu’à parler avec une exactitude rigoureuse, il n’y a personne qui juge mal, de même qu’il n’y a personne qui sente mal. on peut même ajouter qu’ il n’est pas possible de mal juger, de même qu’il n’est pas possible de mal sentir. Car soit que l’on donne son assentiment à l’affirmative ou à la négative, la cause en est toujours dans l’idée que l’on a réellement actuellement présente : ainsi dans les deux cas on a toujours également raison. Si un autre homme se décide en sens inverse, c’est que son idée actuelle a effectivement un élément de plus ou un élément de moins. Sous le même signe, il a véritablement une autre idée, en conséquence de laquelle il doit nier tandis que le premier affirme, ou affirmer tandis qu’il nie ; mais tous deux ont également raison, du moins relativement à leur idée actuelle, et à ne considérer que le jugement actuel. Il s’agit seulement de savoir quel est celui des deux dont l’idée est conforme à l’objet dont il la croit la représentation, et est bien pareille à l’idée qu’il a eue maintes fois, quand il a employé le même signe et cru avoir la même perception. Celui-là seul a raison en réalité, parceque seul il porte un jugement conséquent à tous les jugemens justes qu’il a déjà portés. Mais cela même prouve qu’aucun de nos jugemens ne saurait être faux en lui-même et pris isolément ; et que quand ils pèchent, c’est toujours par leurs relations avec des jugemens antérieurs. Cette conclusion est incontestable ; cependant il faut encore l’éclaircir par quelques exemples, avant d’en tirer les conséquences qui doivent nous montrer la cause première et originaire de toute erreur. J’ai l’idée de l’ or et celle de n’être jamais liquide

je prononce que l’ or n’est jamais liquide.

il est manifeste que dans mon idée actuelle de l’ or, il entre comme élément l’idée d’être infusible et insoluble, et parconséquent celle de n’être jamais à l’état liquide. cela posé, j’ai rigoureusement raison de juger et de dire, l’idée de l’or (entendez toujours telle que je l’ai actuellement, car je ne peux jamais parler ni juger d’autre chose) renferme l’idée de n’être jamais liquide. reste seulement à savoir si cette idée de l’ or est la représentation fidèle de l’être dont je la crois l’image, et si moi-même je ne viens pas de parler de dissolution d’or ou d’alliages d’or avec d’autres métaux, ce qui prouve que j’ai employé cette idée d’ or, en y admettant comme élémens les idées d’être fusible et soluble que j’en exclus maintenant. Quoi qu’il en soit, tout homme à ma place ayant bien exactement l’idée de l’ or que j’ai actuellement, en porterait certainement le même jugement : et tout homme qui en portera le même jugement, ce sera nécessairement parcequ’ il aura une idée actuelle de l’or dans laquelle entrera l’idée de n’être jamais à l’état liquide. De même un homme prononce que la logique est tout-à-fait étrangère à l’idéologie et à la grammaire générale, et n’a pas besoin de leurs lumières. il est clair que dans l’idée qu’il a actuellement de la logique, il y fait entrer comme élément celle de ne consister que dans la connaissance de certains argumens et de certaines règles. dans ce cas il a raison. Seulement il faut savoir s’il n’a pas dit dans un autre moment, que la logique est la science sur laquelle est fondé l’art de bien conduire son esprit, et s’il n’est pas dans la nature de notre esprit de ne savoir les véritables règles de la combinaison de ses idées, que quand il connaît le mode de la formation et de l’expression de ces mêmes idées. Si cela est, il a tort ; mais il n’a tort que parceque son jugement n’est pas conséquent à d’autres jugemens antérieurs : car comme actuel et isolé, il est irréprochable. à la place de cet homme je porterais le même jugement que lui : et à la mienne je ne puis que lui dire, la logique dont vous avez l’idée actuellement n’est pas celle dont je parle dans cet ouvrage, ni celle dont vous parliez tout-à-l’heure, ni celle qui peut réellement guider notre esprit. De même un autre homme a l’idée d’une action injuste qui doit le conduire à un but qu’il desire : il juge qu’il doit la faire. Il est évident qu’il ne fait pas actuellement entrer dans la composition de l’idée de cette action, l’idée d’avoir plus d’inconvéniens encore que d’avantages.

