Éléments de paléographie/I/1/2

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CHAPITRE II

de l’ère chrétienne et des ères de la passion et de l’ascension.

L’ère de J. C. est celle des Latins. Les Grecs et les Orientaux ne l’employaient guère dans leurs actes publics. L’usage de l’ère chrétienne a été introduit en Italie au vie siècle par Denys le Petit, et en France au plus tôt dans le cours du viie siècle[1].

Comme les auteurs qui ont fait usage de l’ère chrétienne ne s’accordent pas sur la manière de commencer l’année, il est important de connaître les différents systèmes qui ont été suivis à cet égard, pour en expliquer les contradictions apparentes[2].

Les uns commençaient, comme nous, l’année au 1er janvier, jour de la Circoncision ; d’autres prenaient pour point de départ la naissance de J. C, c’est-à-dire le 25 décembre ; d’autres, enfin, le jour de la Conception, qui est le 25 mars. Mais ces derniers variaient entre eux d’une année entière, en sorte que les uns comptaient l’an 1000 du 25 mars 999 au 24 mars 1000 (c’est ce qu’on appelle le calcul pisan) ; les autres, du 25 mars 1000 au 24 mars 1001 (c’est ce qu’on appelle le calcul florentin)[3]. Les trois systèmes que nous venons de rapporter avaient du moins cet avantage que les différentes années étaient d’une égale durée. Au contraire, cette durée n’avait rien de fixe suivant un autre usage qui consistait à ouvrir l’année avec la fête de Pâques. Il y a, en effet, entre deux Pâques consécutives, tantôt moins de douze mois, tantôt plus, puisque les points extrêmes entre lesquels cette fête peut varier sont le 22 mars et le 25 avril. Une même année pouvait donc avoir deux mois d’avril presque complets. En 1347, par exemple, Pâques tomba le 1er avril, et l’année suivante cette fête n’arriva que le 20 avril. On risque donc de commettre une année d’erreur pour tous les actes datés des dix-neuf premiers jours d’avril 1347, et qui n’indiquent pas auquel des deux mois d’avril la date appartient. On ne peut préciser l’époque à laquelle remonte l’usage de commencer l’année avec Pâques, mais on sait qu’il existait déjà au vie siècle, et qu’il a duré jusqu’à l’édit de Charles IX, donné au mois de janvier 1563. Cet édit, qui fixe au 1er janvier le commencement de l’année, fut adopté par le parlement de Paris en 1567. La Hollande et l’Allemagne avaient devancé la France dans cette réforme. Mais l’église de Beauvais ne s’y conforma qu’en 1580. Il faut donc, même pour les temps postérieurs à l’édit de Charles IX, consulter les usages des localités. Si l’on avait toujours attaché un sens rigoureux aux différentes expressions dont on s’est servi pour désigner les années de l’ère chrétienne, il serait facile de reconnaître à quelle époque répondait le commencement de l’année dans les dates qui renferment les formules anno à Nativitate, anno Incarnationisou Trabeationis[4], anno Circoncisionis. L’ère de la Nativité commencerait nécessairement au 25 décembre, celle de l’Incarnation au 25 mars, et celle de la Circoncision au 1er janvier. Mais on a souvent confondu l’ère de la Nativité avec celle de l’Incarnation, en sorte que la plupart du temps les formules de dates qui renferment ces mots ne signifient rien de plus que les formules anno Domini, anno Gratiæ[5]. Ce dernier terme, devenu si ordinaire dans les derniers siècles, se rencontre pour la première fois peut-être dans un acte de 1132[6]. C’est à partir du pontificat d’Alexandre II que les papes se servirent invariablement du terme d’incarnation dans les dates. Avant lui, on employait ordinairement la formule anno Domini.

Une bulle d’Urbain II, citée par les Bénédictins, est datée à la fois de l’an de l’Incarnation 1098, selon Denys, et de l’an 1121, secundum certiorem Evangelii probationem. Cette ère évangélique se retrouve aussi dans les principaux historiens de l’époque. On voit qu’elle précédait l’ère vulgaire de vingt-trois ans.

Enfin, on a daté aussi de l’année de la Passion, et comme les auteurs ne s’accordent pas entre eux sur la question de savoir si J. C. est mort à 32, à 33 ou à 34 ans, ce dernier système peut présenter une différence de deux ans avec la chronologie généralement adoptée. N’oublions pas non plus de faire remarquer, avec les auteurs de l’Art de vérifier les dates, que l’année de la Passion a été confondue quelquefois avec celle de l’Incarnation. Comme il en résulte alors une différence de plus de trente ans, il doit être facile en général de rectifier une erreur aussi considérable[7].

Quant à l’ère de l’Ascension, elle n’a été employée que par l’auteur de la Chronique d’Alexandrie. Nous nous contenterons d’avertir qu’elle a commencé avec l’an 39 de J. C.

