Lorsque Voltaire composa ses Éléments de la Philosophie newtonienne, presque tous les savants français étaient cartésiens : Maupertuis et Clairaut, tous deux géomètres, de l’Académie des sciences, mais alors très-jeunes, étaient presque les seuls newtoniens connus du public.
La prévention pour le cartésianisme était au point que le chancelier d’Aguesseau refusa un privilége à Voltaire. Quarante ans auparavant, la philosophie de Descartes était proscrite dans les écoles de Paris, et l’exemple de ce qui était arrivé n’avait point suffi pour apprendre que c’était en vain qu’on s’opposait aux progrès de la raison, et que, pour juger Newton comme Descartes, il aurait fallu du moins se mettre en état de les entendre.
L’ouvrage de Voltaire fut utile : il contribua à rendre la philosophie de Newton aussi intelligible qu’elle peut l’être pour ceux qui ne sont pas géomètres.
Il n’eut garde de chercher à relever ces Éléments par des ornements étrangers : seulement il y répandit des réflexions d’une philosophie juste et modérée, présentée d’une manière piquante, caractère commun à tous ses ouvrages.
Il s’éleva toujours contre l’abus de la plaisanterie dans les discussions de physique. L’ingénieux Fontenelle en avait donné l’exemple[2] ; Pluche et Castel en faisaient sentir l’abus[3]. Quelque temps après, Voltaire fut obligé de s’élever également contre un autre défaut plus grand peut-être, la manie d’écrire sur les sciences en prose poétique. Cet abus est plus dangereux. Les mauvaises plaisanteries de Castel ou de Pluche ne peuvent qu’amuser les colléges et y perpétuer quelques préjugés ; l’abus de l’éloquence, au contraire, peut suspendre les progrès de la philosophie.
Trois philosophes partageaient alors en Europe l’honneur d’y avoir rappelé les lumières, Descartes, Newton et Leibnitz ; et ceux qui n’avaient point approfondi les sciences plaçaient Malebranche presque sur la même ligne.
Descartes fut un très-grand géomètre. L’idée, si heureuse et si vaste, d’appliquer aux questions géométriques l’analyse générale des quantités, changea la face des mathématiques ; et cette gloire, il ne la partagea avec aucun des géomètres de son temps, qui cependant fut très-fécond en hommes doués d’un grand génie pour les mathématiques, tels que Cavalleri, Pascal, Fermat, et Wallis.
Quand même Descartes devrait à Snellius la connaissance de la loi fondamentale de la dioptrique, ce qui n’est rien moins que prouvé, cette découverte était restée absolument stérile entre les mains de Snellius ; et Descartes en tira la théorie des lunettes : on lui doit celle des miroirs et des verres, dont les surfaces seraient formées par des arcs de sections coniques. Il découvrit, indépendamment de Galilée, les lois générales du mouvement, et les développa mieux que lui ; il se trompa sur celles du choc des corps, mais il a imaginé le premier de les chercher, et il a montré quels principes on devait employer dans cette recherche. On lui doit surtout d’avoir banni de la physique tout ce qui ne pouvait se ramener à des causes mécaniques ou calculables, et de la philosophie l’usage de l’autorité.
Newton a l’honneur, unique jusqu’ici, d’avoir découvert une des lois générales de la nature ; et, quoique les recherches de Galilée sur le mouvement uniformément accéléré, celles de Huygens sur les forces centrales dans le cercle, et surtout la théorie des développées, qui permettait de considérer les éléments des courbes comme des arcs de cercle, lui eussent ouvert le chemin, cette découverte doit mettre sa gloire au-dessus de celle des philosophes ou des géomètres qui même auraient eu un génie égal au sien. Kepler n’avait trouvé que les lois du mouvement et des corps célestes ; et Newton trouva la loi générale de la nature dont ces règles dépendent. La découverte du calcul différentiel le place au premier rang des géomètres de son siècle ; et ses découvertes sur la lumière, à la tête de ceux qui ont cherché dans l’expérience le moyen de connaître les lois des phénomènes.