dans cette hypothèse, il a manifestement raison. Mais il a tort dans la réalité, parcequ’il est dans la nature humaine que toute action injuste soit encore plus nuisible que profitable à celui qui la commet ; et sûrement le même homme a, mille fois lui-même, porté des jugemens sur l’idée d’injustice, en y fesant entrer implicitement ou explicitement l’idée d’être incompatible avec le bonheur de celui qui s’y livre. On n’exigera pas sans doute que je donne actuellement à ce principe moral, les développemens qui seraient nécessaires à sa démonstration. D’abord ce n’est pas ici le lieu ; et d’ailleurs il ne sera guères contesté que par ceux qui veulent faire de la vertu un être si supérieur à ce monde-ci, qu’il y devient étranger, et si dénué de toute vue d’intérêts personnels, que personne ne s’en occupe. Ces exagérations le plus souvent peu sincères sont très-nuisibles : on ne saurait trop le redire. Je desire que l’on me passe cette réflexion à cause de son importance ; mais je demande surtout que l’on en fasse une autre plus directement relative à notre sujet. C’est que l’ancienne logique était toujours obligée de prendre pour exemples, des propositions regardées comme incontestables et souvent simples jusqu’à la niaiserie, au lieu que la nouvelle peut employer les plus compliquées et même les plus problématiques. La raison en est que cette ancienne logique prétendait nous mener à la vérité par la puissance des formes du raisonnement. Il fallait donc remplir toujours ces formes de propositions indubitables ; car si elles étaient demeurées sujettes à discussion malgré l’exacte observance des règles, l’insuffisance de ce moyen serait devenue manifeste. Au contraire la nouvelle logique pénétrant plus avant dans le fond du sujet et ne s’occupant que de la matière du raisonnement, de nos idées, elle se sert avec succès des propositions les plus épineuses pour montrer d’où peut naître leur vérité ou leur fausseté. C’est ce qui fait que la première de ces deux sciences ne nous guide que quand nous n’avons nul besoin de secours, comme l’ont remarqué messieurs du Port-Royal, tandis que l’autre nous éclaire dans les cas les plus difficiles et les plus embarrassans. Aussi quelqu’opinion que l’on ait sur les propositions énoncées dans les exemples que je viens de donner, on peut également y voir la preuve de la vérité que je voulais manifester ; c’est que si ces propositions sont fausses, ce n’est pas par elles-mêmes et prises isolément, mais par leur manque de liaison avec des jugemens antérieurs vrais, et parceque les idées employées dans les jugemens antérieurs, et reproduites dans ceux-ci, n’y sont plus exactement les mêmes, quoiqu’on les croie telles. Je puis donc actuellement sans craindre de paraître affirmer deux choses contradictoires, répéter ce que j’ai dit à la fin du chapitre précédent : " que bien que toutes " nos idées ne soient fautives et erronées " que par les jugemens qui s’y mêlent, " au point que nos idées simples dans " lesquelles il n’entre aucun jugement " sont absolument inaccessibles à l’erreur ; " cependant nos perceptions de rapport " sont en elles-mêmes et par elles-mêmes " comme toutes nos autres perceptions, " réelles, certaines, inaccessibles à l’erreur, " et véritablement et nécessairement " telles que nous les percevons, « par cela seul que nous les percevons » ; et j’en puis conclure avec assurance comme je l’ai avancé en même tems : " que la " fausseté de nos jugemens ne tient pas " à leur nature, mais à celle de nos souvenirs, " dont nous avons déjà vu les nombreuses " et fréquentes imperfections ; et " qu’ainsi après avoir reconnu d’abord " que les inexactitudes de nos idées viennent " de nos jugemens, nous sommes " obligés d’avouer ensuite qu’en définitif " elles viennent de nos souvenirs, " et que nos jugemens seraient nécessairement " justes si nos souvenirs étaient « exacts. » on est très-disposé à adopter cette conclusion quand on se rappelle que nous ne voyons jamais dans ce monde que nos propres perceptions, et que toutes nos connaissances ne consistent que dans les rapports que nous découvrons entr’elles ; car alors il paraît fort naturel que de se rappeler imparfaitement les perceptions que l’on a eues, suffise pour appercevoir entr’elles de faux rapports, et qu’il n’en faille pas davantage pour que nos jugemens subséquens ne soient pas des conséquences exactes de ce premier jugement, je suis sûr de ce que je sens. mais quand ensuite on fait réflexion que nous sommes entourés d’êtres auxquels nous accordons une existence réelle et indépendante de la nôtre, et que le sujet et le but de toutes nos recherches c’est toujours les modes et les propriétés de ces êtres, on a de la peine à concevoir comment nos idées peuvent être tout pour nous, et comment la seule imperfection du rappel de ces idées peut être la source de tous nos égaremens : et on est tenté de croire que nous nous sommes mépris non-seulement sur la cause de toute erreur, mais même sur celle de toute certitude, ou du moins de supposer, comme l’ont fait beaucoup de métaphysiciens, qu’il y a une grande différence entre ce qu’ils appellent idées de substances et idées archétypes,