À ces courtes indications ajoutons une dernière remarque : c’est que les différentes manières de commencer l’année ont été simultanément employées, non-seulement dans un même pays, mais encore dans un même corps d’ouvrage. En effet, les compilateurs composaient souvent leurs chroniques en copiant sans discernement des auteurs qui n’avaient pas suivi le même système de chronologie, et ils accumulaient ainsi des dates contradictoires dans la forme, quoiqu’au fond il soit presque toujours possible de les concilier. Mais comme toutes ces variations ne peuvent être indiquées dans des tableaux chronologiques, il faudra, quand on consultera ceux qui sont renfermés dans cet ouvrage, ne pas oublier que les années de l’ère chrétienne y sont calculées d’après la méthode qui est aujourd’hui universellement adoptée, c’est-à-dire que le commencement de ces années a été fixé uniformément au 1er janvier. Or ces années, que l’on peut appeler années normales, sont souvent en désaccord

avec la chronologie des anciens monuments historiques. Pour résoudre les difficultés qui résultent de la différence de ces calculs, il est indispensable de se graver dans la mémoire l’observation suivante qui résume ce qui a été dit de plus essentiel dans ce chapitre sur les divers commencements de l’année :


Un fait appartenant par exemple à l’une des années normales….. 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19
s’il est antérieur au 25 mars ou au jour de Pâques, peut aussi être daté de l’une de ces années….. 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18
et s’il est postérieur au 24 décembre ou même au 24 mars[8], il peut être daté aussi de l’une des années…… 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20
  1. La date de l’Incarnation ne se montre que très-rarement dans les actes pontificaux du viie siècle. Elle se trouve, pour la première fois peut-être, dans une bulle de Boniface IV, où elle est employée d’une manière fautive ; et dans une bulle de Théodore, où l’on suppose qu’elle a été ajoutée après coup. Au ixe siècle, on en rencontre déjà plusieurs exemples qu’on ne doit pas suspecter. À la fin du xe, elle devient plus ordinaire ; l’usage s’en affermit sous Léon IX. Quelques remarque plus spéciales sur l’emploi de cette date se rattachent à la distinction des différentes espèces de bulles : elles ne peuvent trouver ici leur place. Les rois d’Angleterre commencèrent dès le viie siècle à dater de l’Incarnation. Au viiie, cette date figurait en France dans presque tous les actes ecclésiastiques, et dans un grand nombre de chartes particulières. Charlemagne est le premier de nos rois qui l’ait employée ; encore ne le fit-il que rarement. Elle devient plus ordinaire dans les diplômes de Charles le Gros. Quoique généralement adoptée en Europe au xe siècle, elle ne parut en Espagne qu’au siècle suivant, sans cependant qu’elle ait été suivie uniformément avant le milieu du xive ; d’un autre côté, les rois de Portugal ne commencèrent à l’employer que vers le commencement du xve siècle. Enfin elle ne devint d’un usage ordinaire chez les chrétiens d’Orient que depuis la prise de Constantinople.
  2. Nous ne parlons pas des discussions qui ont été élevées sur la véritable époque de la naissance de Notre-Seigneur, parce qu’elles ont pour but, non d’expliquer, mais de réformer la chronologie qui a été suivie jusqu’à nos jours. Suivant notre ère vulgaire, Jésus-Christ est né l’an 753 de la fondation de Rome ; et, suivant les plus habiles chronologistes, il serait né cinq années plus tôt, c’est-à-dire en l’an de Rome 748.
  3. Nous devons avertir que Grégoire de Tours et d’autres écrivains du vie et du viie siècle ont quelquefois commencé l’année avec le mois de mars, comme les premiers Romains du temps de Romulus. Mais Grégoire de Tours ne suivait pas toujours ce calcul, puisque, après avoir appelé le mois de juillet le cinquième mois, il donne le même nom au mois de mai. Voy. liv. IV, chap. iv et xxxv. Enfin on trouve dans une lettre du clergé de Liège au clergé de Trêves l’exemple d’un commencement d’année fixé au 18 mars.
  4. Le mot trabeatio s’explique par trabea carnis indutus, et doit être regardé comme synonyme d’incarnatio.
  5. Les variations sur la manière de commencer l'année furent si fréquentes qu'il serait impossible d’établir à cet égard des règles générales. On a préféré donner quelques indications pour chacun des empereurs, rois, papes, etc. Voyez la liste alphabétique des papes, des empereurs, etc.
  6. Dans les actes en langue vulgaire, on exprime souvent la date de l’ère chrétienne par cette formule : Quant li miliaire ou miliare corroit oar mil e dous cens e quatrevinz e neuf.
  7. Plusieurs chartes renferment aussi des dates incomplètes, et n’expriment, par exemple dans l’année 1347, que le nombre 347, ou même elles suppriment les centaines. Nous ferons aussi observer en passant qu’à partir du xie siècle, on datait quelquefois, surtout en Italie, de tant d’années après l’an mil, post mille.
  8. Voyez ce qu’on a dit plus haut sur le calcul pisan. Ce calcul a été suivi également pour les années dont on prenait le commencement à Pâques ; en sorte que, Pâques étant tombé le 22 mars de 1136, on a pu dater de 1137 les actes postérieurs au 21 mars. Enfin, on a anticipé d’une année entière, comme le prouve une bulle de Pascal II, qui est datée du 14 février 1105, quoique les autres notes chronologiques de cet acte ne conviennent qu’à l’année 1102