Éléments de la philosophie de Newton/Édition Garnier/Partie 2/Chapitre 6

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CHAPITRE VI[1].
Des miroirs, des télescopes ; des raisons que les mathématiques donnent des mystères de la vision ; que ces raisons ne sont point suffisantes. — Miroir plan. Miroir convexe. Miroir concave. Explications géométriques de la vision. Nul rapport immédiat entre les règles d’optique et nos sensations. Exemple en preuve.

Les rayons qu’une puissance, jusqu’à nos jours inconnue, fait rejaillir à vos yeux de dessus la surface d’un miroir sans toucher à cette surface, et des pores de ce miroir sans toucher aux parties solides ; ces rayons, dis-je, retournent à vos yeux dans le même sens qu’ils sont arrivés à ce miroir. Si c’est votre visage que vous regardez, les rayons partis de votre visage parallèlement et en perpendiculaire sur le miroir y retournent de même qu’une balle qui rebondit perpendiculairement sur le plancher.

Si vous regardez dans ce miroir M (figure 11), un objet qui est à côté de vous comme A, il arrive aux rayons partis de cet objet la même chose qu’à une balle qui rebondirait en B, où est votre œil. C’est ce qu’on appelle l’angle d’incidence égal à l’angle de réflexion.

La ligne A C est la ligne d’incidence, la ligne C B est la ligne de réflexion. On sait assez, et le seul énoncé le démontre, que ces lignes forment des angles égaux sur la surface de la glace ; maintenant pourquoi ne vois-je l’objet ni en A, où il est, ni dans C, d’où viennent à mes yeux les rayons, mais en D, derrière le miroir même ?

La géométrie vous dira (figure 12) : C’est que l’angle d’incidence est égal à l’angle de réflexion ; c’est que votre œil en B rapporte l’objet en D ; c’est que les objets ne peuvent agir sur vous qu’en ligne droite, et que la ligne droite continuée dans votre œil B jusque derrière le miroir en D est aussi longue que la ligne A C et la ligne C B prises ensemble.

Enfin elle vous dira encore : Vous ne voyez jamais les objets que du point où les rayons commencent à diverger. Soit ce miroir M I.

Les faisceaux des rayons qui partent de chaque point de l’objet A commencent à diverger dès l’instant qu’ils partent de l’objet ; ils arrivent sur la surface du miroir : là chacun de ces rayons tombe, s’écarte, et se réfléchit vers l’œil. Cet œil les rapporte aux points D D, au bout des lignes droites, où ces mêmes rayons se rencontreraient ; mais, en se rencontrant aux points D D, ces rayons feraient la même chose qu’aux points A A : ils commenceraient à diverger ; donc vous voyez l’objet A A aux points D D.

Ces angles et ces lignes servent sans doute à vous donner une intelligence de cet artifice de la nature ; mais il s’en faut beaucoup qu’elles puissent vous apprendre la raison physique efficiente, pourquoi votre âme rapporte sans hésiter l’objet au delà du miroir à la même distance qu’il est au deçà. Ces lignes vous représentent ce qui arrive, mais elles ne vous apprennent point pourquoi cela arrive[2].

Si vous voulez savoir comment un miroir convexe diminue les objets, et comment un miroir concave les augmente, ces lignes d’incidence et de réflexion vous en rendront la même raison.

On vous dit : Ce cône de rayons qui diverge des points A (figure 13), et qui tombe sur ce miroir convexe, y fait des angles d’incidence égaux aux angles de réflexion, dont les lignes vont dans notre œil. Or ces angles sont plus petits que s’ils étaient tombés sur une surface plane : donc s’ils sont supposés passer en B, ils y convergeront bien plus tôt, donc l’objet qui serait en B B serait plus petit.

Or votre œil rapporte l’objet en B B aux points d’où les rayons commenceraient à diverger : donc l’objet doit vous paraître plus petit, comme il l’est en effet dans cette figure. Par la même raison qu’il paraît plus petit, il vous paraît plus près, puisqu’en effet les points où aboutiraient les rayons B B sont plus près du miroir que ne le sont les rayons A A.

Par la raison des contraires, vous devez voir les objets plus grands et plus éloignés dans un miroir concave, en plaçant l’objet assez près du miroir (figure 14).

Car les cônes des rayons A A venant à diverger sur le miroir aux points où ces rayons tombent, s’ils se réfléchissaient à travers ce miroir, ils ne se réuniraient qu’en B B : donc c’est en B B que vous les voyez. Or B B est plus grand et plus éloigné du miroir que n’est A A : donc vous verrez l’objet plus grand et plus loin.

Voilà en général ce qui se passe dans les rayons réfléchis à vos yeux ; et ce seul principe, que l’angle d’incidence est toujours égal à l’angle de réflexion, est le premier fondement de tous les mystères de la catoptrique.

Maintenant il s’agit de savoir comment les lunettes augmentent ces grandeurs et rapprochent ces distances ; enfin pourquoi, les objets se peignant renversés dans vos yeux, vous les voyez cependant comme ils sont.

À l’égard des grandeurs et des distances, voici ce que les mathématiques nous en apprendront. Plus un objet fera dans votre œil un grand angle, plus l’objet vous paraîtra grand : rien n’est plus simple. Cette ligne H K, que vous voyez à cent pas, trace un angle dans l’œil A (figure 15) ; à deux cents pas, elle trace un angle la moitié plus petit dans l’œil B (figure 16). Or l’angle qui se forme dans votre rétine, et dont votre rétine est la base, est comme l’angle dont l’objet est la base. Ce sont des angles opposés au sommet : donc par les premières notions des éléments de la géométrie ils sont égaux ; donc si l’angle formé dans l’œil A est double de l’angle formé dans l’œil B, cet objet doit paraître une fois plus grand à l’œil A qu’à l’œil B.