Leibnitz a disputé à Newton la gloire d’avoir trouvé le calcul différentiel ; et, en examinant les pièces de ce grand procès, on ne peut sans injustice refuser à Leibnitz au moins une égalité tout entière. Observons que ces deux grands hommes se contenteront de l’égalité, se rendirent justice, et que la dispute qui s’éleva entre eux fut l’ouvrage du zèle de leurs disciples. Le calcul des quantités exponentielles, la méthode de différencier sous le signe, plusieurs autres découvertes trouvées dans les lettres de Leibnitz, et auxquelles il semblait attacher peu d’importance, prouvent que, comme géomètre, il ne cédait pas en génie à Newton lui-même. Les idées sur la géométrie des situations, ses essais sur le jeu du solitaire, sont les premiers traits d’une science nouvelle qui peut être très-utile, mais qui n’a fait encore que peu de progrès, quoique de savants géomètres s’en soient occupés. Il fit peu en physique, quoiqu’il sût tous les faits connus de son temps, et même toutes les opinions des physiciens, parce qu’il ne songea point à faire des expériences nouvelles. Il est le premier qui ait imaginé une théorie générale de la terre, formée d’après les faits observés, et non d’après des dogmes de théologie ; et cet essai est fort supérieur à tout ce que l’on a fait depuis en ce genre.
Son génie embrassa toute l’étendue des connaissances humaines ; la métaphysique l’entraîna ; il crut pouvoir assigner les principes de convenance qui avaient présidé à la construction de l’univers. Selon lui, Dieu, par son essence même, est nécessité à ne point agir sans une raison suffisante, à conserver dans la nature la loi de continuité, à ne point produire deux êtres rigoureusement semblables, parce qu’il n’y aurait point de raison de leur existence ; puisqu’il est souverainement bon, l’univers doit être le meilleur des univers possibles ; souverainement sage, il règle cet univers par les lois les plus simples. Si tous les phénomènes peuvent se concevoir, en ne supposant que des substances simples, il ne faut pas en supposer de composées, ni par conséquent d’étendues, susceptibles d’une division indéfinie. Or des êtres simples, pourvu qu’on leur suppose une force active, sont susceptibles de produire tous les phénomènes de l’étendue, tous ceux que présentent les corps en mouvement.
Quelques êtres simples ont des idées : telles sont les âmes humaines. Tous seront donc susceptibles d’en avoir ; mais leurs idées seront distinctes ou confuses, selon l’ordre que ces êtres occupent dans l’univers. L’âme de Newton, l’élément d’un bloc de marbre, sont des substances de la même nature : l’une a des idées sublimes, l’autre n’en a que de confuses.
Cet élément, placé dans un autre lieu, par la suite des temps, peut devenir une âme raisonnable. Ce n’est point en vertu de sa nature que l’âme agit sur les monades qui composent le corps, et celles-ci sur l’âme ; mais, en vertu des lois éternelles, l’âme doit avoir certaines idées, les monades du corps certains mouvements. Ces deux suites de phénomènes peuvent être indépendantes l’une de l’autre : elles le sont donc, puisqu’une dépendance réelle est inutile à l’ordre de l’univers.
Ces idées sont grandes et vastes ; on ne peut qu’admirer le génie qui en a conçu l’ordre et l’ensemble ; mais il faut avouer qu’elles sont dénuées de preuves, que nous ne connaissons rien dans la nature, sinon la suite des faits qu’elle nous présente, et ces faits sont en trop petit nombre pour que nous puissions deviner le système général de l’univers. Du moment où nous sortons de nos idées abstraites et des vérités de définition pour examiner le tableau que présente la succession de nos idées, ce qui est pour nous l’univers, nous pouvons y trouver, avec plus ou moins de probabilité, un ordre constant dans chaque partie ; mais nous ne pouvons en saisir l’ensemble, et jamais, quelques progrès que nous fassions, nous ne le connaîtrons tout entier.
Leibnitz fut encore un publiciste profond, un savant jurisconsulte, un érudit du premier ordre. Il embrassa tout dans les sciences historiques, politiques, comme dans la métaphysique et dans les sciences naturelles ; partout il porte le même esprit, s’attachant à chercher des vérités générales, soumettant à un ordre systématique les objets les plus dépendants de l’opinion, et qui semblent s’y refuser le plus.
