Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 10

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CHAPITRE X

DE L’IMAGINATION

En définissant l’imagination comme une perception fausse, on met l’accent sur ce qui importe peut-être le plus. Car on serait tenté de considérer l’imagination comme un jeu intérieur, et de la pensée avec elle-même, jeu libre et sans objet réel. Ainsi on laisserait échapper ce qui importe le plus, à savoir le rapport de l’imagination aux états et aux mouvements de notre corps. Le pouvoir d’imaginer doit être considéré dans la perception d’abord, lorsque, d’après des données nettement saisies, nous nous risquons à deviner beaucoup. Et il est assez clair que la perception ne se distingue alors de l’imagination que par une liaison de toutes nos expériences, et une vérification à chaque instant de toutes nos anticipations. Mais, dans la perception la plus rigoureuse, l’imagination circule toujours ; à chaque instant elle se montre et elle est éliminée, par une enquête prompte, par un petit changement de l’observateur, par un jugement ferme enfin. Le prix de ce jugement ferme qui exorcise apparaît surtout dans le jeu des passions, par exemple la nuit, quand la peur nous guette. Et même, dans le grand jour, les dieux courent d’arbre en arbre. Cela se comprend bien ; nous sommes si lestes à juger, et sur de si faibles indices, que notre perception vraie est une lutte continuelle contre des erreurs voltigeantes. On voit qu’il ne faut pas chercher bien loin la source de nos rêveries.

Mais il arrive souvent aussi que ce sont les organes de nos sens qui par eux-mêmes fournissent matière à nos inventions. Par eux-mêmes, entendons-le bien ; notre corps ne cesse jamais d’être modifié de mille manières par les causes extérieures ; mais il faut bien remarquer aussi que l’état de nos organes et les mouvements mêmes de la vie fournissent des impressions faibles, assez frappantes dans le silence des autres. C’est ainsi que le sang fiévreux bourdonne dans les oreilles, que la bouche sent une amertume, que des frissons et des fourmillements courent sur notre peau. Il n’en faut pas plus pour que nous nous représentions des objets pendant un court instant ; et c’est proprement ce que l’on appelle rêver.

Enfin souvent nous cherchons ou plutôt nous forgeons des images, par nos mouvements. Ici la vue ne joue qu’un rôle effacé, si ce n’est que nos gestes ou mieux notre crayon dessinent des formes que nos yeux suivent, ou bien encore que de vifs mouvements des yeux brouillent les perceptions réelles et font courir des dieux. L’ouïe est bien plus directement modifiée par nos paroles ; notre parole est un objet réel, que nous percevons, même si nous parlons à voix basse. Surtout le sens du toucher se donne à lui-même des impressions par chacun de nos mouvements ; je puis m’enchaîner, m’étrangler, me frapper moi-même ; et ces fortes impressions ne sont sans doute pas les moindres preuves dans le délire des fous. On aperçoit ici la liaison de l’imagination aux passions. Celui qui s’enfuit perçoit mal toutes choses, devine encore plus mal ce qui se passe derrière lui, redouble par son action désordonnée les mouvements du cœur et des poumons, éveille les échos par sa course. Tout mouvement déréglé trouble l’univers perçu. Ainsi nous sommes conservateurs et architectes de ce monde continuellement, comme aussi inventeurs de démons et de fausses preuves dès que nous nous abandonnons aux mouvements convulsifs. Au reste l’univers est assez riche pour fournir toujours quelque ombre d’objet à nos égarements. Et dans tout fait d’imagination on retrouvera toujours trois espèces de causes, le monde extérieur, l’état du corps, les mouvements. Toutefois il n’est pas mauvais de distinguer trois espèces d’imagination. D’abord l’imagination réglée, qui ne se trompe que par trop d’audace, mais toujours selon une méthode et sous le contrôle de l’expérience ; telles sont les réflexions d’un policier sur des empreintes ou sur un peu de poussière ; telle est l’erreur du chasseur qui tue son chien. L’autre imagination qui se détourne des choses et ferme les yeux, attentive surtout aux mouvements de la vie et aux faibles impressions qui en résultent, pourrait être appelée la fantaisie. Elle ne se mêle point aux choses, comme fait la réglée ; le réveil est brusque alors et total, au lieu que dans l’imagination réglée le réveil est de chaque instant. Enfin l’imagination passionnée se définirait surtout par les mouvements convulsifs et la vocifération.

Il existe aussi une imagination réglée, mais en un autre sens, et qui participe des trois, c’est l’imagination poétique dont nous traiterons plus tard. Considérez seulement ici comment le poète cherche l’inspiration, tantôt percevant les choses, mais sans géométrie, tantôt somnolant, tantôt gesticulant et vociférant. D’autres poésies, comme architecture et peinture, prennent plus à l’objet, d’autres, comme la danse et la musique prennent toute leur matière dans le corps même du sujet. Mais l’art dépend aussi des passions et surtout des cérémonies ; il n’est donc pas à propos d’y insister maintenant.