Maintenant, pour que l’œil étant en B voie l’objet aussi grand que le voit l’œil en A, il faut faire en sorte que cet œil B reçoive un angle aussi grand que celui de l’œil A, qui est une fois plus près. Les verres d’un télescope feront cet effet (figure 17).

Ne mettons ici qu’un seul verre pour plus de facilité, et faisons abstraction des autres effets de plusieurs verres. L’objet H K envoie ses rayons à ce verre. Ils se réunissent à quelque distance du verre. Concevons un verre taillé de sorte que ces rayons se croisent pour aller former dans l’œil en C un angle aussi grand que celui de l’œil en A : alors l’œil, nous dit-on, juge par cet angle. Il voit donc alors l’objet de la même grandeur que le voit l’œil en A. Mais en A, il le voit à cent pas de distance : donc en C, recevant le même angle, il le verra encore à cent pas de distance. Tout l’effet des verres de lunettes multipliés, et des télescopes divers, et des microscopes qui agrandissent les objets, consiste donc à faire voir les choses sous un plus grand angle. L’objet A B (figure 18) est vu par le moyen de ce verre sous l’angle D C D, qui est bien plus grand que l’angle A C B.

Vous demandez encore aux règles d’optique pourquoi vous voyez les objets dans leur situation, quoiqu’ils se peignent renversés sur notre rétine ?

Le rayon qui part de la tête de cet homme A (figure 19) vient au point inférieur de votre rétine A ; ses pieds B sont vus par les rayons B B, au point supérieur de votre rétine B. Ainsi cet homme est peint réellement la tête en bas et les pieds en haut au fond de vos yeux. Pourquoi donc ne voyez-vous pas cet homme renversé, mais droit, et tel qu’il est !

Pour résoudre cette question, on se sert de la comparaison de l’aveugle qui tient des bâtons croisés avec lesquels il devine très-bien la position des objets.

Car le point qui est à gauche, étant senti par la main droite à l’aide du bâton, il le juge aussitôt à gauche ; et le point que sa main gauche a senti par l’entremise de l’autre bâton, il le juge à droite sans se tromper.

Tous les maîtres d’optique nous disent donc que la partie inférieure de l’œil rapporte tout d’un coup sa sensation à la partie supérieure de l’objet, et que la partie supérieure de la rétine rapporte aussi naturellement la sensation à la partie inférieure ; ainsi on voit l’objet dans sa situation véritable[3].

Mais quand vous aurez connu parfaitement tous ces angles, et toutes ces lignes mathématiques, par lesquelles on suit le chemin de la lumière jusqu’au fond de l’œil, ne croyez pas pour cela savoir comment vous apercevez les grandeurs, les distances, les situations des choses. Les proportions géométriques de ces angles et de ces lignes sont justes, il est vrai ; mais il n’y a pas plus de rapport entre elles et nos sensations qu’entre le son que nous entendons et la grandeur, la distance, la situation de la chose entendue. Par le son, mon oreille est frappée ; j’entends des tons, et rien de plus. Par la vue, mon œil est ébranlé ; je vois des couleurs, et rien de plus. Non-seulement les proportions de ces angles et de ces lignes ne peuvent en aucune manière être la cause immédiate du jugement que je forme des objets, mais en plusieurs cas ces proportions ne s’accordent point du tout avec la façon dont nous voyons les objets.

Par exemple, un homme vu à quatre pas, et à huit pas, est vu de même grandeur. Cependant l’image de cet homme, à quatre pas, est, à très-peu de chose près, double dans votre œil de celle qu’il y trace à huit pas. Les angles sont différents, et vous voyez l’objet toujours également grand ; donc il est évident par ce seul exemple, choisi entre plusieurs, que ces angles et ces lignes ne sont point du tout la cause immédiate de la manière dont nous voyons.

Avant donc que de continuer les recherches que nous avons commencées sur la lumière, et sur les lois mécaniques de la nature, vous m’ordonnez de dire ici comment les idées des distances, des grandeurs, des situations, des objets, sont reçues dans notre âme. Cet examen nous fournira quelque chose de nouveau et de vrai : c’est la seule excuse d’un livre.


  1. Les chapitres iv et v qui précèdent, n’étant pas dans l’édition de 1756, ni dans ses réimpressions, ce qui forme ici les chapitres vi-xi faisait les chapitres iv-ix. (B.)
  2. Cette explication montre que nous voyons l’objet A A précisément comme nous verrions un objet semblable placé en D D, s’il n’y avait point de miroir. Nous le rapportons donc à ce point, parce que l’impression est la même que si nous l’y voyions réellement. Ce secret jugement de l’âme, qui nous fait conclure le lieu des objets de l’impression qu’ils font sur nos sens, a été formé d’après la vision directe ; et c’est par conséquent comme si elle l’était toujours que nous devons juger. (K.)
  3. M. l’abbé Rochon a prouvé rigoureusement par l’expérience que, suivant la conjecture ingénieuse de M. d’Alembert, nous voyons les objets dans la direction de la perpendiculaire menée de l’objet au fond de l’œil : d’où il résulte que nous devons rapporter en haut l’objet dont l’image est tracée dans le bas de l’œil, et en bas celui dont l’image est tracée dans le haut de l’œil. Le jugement de l’âme n’est donc pas nécessaire pour redresser les images des objets, quoiqu’il puisse l’être pour nous apprendre à les rapporter en général à un lieu de l’espace (K.)