Malebranche ne fut qu’un disciple de Descartes ; supérieur à son maître lorsqu’il explique les erreurs des sens et de l’imagination, modèle plus parfait d’un style noble, simple, animé par le seul amour de la vérité, sans d’autres ornements que la grandeur ou la finesse des idées. Ce style, la seule éloquence qui convienne aux sciences, à des ouvrages faits pour éclairer les hommes, et non pour amuser la multitude, était celui de Bacon, de Descartes, de Leibnitz. Mais Malebranche, écrivant dans sa langue naturelle, et lorsque la langue et le goût étaient perfectionnés, peut seul, parmi les écrivains du siècle dernier, être regardé comme un modèle ; c’est là aujourd’hui presque tout son mérite, et la France, plus éclairée, ne le place plus à côté de Descartes, de Leibnitz, et de Newton.
Après ces grands hommes on admirait Kepler, qui découvrit les lois du mouvement des planètes ; Galilée, qui calcula les lois de la chute des corps et celles de leur mouvement dans la parabole, perfectionna les lunettes[4], découvrit les satellites de Jupiter et les phases de Vénus, établit le véritable système des corps célestes sur des fondements inébranlables, et fut persécuté par des théologiens ignorants, et par les jésuites, qui ne lui pardonnaient pas d’être un meilleur astronome que les professeurs du grand Gesù ; Huygens enfin, à qui l’on doit la théorie des forces centrales, qui conduisit à la méthode de calculer le mouvement dans les courbes, la découverte des centres d’oscillation, la théorie de l’art de mesurer le temps, la découverte de l’anneau de Saturne, et celle des lois du choc des corps. Il fut l’homme de son siècle qui, par la force et le genre de son génie, approcha le plus près de Newton, dont il a été le précurseur.
Voltaire rend ici justice à tous ces hommes illustres ; il respecte le génie de Descartes et de Leibnitz, le bien que Descartes a fait aux hommes, le service qu’il a rendu en délivrant l’esprit humain du joug de l’autorité, comme Newton et Locke le guérirent de la manie des systèmes ; mais il se permit d’attaquer Descartes et Leibnitz, et il y avait du courage dans un temps où la France était cartésienne, où les idées de Leibnitz régnaient en Allemagne et dans le Nord.
On doit regarder cet ouvrage comme un exposé des principales découvertes de Newton, très-clair et très-suffisant pour ceux qui ne veulent pas suivre des démonstrations et des détails d’expérience.
Lorsqu’il parut, il était utile aux savants mêmes ; il n’existait encore nulle part un tableau aussi précis de ces découvertes importantes ; la plupart des physiciens les combattaient sans les connaître. Voltaire a contribué plus que personne à la chute du cartésianisme dans les écoles, en rendant populaires les vérités nouvelles qui avaient détruit les erreurs de Descartes : et quand l’auteur d’Alzire daignait faire un livre élémentaire de physique, il avait droit à la reconnaissance de son pays, qu’il éclairait ; à celle des savants, qui ne devaient voir dans cet ouvrage qu’un hommage rendu aux sciences et à leur utilité par le premier homme de la littérature.
La réponse à quelques objections faites contre la Philosophie de Newton[5] prouve combien alors la philosophie de Newton était peu connue, et par conséquent combien l’entreprise de Voltaire était utile. Nous remarquerons que, dans la vieillesse de Voltaire et après sa mort, on a répété les mêmes objections : tant il est vrai qu’il n’avait plus alors pour ennemis que des hommes bien au-dessous de leur siècle.
- ↑ L’Avertissement des éditeurs de Kehl concerne tous les ouvrages de Voltaire sur la physique. Mais nous ne reproduisons ici que le passage relatif aux Éléments de la philosophie de Newton.
- ↑ Dans sa Pluralité des mondes.
- ↑ L’un, dans son Spectacle de la nature ; l’autre, dans son Clavecin oculaire.
- ↑ La lunette de théâtre est de son invention. Il la trouva en cherchant à reproduire la lunette astronomique, dont il avait appris la découverte récente et sans autre indication. (D.)
- ↑ Voir plus loin, année 1739.