(c’est-à-dire celles qui ont un modèle hors de nous et celles qui n’existent que dans notre entendement), que nous n’opérons pas sur les unes comme sur les autres, et que les causes de leur vérité et de leur fausseté ne sont pas les mêmes. Cependant ce n’est là qu’une illusion causée par deux dénominations impropres. Premièrement nous n’avons point d’ idées de substances. nous avons des idées d’êtres qui agissent sur notre vertu sentante ; mais nous ne connaissons ces êtres que par les impressions qu’ils nous font : ils ne consistent pour nous que dans ces impressions. Nous ne leur connaissons point de substance, et nous ne sommes point en droit de leur en supposer une, quelque sens que l’on veuille donner à ce mot, auquel on n’en a jamais assigné un bien net. Seulement nous savons que ces êtres sont autre chose que notre vertu sentante, puisqu’ils résistent à sa volonté ; et qu’ils en sont indépendans, puisque dans les tems mêmes où ils ne peuvent agir sur nous, ils peuvent produire et produisent en effet sur nos semblables des impressions pareilles à celles qu’ils nous ont faites. C’est en cela, et en cela uniquement, que consiste l’existence propre et réelle que nous leur reconnaissons, et à laquelle les idées que nous en avons doivent être conformes pour être justes. Secondement nous n’avons point non plus d’idées archétypes, si l’on entend par ce mot qu’elles soient l’original et le modèle d’un être quelconque, ou seulement qu’elles puissent et doivent être faites sans égard et sans relation à aucun être existant. Toutes celles auxquelles on donne ce nom à l’aventure, sont, comme nous l’avons vu, ou des idées d’êtres réels généralisées par des abstractions, ou celles de leurs modes et de leurs propriétés, formées puis généralisées par le même moyen, ou des idées composées sur celles-là, et en conséquence de celles-là. Toutes doivent donc être relatives à l’existence de ces êtres, et y puiser leurs premiers élémens. Or, comme le prouvent les exemples que nous avons tirés des idées or et logique,

il est également vrai pour les idées de ces deux espèces, que quand nous en portons un jugement, c’est-à-dire quand nous y voyons renfermée une seconde idée, elle y est réellement actuellement par cela seul que nous l’y voyons ; mais que pour que nous ayons raison d’y voir cette seconde idée, c’est-à-dire pour que la première soit réellement en ce moment telle qu’elle était quand nous l’avons employée dans d’autres combinaisons, il faut que cette seconde s’y trouvât déjà alors, ou du moins fût implicitement comprise dans quelques-unes de celles qui s’y trouvaient. Autrement le nouveau jugement est inconséquent et incohérent avec les jugemens qui l’ont précédé : et c’est là ce qui dans tous les cas le constitue faux. La seule différence qu’il y ait, non pas entre les idées de substances et les idées archétypes, puisqu’il n’en existe aucunes qui méritent ces noms, mais entre les idées directes des êtres et celles qui en sont abstraites, c’est que le modèle des premières étant toujours là, l’expérience peut à tout moment montrer si la nouvelle idée qu’on y reconnaît y est explicitement, ou implicitement, ou point du tout, au lieu que celles du second genre ne dérivant de ces modèles que par des déductions souvent longues et compliquées, il faut refaire péniblement et périlleusement toutes ces déductions pour acquérir la même certitude. D’où il arrive qu’il est beaucoup plus aisé de ne pas s’égarer en jugeant des idées des êtres qu’en jugeant des idées abstraites. Du reste dans les deux cas, c’est se faire une idée juste de nos jugemens que de les regarder, comme étant, ainsi que toutes nos autres perceptions, nécessairement certains pris isolément, mais pouvant seulement être faux par les relations de leurs sujets avec des perceptions antérieures ; et de conclure que tous leurs défauts viennent de l’imperfection de nos souvenirs, puisque leurs sujets sont toujours des souvenirs. Car on ne peut porter un jugement que d’une idée déjà faite, conçue, et existante dans l’esprit. Quand on en juge, on la modifie ; mais on ne la crée pas. Il est donc, ce me semble, bien prouvé théoriquement, non-seulement que le rappel imparfait de ce que nous avons senti est une grande cause d’erreur, mais même que nos erreurs ne peuvent pas avoir d’autre cause ; comme notre certitude ne peut pas en avoir d’autre, que la certitude de tout ce que nous sentons actuellement. Tel est en effet, je me permettrai de l’affirmer dès ce moment, le tableau fidèle de notre intelligence, et je dirai plus, celui de l’intelligence plus ou moins parfaite de tous les êtres sentans que nous pouvons concevoir. Ils ne sauraient différer quant à l’étendue des connaissances, que par le nombre et la perfection de leurs moyens de sentir ; et quant à la sûreté de ces mêmes connaissances, que par leur aptitude plus ou moins grande, à être sûrs que leur perception actuelle est exactement la même que la perception passée, dont ils la croient la représentation exacte. Cependant pour mieux nous assurer encore de ce grand fait, nous allons suivre historiquement la série de la génération de nos idées et de nos diverses manières d’en être affectés ; et si nous trouvons que cette seule observation suffit à rendre compte de tous les phénomènes des différens degrés de nos connaissances, et des différens modes de notre existence, nous ne pourrons plus douter qu’elle est puisée dans la nature, et qu’elle mérite toute notre confiance.