Éléments de philosophie (Alain)/Livre I/Chapitre 9

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CHAPITRE IX

DE L’OBJET

Lorsque Démocrite voulait soutenir que le soleil et la lune sont véritablement comme nous les voyons, grands comme ils ont l’air d’être, et à la distance où nous croyons les voir, il savait bien à quoi sa doctrine l’obligeait. Nul ne peut être assuré d’échapper aux aventures, dès qu’il s’embarque. Il est admis communément aujourd’hui, même pour ceux qui n’en connaissent pas bien les preuves, que le soleil est fort éloigné de nous, beaucoup plus que la lune, et donc qu’il est beaucoup plus gros que la lune, quoique leurs grandeurs apparentes soient à peu près les mêmes, comme cela est sensible dans les éclipses. On ne peut donc soutenir que l’objet que nous appelons soleil, le vrai soleil, soit cette boule éblouissante ; autant vaudrait dire que le vrai soleil est cette douleur de l’œil quand nous le regardons imprudemment. Il faut donc rechercher comment on est arrivé à poser ce vrai soleil, que personne ne peut voir ni imaginer, pas plus que je ne puis voir le cube que je sais pourtant être un cube. J’en vois des signes, comme je vois des signes du vrai soleil ; et, parmi les signes du vrai soleil, de sa grandeur, de son mouvement apparent et de son mouvement vrai, l’ombre tournante d’un bâton n’importe pas moins que le disque de l’astre vu à travers les lunettes noircies. En sorte que le vrai soleil est aussi bien déterminé, et quelquefois mieux, par un de ces signes que par l’autre. On voit ici qu’un objet est déterminé par ses rapports à d’autres, et au fond à tous les autres. Un objet considéré seul n’est point vrai, ou pour parler autrement, il n’est point objet. C’est dire qu’un objet consiste dans un système de rapports indivisibles, ou encore que l’objet est pensé, et non pas senti. Si vous méditez de nouveau sur l’exemple du cube, qui est parmi les plus simples, vous comprendrez bien le paradoxe que Démocrite tentait vainement de repousser.

Honnêtement, il faut décrire le monde comme on le voit ; et ce n’est pas simple, car on ne le voit pas comme on le sent ; et chacun sait bien qu’il n’est pas non plus comme on le voit. Changez de place, faites le tour de cet homme, son image sera toujours une tache sombre, et la terre sera toujours une couleur plus claire qui le circonscrit. Mais vous savez bien qu’il est autre chose, qu’il s’agit de déterminer d’après ces signes-là et d’autres. Et ceux qui voudraient dire que c’est le toucher qui est juge ne gagnent rien ; car ils ne diront pas que cet homme est cette impression sur ma main, et puis cette autre, et puis cette autre. Nous savons au contraire qu’il n’a pas tant changé par un simple mouvement de ma main ; et en somme il faut bien que nous réunissions ces apparences en système, jusqu’à dire que ces mille aspects nous font connaître le même homme. C’est tout à fait de la même manière que je décide, quand je danse au clair de lune, que ce n’est pas la lune qui danse. Un petit pâtre sait cela, et déjà par science.

Les anciens astronomes pensaient que l’étoile du matin et l’étoile du soir étaient deux astres différents. C’est que Vénus, planète plus rapprochée du soleil que nous, ne fait pas son tour du ciel comme les autres. Ainsi, faute de connaître les rapports convenables, ils n’arrivaient point à relier ensemble ces deux systèmes d’apparences, comme nous faisons aujourd’hui. Il est utile à ce sujet de comparer les différents systèmes astronomiques ; on y voit par quelle méthode on retrouve un seul objet sous l’apparence de plusieurs, par l’invention d’un mouvement convenable des objets mêmes et aussi de l’observateur. Mais ce n’est pas par d’autres méthodes que j’arrive à savoir si c’est mon train qui se met en marche, ou l’autre. Et il m’arrive de penser : « Voici l’hirondelle qui est revenue », quand je n’ai vu pourtant qu’une ombre sur le ciel près de la grange souterraine où je sais qu’elle a son nid tous les ans. Supposition fort étendue, et fausse sans doute en partie, car il se peut que ce ne soit pas la même hirondelle. Toutefois on y voit à plein comment l’entendement construit ses systèmes et détermine les vrais objets.

Ainsi demander pourquoi avec deux yeux on ne voit qu’un objet, c’est trop peu demander. Il faut demander pourquoi avec deux mains on ne touche qu’un cube, pourquoi l’on dit que l’on touche l’objet même que l’on voit, que l’on entend, que l’on flaire, que l’on goûte ; car ce seraient bien autant d’objets, et très différents si l’on s’en tenait aux apparences. Par ces remarques se définit, il me semble, peu à peu, cet étrange pouvoir de penser que la plupart des hommes veulent reconnaître seulement dans les discours bien faits que l’on tient aux autres ou à soi-même. On aperçoit déjà que les esprits pensent un monde commun d’après les apparences où chacun se trouve d’abord seul, et où le fou passe toute sa vie.